1934 – 1939 : « l’âge d’or du cinéma français ». L’intitulé de la grande rétrospective engagée par le Reflet Médicis depuis le 22 février mérite qu’on s’y arrête. Définir un « âge d’or » est toujours difficile. Est-ce à dire que le cinéma français n’a pas fait mieux ni avant, ni surtout après cette période ? La Nouvelle Vague n’est-elle qu’un incident dans l’histoire ? Alors que le cinéma a fêté son centenaire en 1995, doit-on se contenter en France de cinq petites années de richesse ? Et pourquoi 1934 et non 1930 ? Pourquoi inclure César, le dernier volet de la trilogie marseillaise de Pagnol et non Marius et Fanny ? 1934 est effectivement une date capitale de l’Histoire de France : apparition du Front Populaire et victoire de la gauche unie deux ans plus tard. Mais le Front Populaire explose dès 1937. Alors, pourquoi 1939 ? Parce qu’il serait mal venu de faire poursuivre l’âge d’or du cinéma français pendant les années sombres de l’Occupation ? N’a-t-on pas encore dépassé ce débat ? Il est pourtant connu et reconnu depuis longtemps que même exposé à la censure nazie, le cinéma français continua à vivre pendant la guerre. (ce que le Reflet Médicis prouva d’ailleurs il y a deux ans par une belle rétrospective du cinéma français sous l’Occupation). Les limites ont leurs propres limites. Difficile de se contenter d’une rétrospective qui n’inclut ni Les Enfants du Paradis, ni La Belle et la Bête, ni Casque d’Or, trois des plus importants chefs d’œuvre de la cinéphilie française, tous trois réalisés vers la fin de la guerre. Mais ne boudons pas notre plaisir : car si la rétrospective a peu de sens dans son intitulé, les films restent. Et plus d’une perle attend le cinéphile au bout du chemin.
Introduction
Les années 1930, années fastes du cinéma français. Acteurs, scénaristes, réalisateurs, sans oublier chef op’ et compositeurs conjuguent leur talent pour produire les chefs d’œuvre qu’on connaît : Le Quai des brumes, La Grande Illusion, La Règle du jeu, La Kermesse héroïque, etc. Grâce à l’invention du cinéma parlant, Pagnol et Guitry font des merveilles du « théâtre filmé », qui, quoi qu’on en dise, ne se réduit pas à la simple mise sur pellicule d’une pièce de théâtre. Jean Renoir, Marcel Carné, Jean Grémillon et Julien Duvivier, de concours avec les plus grands scénaristes et dialoguistes que le cinéma français ait connus (Prévert, Aurenche, Jeanson, Spaak), inventent le « réalisme poétique » et participent de l’éclatante envolée de la culture populaire, parallèle à l’arrivée au pouvoir du Front Populaire, l’union de la gauche formée en 1934 et victorieuse aux élections de 1936.
Mais le cinéma français de l’époque ne se résume pas à ces grands noms de la cinéphilie, ou à ces genres au fond mal définis. La pure comédie gagne aussi ses lettres de noblesse, grâce notamment à Henri Decoin et sa jeune épouse délurée, la petite Danielle Darrieux : des films comme Battement de cœur et Premier rendez-vous sont clairement inspirés de la comédie hollywoodienne à la Lubitsch. Dans Drôle de drame, Carné délaisse un temps son univers pessimiste pour le théâtre de boulevard, cruel envers les travers de la société bourgeoise, à l’image de la très jolie comédie Circonstances atténuantes. Enfin, alors que l’Empire français vit ses derniers jours de gloire, le sous-genre du « film colonial » est à l’origine de quelques œuvres peu convaincantes, tels Pépé le Moko ou Gueule d’amour, où le décor algérien est réduit à quelques figures exotiques sans véritable prétention idéologique. Mais même les films qu’on qualifierait de « mineurs » et que l’on regarde aujourd’hui avec scepticisme (La Bandera, Mademoiselle Mozart, etc) participent de l’éclat du cinéma français de ces glorieuses années. Ne serait-ce que comme document historique, portrait d’une société à un moment donné de son existence, ils méritent qu’on les redécouvre encore et toujours.
Le théâtre filmé
Au film des mots : Marcel Pagnol et Sacha Guitry, cinéastes
Croire ou ne pas croire au film parlant, telle est la question. Nous sommes en France, au début des années trente, à l’ère à du sonore. La crise touche de plein fouet les spécialistes du muet tandis que le cinéma cherche désormais sa voix. « Je crois au film parlant. Pleurer la mort du film silencieux, il ne doit pas en être question. » déclare Jacques Feyder. Le succès public des premiers films parlants contribue à relancer un débat entre les nostalgiques du muet et quelques gens de lettres au verbe facile et à la plume acérée. Pour des raisons économiques, les premiers, spécialistes de la vieille bobine, pâtissent de ce triomphe et veulent se convaincre qu’il ne sera que de courte durée. Pour les seconds, la technique cinématographique n’est autre qu’un moyen de plus pour préserver l’œuvre littéraire. Sur ce fond de polémique, deux hommes de lettres, auteurs dramatiques, vont se distinguer : Marcel Pagnol et Sacha Guitry. Tandis que la foule accourt pour voir leurs œuvres portées à l’écran, certains critiques jaloux s’agitent en criant gare au « théâtre filmé ». Les studios Paramount installés à Joinville sortent Marius puis Fanny, premiers succès parlants de Pagnol, et la presse s’empresse de désigner ces œuvres comme du « théâtre en conserve ». « Le cinéma parlant doit se dégager de l’influence néfaste des hommes de littérature » proclame René Clair, réalisateur du film Le Million. Au « théâtre filmé », les jeunes critiques opposent le « cinéma pur ». Dans ce contexte, Pagnol se positionne et valorise le rôle de l’auteur dans le processus filmique ainsi que le travail d’écriture. Croire que le film parlant n’est qu’un simple perfectionnement du cinéma muet telle est selon lui l’erreur à ne pas commettre : « les auteurs de films muets qui prétendirent écrire des dialogues croyaient qu’une phrase est une réplique, qu’une conversation est une scène, qu’un bon mot peut être dit par n’importe quel personnage, n’importe où et n’importe quand. »
Profitant du succès de ces pièces filmées, les studios engagent comédiens et auteurs issus du théâtre. Entre hommes de lettres et gens de cinéma s’instaure alors une relation paradoxale faite d’attraction et de répulsion, comme si chaque camp cherchait à conserver la nécessaire pureté de son art, à le préserver de toute influence. Guitry et Pagnol affichent ainsi à l’origine un curieux mélange de mépris et de fascination pour un art (le cinéma) qui, selon eux, ne reste que mineur et ne peut égaler le suprême moyen d’expression artistique qu’est l’art dramatique. Néanmoins, au cours de ces années, ces deux auteurs se prennent de passion pour la caméra et dévoilent, aux yeux du public, leur étrange singularité. Leurs films achèveront d’éclipser bon nombre d’œuvres réalisées par leurs contemporains devenus, derrière ces deux grands noms du théâtre, de simples artisans. En remettant au goût du jour les films d’un Guitry ou d’un Pagnol, il ne s’agit pas seulement de dépoussiérer certaines bobines mais de révéler les particularités de deux œuvres cohérentes qui ont contribué, à leur manière, à forger une Histoire du cinéma. Ces deux « cas », aujourd’hui un peu oubliés face à l’œuvre d’un Renoir ou à celle d’un Carné, ont pourtant joué un véritable rôle dans la formation de cet âge d’or du cinéma français.
Les scénaristes
Du côté de chez Pagnol
« D’abord nous ferons entrer la littérature dans le cinéma, et, ensuite, le cinéma dans la littérature. » Marcel Pagnol auteur de pièces à succès est un défenseur du parlant, un homme de la parole. Formé à la technique cinématographique dans les studios de la Paramount à Joinville grâce à son ami et directeur des studios Robert T. Kane, il n’est, au début, pas tendre avec cet art de la réalisation qu’il considère comme mineur. La Paramount est alors en quête d’histoires fraîches et de jeunes auteurs. Le rachat des droits de Topaze et Marius, les premières adaptations de Marius et Fanny placent ce créateur de pièces à succès dans une situation de porte-à-faux : renié par les gens de théâtre, il est tout autant conspué par les critiques de cinéma de l’époque. Son célèbre credo cité plus haut l’éloigne des « idéaux » professés dans les journaux. Pour répondre à ses détracteurs, il fonde la revue Les Cahiers du film et entreprend de défendre une conception personnelle du cinéma. Ses prises de position sont très mal accueillies. Grâce aux réussites commerciales de ses films, Pagnol devient producteur (notamment Toni de Jean Renoir en 1934) et persiste à défendre certaines traditions littéraires nécessaires à la conception filmique.
L’univers de Pagnol se forge à partir de figures dramatiques pittoresques plantées au milieu de décors naturels, de paysages ensoleillés ; dans un film comme La Femme du boulanger adapté d’une œuvre de quinze pages signée Jean Giono, le noir et blanc de la pellicule, les jeux d’ombre et de lumière des scènes tournées en extérieur soulignent la sécheresse et la chaleur d’une région tant désirée. « La quête de la belle boulangère par tous les hommes du village, c’était une Iliade rustique, un poème à la fois homérique et virgilien. » Car bien loin d’un théâtre filmé, mettant en scène Raimu en César ou Fernandel en Saturnin, Pagnol donne à ces histoires de famille, à la campagne ou à la ville, à ce régionalisme, une dimension lyrique. Marcel filme et aime Marseille. Ce que l’on retient aujourd’hui de ces films sont ce goût pour les portraits, ce mélange de tons et ces scènes de cocasserie offertes au sein d’intrigues à la tension dramatique exacerbée. On pense à la scène de la traversée des marais dans La Femme du boulanger, lorsque le prêtre porté par l’instituteur, tel un nain juché sur les épaules d’un géant, part à la recherche de la femme adultère. Un film comme Merlusse, historiette « sans grande ambition », retient l’attention grâce au jeu tragi-comique d’Henri Poupon, en retenue et en justesse, ce vieil instituteur borgne qui apprend à gagner l’estime et le respect de sa seule famille, ses élèves. Le mélange de tons et de genres qui surprend, séduit, parfois agace dans ses histoires de famille mêlant aveux, séparations et réconciliations, est soutenue par une prose mémorable mettant en scène un dialecte (l’occitan) et des séquences dialoguées qui sont restées dans les annales. L’une des plus remarquables séquences se trouve dans le film César. Après la longue exposition du film qui s’ouvre sur la confession du vieux Panisse sur son lit de mort, la scène d’une partie de cartes entre plusieurs amis de Panisse ressuscite ironiquement le mort en quelques plans de chaise vide et quelques répliques des joueurs hors champ. Dans cette mise en scène de lourds secrets familiaux, aux accents de comédie du mensonge et de mélodrame de la pudeur, le réalisateur de César se souviendra longtemps des visages de vedettes qu’il a fixés à jamais, grâce à la caméra. Qu’est-ce que le cinéma selon Pagnol ? « C’est un grand art (…) qui fixe les chefs-d’œuvre éphémères, qui rallume des génies éteints, qui refait danser des danseuses mortes, et qui garde à notre tendresse le sourire des amis perdus. »
Sacha Guitry, la grâce et l’ironie
« Que pensez-vous de Sacha Guitry cinéaste ? » demande un jour, un journaliste à Marcel Pagnol. « Guitry, c’est du théâtre photographique » répond-il. Contemporain de Pagnol et auteur dramatique, Sacha Guitry, homme de bons mots et d’esprit, touche-à-tout, réalise entre 1914 et 1957 trente-deux films. Ce fils de comédien se complait dans ses contradictions : après s’être naguère déclaré contre le cinéma, il affirme : « Et m’en voilà tout contre aujourd’hui. » Dédaignant la sensiblerie, il prône le jeu d’esprit. Anticonformiste, il conspue ces gens qui cherchent absolument à établir les règles d’un art naissant, et s’insurge contre le « cinéma pur » défendu par certains critiques. Il méprise les mélodrames, les films larmoyants « coco-cucul » qui ne cherchent qu’à « chatouiller le public au bon endroit ». Sacha Guitry a ses amis comme ses ennemis, il est tour à tour chéri et honni. Vilipendé, il fait pourtant l’admiration des cinéastes de la Nouvelle Vague, tel que François Truffaut qui lui consacre en 1977 un élogieux article en forme de défense contre ses détracteurs, « Sacha Guitry, cinéaste ». Profondément littéraire, Guitry érige le Verbe en principe de mise en scène et impose le dialogue à la source de l’écriture scénaristique. Esprit contradictoire et provocateur, il se forge un style personnel fondé sur l’art du décalage, sur l’omniprésence de son être à l’écran et la prédominance de sa voix. Brillant et insupportable, il cultive cette fausse ignorance de la technique cinématographique, cette manière désabusée et ironique de ne pas s’y intéresser. Remplissant souvent les fonctions d’auteur et d’acteur de ses films, il a une entière confiance en ses techniciens. Dès le générique, la voix de Sacha entre en scène et présente tour à tour ingénieurs et comédiens.
Comment définir le style de Guitry ? Comment la vision d’un chef-d’œuvre comme Le Roman d’un tricheur contredit l’expression de « théâtre filmé » que l’on a si souvent associée à son œuvre de cinéaste ? « Sur scène, l’acteur joue – sur l’écran, il a joué. » De ce principe fondamental de décalage temporel naît l’art cinématographique selon Guitry. « … Je prétends que les choses quand elles sont racontées au passé conservent toute leur valeur littéraire – et qu’elles ont une ironie qui les rend plus savoureuses encore. » Ainsi, le théâtre se distingue-t-il du cinéma par sa fonction hic et nunc, cette présence concomitante du comédien et du public qui peuvent s’émouvoir au même instant. Au théâtre, l’émotion entre l’acteur et le spectateur est partagée. Ce n’est évidemment pas le cas du cinéma qui joue sur cette distanciation ironique. Plus proche de l’art du roman, le film se construit par rapport à une antériorité : novateur en ce sens, Le Roman d’un tricheur, dont le scénario est tiré de la pièce de Guitry, Les Mémoires d’un tricheur, se présente comme une bande image muette accompagnée d’un discours off. La voix-off de Guitry narre les péripéties d’un jeune orphelin devenu croupier à Monte-Carlo. Sans jamais établir un rapport illustratif entre son et image, Guitry joue constamment sur les principes de décalages entre l’auditif et le visuel.
Issu du théâtre dit de « boulevard », Sacha Guitry s’éloigne pourtant, dans son parcours filmographique, de l’esprit boulevardier. En portant ses pièces à l’écran, il leur confère une dimension supplémentaire. Désiré met en scène un domestique amoureux de sa patronne (Jacqueline Delubac, l’une des cinq épouses du cinéaste dans la vie). L’intrigue vaudevillesque à souhait s’éloigne de la comédie de boulevard lorsque Guitry introduit quelques séquences oniriques : les rêves des domestiques comme ceux des maîtres sont finalement les mêmes. Le long monologue final du domestique Désiré, prononcé comme un aveu, est entrecoupé de plans des parties du corps de l’aimée ; toute la scène finale de confession se place en contrepoint des scènes dialoguées du film, empêchant tout dialogue entre le valet et la patronne, privant cette dernière de parole, la réduisant, enfin de compte, aux plans d’un visage tour à tour tourmenté, étonné et muet. La voix de Guitry, tel un chef d’orchestre, met en scène le corps de l’actrice qui n’a plus d’existence sans le discours de l’autre.
Le cinéma de Sacha naît d’un paradoxe : il insiste sur l’omniprésence de Guitry l’acteur/le narrateur/le personnage à l’écran (parfois jouant divers rôles comme dans cette fresque, Les Perles de la couronne qui conte l’histoire de France et d’Angleterre et dans laquelle Sacha incarne quatre personnages : Jean Martin, François Ier, Barras et Napoléon III) et joue sur l’absence des personnages en la sublimant. Dans Mon père avait raison, la scène dialoguée entre un père (Gaston Dubosc) et son fils (Sacha Guitry) introduit indirectement un troisième personnage, l’épouse du fils, celle qui a quitté le domicile conjugal, l’Absente. Grâce à l’alternance de plans du père et du fils assis face à face, la photographie encadrée de la femme posée sur le bureau est présentée successivement aux spectateurs de face et de dos : l’absente tour à tour apparaît et disparaît. Ce cadre dans le cadre est un révélateur d’intrigue : un geste de colère suffit à l’écarter et à le jeter hors champ. Vingt ans plus tard, l’infidèle revient et Charles Bellanger (Guitry) s’empresse de ranger ce cadre dans un tiroir du bureau. Par la prolifération de ces cadres (cadres photographiques, les tableaux du salon bourgeois, un plan de Guitry dans l’encadrement d’un miroir), Guitry joue avec cette distanciation ironique qu’il installe entre le spectateur et l’œuvre, distanciation qu’il n’aurait pu se permettre sur la scène d’un théâtre. Entre cadrage et décadrage, l’art de Guitry se tisse tout entier dans ce décalage. Car, à l’image du tricheur dont la vie est un roman, cet escroc qui se déguise pour échapper sans cesse aux inspecteurs qui le guettent au détour d’une table de roulette, l’art du cinématographe est un jeu de masques et de dupes, un principe d’illusion et de métamorphose dont se délecte l’œil du spectateur. André Bazin déclarait à propos de l’approche cinématographique de Bazin : « La vraie solution (…) consist(e) à comprendre qu’il ne s’agi(t) pas de faire passer à l’écran l’élément dramatique – interchangeable d’un art à l’autre – d’une œuvre théâtrale, mais inversement, la théâtralité du drame. Le sujet de l’adaptation n’est pas celui de la pièce, c’est la pièce elle-même dans sa spécificité scénique. »
Le réalisme poétique
Le réalisme poétique (Carné, Grémillon, Duvivier)
Le genre du « réalisme poétique » a marqué les esprits au même titre que le néo-réalisme italien ou la Nouvelle Vague française, et pourtant peu de noms s’y rattachent véritablement. Renoir bien sûr, dont l’aura mérite qu’on lui consacre une partie entière, et qui éclipse encore aujourd’hui l’autre génie : Marcel Carné. D’autres cinéastes ont participé de l’envolée du genre : Jean Grémillon et Julien Duvivier, pour ne citer que les plus importants et les moins mésestimés aujourd’hui. Le réalisme poétique est difficile à définir. Si l’adjectif « poétique » apporte comme une nuance au terme de « réalisme », c’est que pour la plupart, ces films qui se veulent un portrait juste et honnête des modes de vie d’une certaine population (pour la majeure partie d’entre eux, le petit peuple) sont tournés en studio, à Joinville. Les balbutiements du cinéma parlant ne permettent en effet pas encore d’enregistrer correctement les scènes en son direct et les dialogues sont une partie si vitale au cinéma français qu’on n’imagine pas une seconde que les répliques d’Arletty ou de Louis Jouvet puissent être inaudibles.
Chez Carné, le réalisme poétique est le résultat d’une alchimie incomparable entre les dialogues de Prévert ou de Jeanson (pour Hôtel du Nord), la diction inimitable des acteurs et surtout une mise en scène soignée, même dans les scènes les moins évidentes. Carné, grand cinéphile qui commença sa carrière comme critique de cinéma, connaît les moindres ressorts de la technique cinématographique. Lorsqu’il filme Jean Gabin hurlant sa haine à la foule de sa fenêtre d’hôtel comme un prédicateur torturé (Le jour se lève), il rend palpable l’enfermement fatal de cet ouvrier sans histoires, incapable de maîtriser sa longue descente aux enfers. La contre-plongée sur l’escalier tortueux de l’hôtel, au début du film, est le signe le plus marquant de l’impossible évasion de l’homme, dépendant d’une société et de lois (forcément injustes) qu’il n’a pas choisis.
Car ce qui marque surtout chez les « réalistes poétiques », c’est la fatalité. Fatalité de la destinée humaine, pessimisme social inexorable. Si la poésie apporte une véritable beauté au petit peuple, vu dans tout son humour, sa diversité, son individualité, elle est à son tour nuancée par la nécessité du réalisme : les rues noires et brumeuses des villes, les univers confinés (l’Hôtel du Nord, les ports du Quai des brumes ou de Remorques dressés comme des barrières face à l’immensité de la mer) sont autant de frontières infranchissables pour ceux dont on tait le vécu mais dont on sent la volonté tragique d’en sortir. L’individu est bon, mais la foule fait peur : capable de lyncher un homme sans raison, comme dans Drôle de drame ou dans Le jour se lève, elle est le versant négatif d’une culture populaire irraisonnable (voire irraisonnée), qui se vit dans l’instant, dans l’instinct, ouverte à toutes les influences, mouvante et changeante comme les flots de la mer qui engloutissent le bonheur de Jean dans Remorques, ou comme les rues tortueuses d’Alger, qui finiront par faire perdre toute prudence à Pépé le Moko, le voyou recherché par la police. Les réalistes poétiques, conscients de l’importance soudaine que le Front Populaire pouvait donner à la culture du peuple, n’ont pas cherché à l’enjoliver ou la ternir. Il semble bien que le noir et blanc n’a jamais été aussi beau que chez Carné ou Grémillon, illuminant pour quelques instants les visages tristes de leurs personnages avant de les laisser retomber dans l’ombre. Ces cinéastes-poètes ne pouvaient rendre un plus bel hommage au peuple qu’en le montrant sous les plus tristes ambiguïtés de sa vie quotidienne : désirant tout, mais ne pouvant rien obtenir.
L’invention du scénario et de la double écriture
Les récits du cinéma muet étaient dans leur quasi-entièreté le fait du réalisateur. L’arrivée du parlant pose tout d’abord le problème du dialogue, mais va également engendrer un raffinement certain des modes de récit rendus possibles par la parole. Si les premiers scénaristes sont des auteurs choisis d’office (par un réalisateur ami ou un producteur par exemple), les suivants se spécialisent rapidement dans l’adaptation, le récit historique… Naît alors dans les années 1930 un véritable exercice de style qu’est l’écriture scénaristique. Les Jeanson, Prévert, Spaak, Aurenche démontrent rapidement que le scénario n’est pas qu’une histoire, les dialogues des mots écrits et répétés selon le bon vouloir de l’acteur, mais des créations cinématographiques à part entière. Ils assistent d’ailleurs aux tournages afin de changer des pans de dialogues. Comment écrire une histoire qui va être portée à l’écran sans en imaginer les lieux de prédilection, les atmosphères données par les saisons, les lumières, les sonorités de la nature ou de la ville, voire les acteurs pouvant incarner les êtres crées au fil de la plume ?
Le scénario participe en quelque sorte à l’élaboration de l’image en tant qu’œuvre dramatique, parce qu’il s’agit d’une écriture de détails, d’une écriture visuelle. Le mouvement scénaristique rejoint alors celui de la mise en scène. Car le drame stricto sensu ne peut être que sujets, verbes, compléments ou talent littéraire. Il exige un rythme, une idée de la démonstration. Il constitue une force d’évocation. C’est dans cette tradition naissante qu’apparaissent des génies du rythme parlé, sous toutes ses formes, de la boutade aux traits d’esprit, qui n’existent en tant que tels que parce qu’ils sont mis en scène eux-mêmes. La force de scénaristes ou de dialoguistes comme Jacques Prévert est justement l’utilisation de l’espace cinématographique comme terrain d’écriture. Si les péripéties du roman de Pierre Véry sont parfaitement respectées dans l’adaptation des Disparus de Saint-Agil, celle-ci est on ne peut plus ancrée dans une idée de symbiose entre l’image et le dialogue. Rire des aphorismes de Lemel (Michel Simon), cet « homme qui boit en cachette et qui titube en public » sans en comprendre le désespoir latent qui, lui, est bel et bien montré dans les travellings arrière caractérisant l’homme pitoyable et incompris. L’humour qui parsème de film de Christian Jacque, les lumières sombres, l’omniprésence de l’escalier en plongée, voilà ce qui établit la noirceur du film.
L’invention du scénario a rempli le nouvel espace crée : les pionniers du genre ont fait du cinéma un art de la double écriture, celle du dialogue visuel, par le rattachement des mots à leur représentation montrée.
Renoir
Jean Renoir ou la construction cinématographique
Loin des trottoirs mouillés éclairés par la lune, des commerçants, ouvriers, concierges et de l’exotisme sous-jacent ou idéalisé du réalisme poétique, Jean Renoir n’en garde pas moins le souci de la peinture d’un monde. Alors que les studios de Joinville et de Billiancourt sont à leur apogée, il tournera plusieurs de ses films en décor naturel, dont Toni, Partie de campagne et La Règle du jeu, se démarquant ainsi des différents courants : la liberté du réalisateur, hors du studio, véritable lieu de surveillance des techniciens et des producteurs, se fonde sur la liberté de la nature. La fameuse partie de chasse de La Règle du jeu, tournée dans l’immense forêt de Sologne, resserre les personnages dans un lieu a priori monumental, créant ainsi un l’enfermement des personnages dans un champ de bataille, celui où s’affrontent La Chesnaye et ses convives. Le décor n’existe plus ; il est remplacé par l’espace infini qui n’est réduit que par la volonté du réalisateur. On a souvent parlé de théâtre filmé, alors à la mode, pour décrire ce film. Certes, on retrouve dans l’œuvre de Renoir un mélange des genres peu habituel encore aujourd’hui. Le mélange est tout d’abord social : lorsque Christine se regarde dans le miroir, Lisette est derrière. Lors de la partie de chasse, chacun est enfermé dans l’image, le marquis comme le garde-chasse. Nous assistons à la peinture d’un monde clos, centré sur l’humain, où les distinctions sociales ne masquent pas le vide profond de ce château en fête, vivant, dynamique, mais sans finalité.
D’un point de vue dramatique, le tragique se mêle au vaudeville, le sentimental au médiocre, la simple pantalonnade à la réflexion sur un monde cruel et fermé. Chez Renoir, le désespoir côtoie de près l’amusement. André Jurieu, aviateur arrivant en héros au début du film, meurt à sa fin en tombant sous les balles d’un garde-chasse imbu de lui-même, dans le noir de la nuit et de l’inutilité. La châtelaine, Christine de La Chesnaye, apparaît rapidement comme une midinette inconstante dont l’irresponsabilité devient l’un des vecteurs du drame final. Elle parade en toilettes éblouissantes, mais ne s’exprime qu’au moyen d’expressions théâtrales aussi creuses qu’elle-même.
Cette danse macabre progressive est située dans un château, décor théâtral par excellence. Jean Renoir fait pourtant du cinéma : il utilise le décor comme fond cinématographique, qui doit servir son propos humain, qui doit absorber ses personnages, les réifier, les mécaniser. L’exemple le plus frappant est ce travelling latéral sur le limonaire : les ampoules s’allument, Robert de La Chesnaye s’accoude à l’instrument. Le travelling commence et détaille ainsi toutes les parties de ce dernier : une femme naïvement peinte (l’image de Christine, la femme du marquis), une guirlande d’ampoules (symbole de la fête), et enfin, un automate, un singe qui reproduit ses gestes mécaniquement. Puis le travelling s’achève sur Robert, mis ainsi en parallèle avec le singe. Lui aussi reproduit la vie de sa classe, sans conscience, sans intérêt, bref, au sens strict du terme, sans intelligence. « Je ne faisais pas un documentaire sur le décor mais sur le Marquis de La Chesnaye » déclarera le réalisateur. Le mouvement de la caméra permet de donner du sens à l’image, au décor et aux personnages. C’est sans doute la définition que Renoir a voulu donner au cinéma.
Les acteurs
Les jeunes premières en haut de l’affiche
Si l’on se penche sur les sujets les plus en vogues dans les premières années du cinéma parlant, on retrouve loin devant les histoires d’amour (en général contrariée et aboutissant au bonheur quasi général) de jeunes gens beaux et frais dont la naïveté et la candeur n’est pas exempte de mutinerie ou de mystère. La variété des actrices et des rôles montre que, si les grands thèmes sont répétés, les personnages ne sont pas si caricaturaux que cela. Elles sont jeunes, elles sont belles, et ne se ressemblent pas beaucoup. Danielle Darrieux est la fraîche et pimpante débutante. Viviane Romance se rapproche de la vamp, alors que Michèle Morgan devient vite la femme mystérieuse dont les yeux envoûtants et la voix grave permet la comparaison avec les grandes stars hollywoodiennes.
Les jeunes actrices préposées pour le moment à aux rôles de jeunes premières sont pourtant fort éloignées des simples midinettes en quête du mariage riche et passionnel. Il est même assez étonnant de voir leur indépendance face aux clichés dramatiques (parfois existants cependant) et sociaux : dans Premier rendez-vous d’Henri Decoin, Danielle Darrieux découvre le cinéma en interprétant une jeune orpheline qui s’enfuit du couvent pour répondre à l’annonce amoureuse d’un journal. L’homme qu’elle rencontre, un professeur, est plus vieux qu’elle : il est, pendant toute la première partie du film, le mentor attachant, la figure du maître d’école et du maître paternel, qui héberge la jeune femme avec la tendresse de l’homme seul. Puis la jeune fille s’émancipe, sort le soir, répond aux avances des collègues de son sauveur, avant de prendre son envol. Ce n’est pas une femme réduite aux contraintes du dénouement heureux, ou enfermée dans les jeux du regard de braise des jeunes écervelées. Danielle Darrieux change d’ailleurs d’apparence, se fait femme alors que l’on attend d’elle la jeune fille mignonne, se fait plus complexe dans son jeu et son personnage alors que l’on attend la simplicité touchante de la débutante. C’est un petit bout de femme qui fait son petit bout de chemin. On connaît ensuite son parcours, et celui de ses camarades, qui ne démentira pas son talent.
Arletty, Mademoiselle Macadam
Admirée de l’écrivain Céline, elle s’est dénudée pour le peintre Kisling. Elle s’est aussi fait tirer le portrait par Van Dongen. Puis, l’œil de Carné l’a immortalisée. Il lui a offert ses plus beaux rôles ; elle est son interprète préférée et sa fameuse gueule d’atmosphère dans Hôtel du Nord aux côtés de Jouvet. Face à la caméra, elle sait comme personne se mettre à nu. Et pourtant, c’est elle qui habille d’un chic un peu canaille les mots de Prévert. Elle se montre encore aujourd’hui, aux yeux des spectateurs de Désiré ou de Madame Sans-Gêne, indémodable et inénarrable. Pour Henri Jeanson, elle était Lady Paname. Car Arlette-Léonie Bathiat dite Arletty trimballe dans les rues de Paris, les hôtels du Canal et les troquets de Montmartre, une silhouette frêle et une grâce gouailleuse, un mythe d’actrice qui, sur la toile, échappe, se donne ou se dévoile en un éclair, en une réplique. Cette reine des revues, cette duchesse de la rue n’a pas la langue dans sa poche ; au contraire, elle l’aurait même plutôt bien pendue sous son air mutin et son visage pointu. Elle est aussi à l’aise devant la caméra que dans sa salle de bains.
À l’écran, elle séduit les hommes. Ils en sont tous fadas. Dans Fric-Frac, Fernandel craque pour cette Loulou de Barbès à l’argot parigot. Un boa autour du cou, elle est noiraude et Reine d’Éthiopie dans Les Perles de la couronne de Sacha Guitry. Puis, viennent ses grands rôles : elle est tour à tour Clara face à Gabin dans Le jour se lève, Garance la courtisane dont le mime Deburau tombe éperdument amoureux dans Les Enfants du paradis. Dans la vie, la vraie, elle préfère les « dégagés » aux « engagés », les officiers allemands aux bien-pensants. « Si mon cœur est français, mon cul, lui, est international ! » clame-t-elle. Sous l’Occupation, elle s’éprend d’un Allemand. Arletty est honnie. Cette liaison lui a valu une arrestation, un séjour en prison à Drancy, puis à Fresnes. On lui interdit de tourner pendant trois années. Sa carrière, c’est sur les planches qu’elle l’achève. Car le théâtre, c’était son luxe et le cinéma son argent de poche. « Celle-là, elle a l’air d’une bonne, mais d’une de ces bonnes dont on dit qu’elles n’ont pas l’air d’être des bonnes » dira à son sujet Sacha Guitry. Pourtant, dans Hôtel du Nord, Renée (Annabella) la bonne vient mettre du piment dans le couple infernal Arletty/Jouvet, en lui chipant son amant… Prononcez le mot « cocu » et Arletty rira, paraît-il, aux éclats.
Françoise Rosay n’est pas qu’une marâtre
Née en 1891 et donc un peu plus âgée que ses petites sœurs, Françoise Rosay tient la tête des actrices qui prônent un cinéma ambitieux. Elle est mariée à Jacques Feyder qui lui offre tout d’abord des rôles comiques pour l’essentiel, avant de se concentrer sur ses talents de tragédiennes sentimentales (et non sentimentalistes). À croire que dans les années trente, les amoureuses ne dépassent pas la vingtaine et semblent être systématiquement jouées par les charmantes starlettes que l’on vient d’évoquer. Françoise Rosay va pourtant tordre le cou à l’idée qu’une quadragénaire n’est plus en mesure d’affronter les foudres de la passion. Pension Mimosas (souvent occulté par La Kermesse héroïque également sortie en 1935) de Feyder lui offre ainsi le rôle d’une maîtresse de pension qui s’éprend fougueusement d’une petite frappe autrefois adoptée. Si l’histoire, bien qu’assez originale pour l’époque (les différences d’âge, comme aujourd’hui, sont plutôt dans l’autre sens), n’est pas spécialement passionnante, on assiste à la création par l’actrice d’une nouvelle figure : celle de la quadragénaire abandonnée à sa passion qui ne verse pas dans un sentimentalisme connu des Marie Bell de Carnet de bal. La nouvelle Françoise Rosay, délivrée de celle qui fronce le sourcil avec froideur ou ironie, invente la femme perdue au cinéma. Jacques Feyder ne s’y était pas trompé : durant tout le film, il pose une lumière très sombre sur elle, qui ne ressemble ni à celle du film noir, ni à celle du film populaire, encore moins à du théâtre. Françoise Rosay et l’obscurité créent un malaise, une tension qui n’existe pas dans le scénario. Un malaise de silence, donc de pure interprétation.
Michel Simon, un « jeune vieux »
Né en 1895, Michel Simon a donc quarante ans en 1935. On relève souvent chez lui sa faculté d’adaptation aux rôles les plus divers, sa démarche fanfaronne, sa gouaille, bref, ses talents multiples. Si son aspect physique change en permanence, du clochard romantique de Boudu au juge de Circonstances atténuantes, en passant par le « petit pigeon » de Drôle de drame, son âge à l’écran rarement. Michel Simon garde une moyenne d’âge élevée dans ses choix de personnages. C’est tout simplement un des seuls acteurs capables de se mettre avec inventivité dans la peau d’un homme de trente ans son aîné. Dans La Fin du jour de Julien Duvivier dont le décor est une maison de retraite pour comédiens, il campe le rôle de Cabrissade, acteur raté, cabotin, puéril et effrayé par l’arrivée de la mort sans qu’on lui reconnaisse un certaine talent. Il passe du rire enfantin au soupir désespéré avec une émotion quasiment déconcertante. Il se courbe, se ratatine, s’ébouriffe les cheveux, change d’expression comme de pyjamas avant d’aller chercher des noises à ses petits camarades de pension. Il amuse, on le sait. Mais il est aussi le tragique incarné, on l’oublie trop souvent, par exemple dans ces mots, tirade d’un acteur raté joué par un acteur réussi : « Des vieux, ça n’attend plus rien de la vie. Ça n’a plus que de petits soucis, de petites joies. C’est comme une dent qu’on arrache. C’est tout petit et ça fait un grand trou. »
Carette, la vie de second rôle
Ils sont des dizaines dans les années 1930 à n’avoir qu’un nom : les plus fameux s’appellent Raimu, Charpin, Andrex, et puis… Carette. Celui-ci a pourtant bien un prénom, qui apparaît de temps en temps au fil d’un générique : Julien. Mais quand on est l’éternel second rôle du cinéma français – et quel second rôle ! –, rien de tel que de se distinguer. Et puis, Carette, au temps du Front Pop’, c’est la promesse de ces moments si particuliers de cinéma, qu’on sait parfaitement datés mais qui traverseront pourtant sans dégâts les prochains siècles du septième art. Comment expliquer l’aura particulière qui émane de ce petit bonhomme sans âge ? D’abord sans doute par le regard tendre et intelligent que posent sur lui les cinéastes de ces glorieuses années trente : car Carette n’est que cinquième sur l’affiche, mais chez les plus grands. Renoir et La Marseillaise, Renoir et La Règle du jeu, Renoir et La Grande Illusion, Decoin et Battement de cœur, Carné/Prévert et Les Portes de la nuit, personne ne peut se passer du titi parisien qui, en 1938, ne tourne pas moins de neuf films ! Et puis, Carette est tout simplement devenu l’incarnation des splendeurs et misères du petit peuple français, domestique dans Battement de cœur, ouvrier dans La Bête humaine, simple soldat dans La Grande Illusion. Bavard et insupportable, drôle et chaleureux, trouillard et sympathique, Carette-le-Grand n’avait pas son pareil pour s’approprier la prononciation des « a » et « é » de ses bons mots. On appelle ça – osons-le sans crainte – le génie.
Raimu, l’art de fendre le cœur
Tonitruant. C’est sans doute l’adjectif qui revient le plus souvent lorsqu’on évoque Raimu, le « grand » Raimu, l’« incomparable » Raimu, le « gargantuesque » Raimu. Il prend beaucoup de place, ce fameux Raimu. Chez Pagnol, il a même tendance à prendre toute la place. S’il n’avait pas en face de lui des comédiens de sa carrure, c’est simple : on ne verrait que lui. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans L’Étrange Monsieur Victor, où l’absence (rare) du comédien rend le film interminable. Raimu est unique. Bien sûr, tous les comédiens le sont, mais il y a quelque chose de plus en lui. Comme si, au lieu de dire des textes écrits pour un personnage, il inspirait des répliques écrites exclusivement pour lui. Chez l’ami Pagnol, il y a sans doute de ça. Quand le malheureux boulanger récupère sa femme et qu’il lui hurle (par chat interposé) les pires insultes (« Dis, garce, salope, ordure, c’est maintenant que tu reviens ? »), les mots lui viennent du cœur, des tripes, de partout. Ils frémissent, tombent comme un long couperet, hachés, découpés en morceaux par la langueur du provençal. Ils changent même d’identité : c’est le « cadre sicologique » de L’Étrange Monsieur Victor ou le « ferri-boîte » de César. Il ne faudrait pourtant pas réduire Raimu à ce sympathique et émouvant héros marseillais. Quand César pleure son fils disparu dans Fanny, le cœur nous manque, car cette force de la nature pagnolesque est d’abord un grand enfant. Mais derrière le visage émouvant et « populo » de Raimu, il y a un grand manipulateur. Ce « bon monsieur Victor » n’était pas celui qu’on croit. Et si le « brave » Raimu s’était bien moqué de nous ?
Fernandel, le comique au cœur tendre
« Tout condamné à mort aura la tête tranchée. » C’est un article du code civil prononcé sur différents modes, grave, affirmatif ou interrogatif, qui suffit à révéler le talent de Fernandel. La scène extraite du film de Pagnol, Le Schpountz, est l’une des plus séduisantes prouesses de l’art de ce chanteur de music-hall, devenu dans les années trente l’une des grandes gueules du cinéma populaire français. Dans un dernier moment de bravoure, la phrase sentencieuse sortant de la bouche gargantuesque du comédien s’achève sur un esclaffement et des hoquets de rires ininterrompus. Car ce Schpountz est complètement fada : Irénée Fabre, naïf cinglé, coincé entre la morue séchée et les bocaux d’olives de son oncle épicier, ne rêve que de projecteurs, de cinéma et de gloire. Fernand Contandin, plus connu sous le nom de Fernandel, démarre sa carrière cinématographique dans les années trente en jouant d’abord un petit rôle dans le film de Marc Allégret et Robert Florey, Le Blanc et le Noir. Jean Renoir lui donne une chance dans On purge bébé et Bernard Deschamps le plante en jeune puceau promptement débauché aux côtés de Françoise Rosay dans Le Rosier de Madame Husson. Mais c’est Marcel Pagnol qui découvre Fernandel et lui offre un premier rôle dramatique. Avant Pagnol, l’on destinait Fernandel à des rôles de comiques un peu simplets. Dans Angèle, réalisé en 1934, Fernandel incarne Saturnin et donne la réplique à Oriane Demazis. Le regard rieur et le fameux sourire enjôleur se teintent de mélancolie. La naïveté parfois feinte de son personnage, soutenue par les accents du dialecte provençal, offre à ce long mélodrame, à ces paysages naturels étanchés, toute une respiration, une bouffée d’air. La présence de Fernandel allège le jeu un peu trop dramatisé de la jeune Oriane.
Cinq années plus tard, il affronte, dans Fric-Frac de Maurice Lehmann, Arletty et Michel Simon, deux monstres sacrés. Le charme un peu désuet de ce film repose sur le trio de vedettes et Fernandel, employé de bijouterie, amoureux de Mademoiselle Loulou (Arletty), se laisse encanailler par les deux compères voleurs. On rit encore de le voir délaisser un langage châtié pour les expressions argotiques de Loulou, pour ce petit accent pointu des Parisiens qu’il cherche en vain à imiter. Car Fernandel, imitant Arletty, reste tout bonnement inimitable.
Jean Gabin, la bête de cinéma
Comme Delon ou Belmondo, on aurait aimé que Jean Gabin restât jeune. Car entre sa carrière de vieux briscard de l’ère de Gaulle qui « sait qu’il ne sait jamais » et celle de jeune premier flamboyant des premières années du cinéma parlant, il n’y a aucune commune mesure. Même si le Danglard de French Cancan (1955) arbore quelques plaisants cheveux gris, on lui préfère sans hésiter Gueule d’amour, Pépé le Moko, et Jacques Lantier. Des personnages forts, entiers, séduisants. Car dans les années trente, Jean Gabin est la star populaire numéro un : les hommes s’identifient à lui, les femmes rêvent de lui. Il est le héros, on lui confie des rôles en or. Mais puisqu’il tourne chez les « réalistes poètes », ces artistes qui disent puiser leurs sujets dans la vie quotidienne, Jean Gabin incarne exclusivement des hommes, des vrais, emprisonnés dans leurs contradictions et leurs malaises existentiels. À mille lieues du super-héros hollywoodien, Jean Gabin est un héros fragile et tragique, dépendant des autres et d’un destin violent. S’il frappe ou tue, c’est par amour : la femme qui l’a trahi dans La Bête humaine, celle qui se moque de lui dans Gueule d’amour… Et s’il meurt, c’est encore par amour : Pépé le Moko se suicide alors que s’éloigne celle qu’il aime, et, si le François du Jour se lève déverse sa haine sur la foule, c’est le désespoir de ne plus jamais revoir la jolie Françoise qui le ronge…
Jean Gabin, amoureux transi et jamais satisfait, qui prit dans ses bras les plus belles actrices (Mireille Balin, Michèle Morgan, Simone Simon, Viviane Romance), était aussi un immense comédien, dans la bouche duquel les dialogues d’un Prévert ou d’un Charles Spaak semblaient évidents. Comme improvisés. Car à l’instar de ses collègues acteurs, il savait effacer sa « gueule d’amour » derrière les personnages pour les laisser respirer. Pour qu’il n’y ait qu’un seul Pépé le Moko.
Pierre Fresnay, le noble populo
Pierre Fresnay arrive comme une erreur dans la photo de groupe du cinéma français populaire. Aux côtés de Michel Simon, d’Arletty ou même de son séduisant rival Gabin, Fresnay a quelque chose qui détonne. Un air aristocratique, dirait-on. Une réserve élégante et distinguée, plus proche de Jouvet que de Raimu. D’ailleurs, dans La Grande Illusion, il joue l’officier. Le moustachu qui regarde d’un peu loin les tentatives d’évasion de ses camarades. Celui qui se lie d’amitié avec l’allemand Von Stroheim. Certains critiques regrettèrent la présence du comédien, bien « palot » face aux Dalio, Gabin et consorts. Mais c’est que face à la gouaille et aux performances de ses partenaires, Fresnay joue la retenue. La distance. Le comédien n’hésite pas à s’effacer quand le metteur en scène l’exige. Un vrai professionnel.
Dans Marius, Fanny et César, la trilogie pagnolesque, c’est l’inverse. Fresnay se lâche. Apprend l’accent marseillais pour ne pas être mangé tout cru par Raimu et sa clique. Parle « avé les mains ». Et se sert de sa beauté de noble jeune premier pour incarner les ambiguïtés d’une tête brûlée qui n’a pas voulu comprendre la leçon : « l’honneur, Marius, c’est comme les allumettes : ça ne sert qu’une fois. » Orane Demazis n’est pas la seule à être prise dans les filets : en tenue de garagiste ou de barman, la mèche tombant sur l’œil, Fresnay fait se pâmer les filles. En privé et en public, il incarnait le couple idéal avec sa jeune épouse/partenaire préférée Yvonne Printemps. Mais Pierre Fresnay appartenait à son public : il le prouva encore mieux par la suite, dans les années 1940. Merci Clouzot !