Projet très ambitieux que celui d’Alain Brassart : passer le cinéma français en revue pour y suivre l’évolution de la représentation de l’homosexualité. Son approche sociologique pourra frustrer tous ceux qui attendaient un ouvrage sur la question des genres dans le cadre du cinéma français. Reste que l’auteur a le grand mérite de s’attaquer à des cinéastes ou des acteurs que l’on attendait certainement pas sur une telle question. Une curiosité.
Depuis la consécration des ouvrages de Judith Buttler sur la question des genres au début des années 1990, de nombreux travaux ont nourri une réflexion plutôt passionnante sur les identités sexuelles dans les pays anglo-saxons. Jusqu’ici, le cinéma n’a fait que trop rarement l’objet d’études approfondies même si dans les années 1980 et 1990, bon nombre d’auteurs – souvent militants pour la cause homosexuelle – ont offert une relecture passionnante des grands classiques du cinéma américain, de Rebecca à Gilda en passant par La Fureur de vivre et autres Rivière rouge. Le documentaire The Celluloid Closet associait justement extraits de films réinterprétés pour l’occasion et témoignages – plutôt anecdotiques – de cinéastes, d’auteurs et d’acteurs. Dans ce type d’exercice, le risque est bien évidemment de tomber dans la surinterprétation ou encore de prêter aux œuvres un sens que n’a pas cherché à donner le réalisateur. L’enjeu est donc de poser dorénavant les bases d’une réflexion esthétique capable de remettre en cause la question des genres, de proposer des pistes de lecture libérées d’un militantisme qui cherche trop souvent à se réapproprier les codes.
La tâche d’Alain Brassart n’était donc pas aisée dans la mesure où l’on a très peu écrit sur la question de l’homosexualité dans le cinéma français. Il y avait donc un travail de défrichage particulièrement conséquent puisque l’auteur s’est posé pour objectif de partir du cinéma des années 1930 pour rejoindre nos contemporains pour lesquels la question de la visibilité des homosexuels se pose forcément différemment. Le premier intérêt de l’ouvrage est donc de s’intéresser à deux réalisateurs – Marcel Carné et Jean Grémillon – parfois malmenés par la critique contemporaine qui n’y voit que des films marqués par le temps mais surtout une esthétique « qualité française ». Leurs œuvres bénéficient donc d’un éclairage différent. Si la question de l’homosexualité est presque inexistante dans leurs films, il est souvent question d’homo-érotisme et d’une remise en cause évidente des comportements virils (on pense notamment au personnage du mime dans Les Enfants du paradis). Pour justifier son approche, l’auteur estime qu’il est important que le lecteur sache que Carné était homosexuel mais se cachait (à la différence de Jean Cocteau qui l’assumait ouvertement) et que Grémillon était bisexuel. Une révélation qui pourra pourtant laisser sceptiques ceux qui souhaitent que l’on s’en tienne uniquement à ce qui existe dans le film.
Ainsi, l’auteur traverse les décennies et scrute l’évolution des mœurs, leurs contradictions également. Il s’intéresse aux carrières respectives d’Alain Delon et de Jean-Paul Belmondo, souvent associés et pourtant très différents dans ce qu’ils incarnaient. Massart analyse en quoi le premier a, dès ses premiers films, permis une remise en question des codes d’une certaine virilité tandis que le second a fait l’objet d’une érotisation de son corps, notamment dans les films de Godard, À bout de souffle et Pierrot le fou. Là, où l’ouvrage quitte totalement le domaine de la réflexion esthétique pour se réfugier dans la sociologie, c’est lorsque Massart s’interroge sur l’émergence d’homosexuels caricaturaux dans le cinéma français, notamment dans La Cage aux folles ou Tenue de soirée. Avec une évidente acuité, l’auteur s’interroge sur les discours contradictoires qui ont accompagné la sortie de ces films en salle : d’un côté, ces films participaient à une nouvelle visibilité d»une minorité tout en reconduisant certains clichés capables de rassurer les plus réfractaires. Pour rendre compte de la réception des films, Alain Massart passe en revue les critiques écrites à l’époque. L’exercice tombe souvent dans le systématisme, d’autant plus que les critiques sont loin d’être le reflet de la pensée populaire.
Plus intéressante, sa réflexion sur les cinéastes gays contemporains s’interroge sur les différences à faire entre les univers de Téchiné, d’Ozon, de Chéreau ou du couple Ducastel & Martineau. Là où l’on tend parfois à les mettre tous dans le même sac (amours homosexuels contrariés, drame du sida qui atteint les uns en épargnant les autres), Massart a l’intelligence de mettre en lumière ce qui distingue très clairement ces cinéastes. Portraits féminins positifs pour les uns (Téchiné, Ducastel & Martineau), négatifs pour les autres (Chéreau et dans une moindre mesure Ozon), sexualité glauque (Chéreau) ou sensorielle (Téchiné), le sida devient même une source de divergence : sexe morbide (Chéreau), mélancolie (Téchiné), voire même euphorie (Ducastel & Martineau). Bénéficiant d’une nouvelle image, les personnages homosexuels continuent d’envahir le cinéma populaire, souvent pour le pire, à travers des comédies comme Pédale douce, Chouchou où l’on continue de faire des amalgames entre travestissement et homosexualité. L’auteur revient également sur le cas de Gazon maudit, grand succès public en 1994 et bien plus subversif que ne le laisse imaginer le portrait stéréotypé de la camionneuse incarnée par Josiane Balasko.
Cet ouvrage répond donc à un manque dans la réflexion sur la représentation de l’homosexualité dans le cinéma français. Reste que la question du personnage homosexuel reste toujours discutable dans la mesure où la remise en cause des genres dépassent bien souvent la présence de cas identifiable par le grand public ou la simple tendance du réalisateur du film. Peut-être symptomatique du cinéma français qui, contrairement au cinéma américain, n’a pas su faire exister des films réalisés par des hétérosexuels et capables de proposer une esthétique « camp » (on pense notamment à Douglas Sirk pour ses couleurs flamboyantes et l’artificialité des décors), l’ouvrage d’Alain Massart doit être le début d’une réflexion nécessaire sur cette question.