Douglas Sirk est l’un des cinéastes les plus importants de l’âge d’or d’Hollywood. Parcours atypique que le sien, Allemand exilé aux États-Unis, fuyant le nazisme après avoir réalisé de nombreux films pour la UFA et une brillante carrière au théâtre. Il retournera dans son pays natal à la fin de sa vie, pour s’adonner à sa première passion, le théâtre, et délivrer des cours de cinéma à Munich. Il restera comme le cinéaste d’un genre et d’une époque, celui de la fin des grands mélodrames, réalisés entre 1950 et 1959 pour Universal International, et auxquels il donnera une profondeur rare, espace de liberté formelle aussi bien que politique, qui lui vaudront l’admiration de tous, notamment Fassbinder. Retour sur une œuvre essentielle avec l’intégrale qui se tient à la cinémathèque française du 9 novembre au 30 décembre 2005.
Les débuts allemands
Douglas Sirk est de ces créateurs dont la fiction et le romanesque se retrouvent au sein même de leur vie. Né Hans Detlef Sierck en 1897 à Hambourg, il partage sa vie entre le Danemark (son père est danois) et l’Allemagne où il commence des études éclectiques allant de l’école navale à la philosophie en passant par le droit et l’histoire de l’art (où il sera très marqué par l’enseignement du théoricien Erwin Panofsky). C’est donc l’émergence d’un esprit intellectuel et curieux, qui assistera aussi à la conférence sur la relativité de Einstein. Pour payer ses études, il écrit pour des journaux et des revues. Mais sa passion reste la peinture qu’il exerce chaque jour. Il s’agit donc d’un homme lettré, dont la culture est tout aussi picturale que littéraire.
Sa carrière commence au théâtre d’Hambourg vers 1920 après avoir été Dramaturg (statut typiquement allemand : une sorte de critique rattaché à un théâtre particulier). C’est par ce biais qu’il met en scène ses premières pièces et est invité à Chemnitz. Il traduit des sonnets de Shakespeare et met en scène des classiques comme ceux de Molière, Strindberg ou Büchner ; mais très vite la crise l’empêche de produire des pièces jugées trop intellectuelles. Ces impératifs commerciaux le font jongler entre deux mondes, lorsqu’il se retrouve directeur artistique du théâtre de Brême entre 1923 et 1929 : d’un côté les classiques, de l’autre, les contemporains – prestigieux – comme Pirandello ou Schnitzler. Période où il semble approfondir sa connaissance du théâtre, à travers un répertoire très riche, et apprend à ruser avec le public. Il connaît le succès et rencontre même Franz Kafka. S’il est difficile de savoir à quoi pouvaient ressembler les mises en scène théâtrales de Sirk, il les a définies lui-même comme une manière d’échapper à l’esthétique expressionniste dominante. Il cherchait aussi à faire résonner l’aspect actuel des pièces du grand répertoire. C’est là aussi que commence son engagement politique face à la situation allemande qui se dégrade avec la montée du nazisme.
La prochaine étape de son parcours sera Leipzig. Mais les tensions politiques commencent à devenir de plus en plus violentes et son adaptation du Lac d’argent de Kaiser sur une musique de Kurt Weill provoque la fureur des nazis. Il se retrouve écarté de la scène théâtrale allemande, mais signera tout de même en 1934 La Nuit des rois de Shakespeare à Berlin. C’est une pièce décisive car elle lui permet d’intégrer les studios de la UFA et de réaliser ses premiers films. C’est aussi pour lui une manière de fuir les incessantes attaques nazies dont il était victime à Leipzig. Il rentre donc dans le studio emblématique allemand qui aura produit Lang et Murnau, au moment où celui-ci s’oriente vers le cinéma de propagande. Pourtant, il le reconnaît lui-même : l’antinazisme était plus prononcé parmi les ouvriers de l’UFA que dans le milieu intellectuel.
Sirk commence sa carrière avec trois courts métrages et réalise ensuite une dizaine de longs, déjà travaillés par un rapport très fort à l’Amérique. Ces trois chefs-d’œuvre de la période, Schlussakkord (1936), Paramatta, bagne de femmes (1937) et La Habanera (1937), interrogent le rapport entre Ancien et Nouveau Monde, les trois films se déroulant respectivement à New York, entre l’Angleterre et l’Australie, et entre la Suède et Porto Rico. Ces premiers films, qui font partie des moins connus et des moins diffusés de son œuvre, sont pourtant déjà tous orientés vers le genre du mélodrame. Même si politiquement ils restent des purs produits UFA, Sirk prend activement parti contre les nazis à la veille de la guerre. Cette période fera aussi éclore une star du cinéma allemand, l’actrice chanteuse suédoise Zarah Leander, qui triomphe sous le Troisième Reich.
Après la réalisation de La Habanera, son dernier film pour la UFA, Sirk s’exile dans divers pays d’Europe (Suisse, France, Italie, Hollande) fuyant les débuts de l’horreur nazie, qu’il pensait passagère. Son fils, né d’un premier mariage avec Hilde Jary, est enrôlé dans les jeunesses hitlériennes. Disparu sur le front de Stalingrad, le réalisateur ne le reverra jamais. Ce drame personnel lui inspirera l’un de ses films les plus autobiographiques et les plus déchirants : Le Temps d’aimer, le temps de mourir (A Time to Love and a Time to Die) réalisé en 1957. En 1939, Sirk s’exile pour les États-Unis et entame une carrière qui marquera profondément le cinéma américain.
La migration vers les États-Unis
Sirk arrive aux États-Unis en 1939 grâce au concours de la Warner qui lui propose de réaliser un remake de son propre film, Paramatta, le bagne des femmes ; mais le projet n’aboutit jamais, victime de l’impopularité croissante de tout ce qui était allemand. Le contrat rompu, Sirk se lance alors dans l’agriculture en achetant une ferme dans le comté de Pomona. Il pense mettre sa carrière américaine entre parenthèses en attendant la chute d’Hitler. Il décroche pourtant un contrat en tant que scénariste pour la Columbia en 1942 et s’attelle à sa première réalisation indépendante, Hitler’s Madman en 1943. Comme son titre l’indique, il s’agit d’un film antinazi comme ils pullulent à l’époque à Hollywood. Son sujet – l’assassinat de Heydrich, « protecteur » nazi de la Bohême par les partisans tchèques et les représailles qui suivirent – inspira également un autre cinéaste : Fritz Lang pour Les bourreaux meurent aussi. Mais le travail de Sirk diffère. Là où les autres cinéastes ont tendance à se parer des prestiges du mystère, de l’espionnage, d’un combat douteux entre les forces du bien et du mal, Sirk y oppose une rigoureuse clarté dans un style photographique documentaire dû à la rapidité du tournage (une semaine). Le film flirte paradoxalement avec l’irréalité à la manière de This Land Is Mine de Jean Renoir, entre fable et tragédie « antique » : il n’y a pas d’accommodement possible avec les nazis, les collaborateurs ne seront pas mieux traités que les résistants. Mieux vaut donc mourir les armes à la main que perdre non seulement la vie, mais aussi l’honneur. L’esthétique mêle iconographie chrétienne et une foi païenne pour la fécondité de la terre en une opposition entre monde rural et « satanisme » des nazis. On y découvre aussi un des motifs récurrents de l’œuvre de Sirk, comme le note Michael Stern : la vitesse liée à la mort, notamment avec la scène où Heydrich arrive en voiture au milieu de la pastorale du village, fendant littéralement une procession religieuse, comme dans le générique d’Écrit sur du vent (Written on the Wind) en 1956 et que l’on retrouve également dans Le Secret magnifique (Magnificient Obsession) en 1954 ou dans La Ronde de l’aube (The Tarnished Angels) tourné en 1957.
Ce film ouvre donc la voie à une nouvelle carrière pour Sirk, une carrière américaine qui commence ainsi avec des films indépendants distribués par la Columbia, la MGM et où le cinéaste affine son style en touchant un peu à tous les genres : en premier lieu, le film en costumes avec Scandale à Paris (A Scandal in Paris) en 1946, une adaptation de la biographie de Vidocq, aventurier devenu chef de la Sûreté au début du XIXe siècle, et modèle du Vautrin de Balzac. C’est le film que Sirk considérait comme son meilleur. Ce film renoue d’ailleurs avec un style plus européen à partir d’un mode narratif proche du conte picaresque, très ironique, comme en témoigne le dernier plan du film où le carton THE END est tenu par un petit singe habillé répondant au nom de Satan. C’est à une ronde carnavalesque que nous convie ici Sirk, une réflexion sur les faux-semblants à la fois drôle, émouvant et grotesque. Mené par la voix-off distanciée du héros lui-même (interprété par George Sanders), Sirk questionne les apparences que peuvent prendre le bien et le mal, symbolisé par la métaphore de St Georges tuant le dragon. Car Sirk à partir de cette période devient un cinéaste profondément moral : le simulacre règne mais la volonté et le choix restent possibles.
Douglas Sirk réalise aussi un film d’espionnage : La Première Légion (Mystery Submarine) en 1950, un péplum : Le Signe du païen (Sign of the Pagan) en 1954, un western : Taza, Son of Cochise (1954) et un film d’aventures : Captain Lightfoot en 1955. Cette exploration des genres s’accompagne d’un contrat avec le studio Universal et parallèlement à cela, Sirk commence à explorer deux éléments primordiaux qui nourriront ses futurs chefs-d’œuvre : le mélodrame hollywoodien et le travail sur la couleur. Il commence aussi à faire tourner celui qui sera son acteur fétiche (huit films en tout), l’élevant au rang de star : Rock Hudson. La collaboration entre les deux hommes commence dès 1952 avec Has Anybody Seen My Gal ?, une comédie romantique. Le mélodrame qu’il commence à aborder dans ses divers films, se développe à partir de personnages féminins forts et centraux, confirmant l’adage qui stipule que les mélodrames hollywoodiens sont des women’s pictures. Tourmentées et volontaires, elles « pensent », comme le remarquera plus tard Fassbinder, et portent les dimensions les plus fortes des films.
Douglas Sirk, prince du mélodrame
La carrière de Sirk entre alors dans sa phase la plus célébrée et la plus commentée, celle qui lui vaudra l’admiration de ses pairs en devenant un véritable mythe vivant avec les mélodrames qu’il réalise pour Universal de 1954 à 1959. Pendant ces cinq années, Sirk deviendra le cinéaste d’un genre, qu’il poussera dans ses derniers retranchements, avec un regard à la fois distancié et empathique, se jouant des conventions avec ironie, mais jamais du genre lui-même. Chez Sirk, le mélodrame est toujours ancré dans une réalité du quotidien mais toujours tendue vers une certaine démesure et une certaine outrance, passage obligé de la transfiguration de la vie par les sentiments. Sirk réalise des films purement commerciaux ; d’ailleurs quatre de ses films les plus importants sont des remakes : Le Secret magnifique d’après un film de Stahl de 1935, Demain est un autre jour (There’s Always Tomorrow) en 1956 d’après un film d’Edward Slowman de 1934, Les Amants de Salzbourg (Interlude) en 1956, remake de When Tomorrow Comes (1939) de Stahl et enfin Mirage de la vie (Imitation of Life) en 1959, encore repris d’un film de Stahl de 1934. Ces multiples remakes relèvent de la volonté des studios, le cinéaste allemand confessant n’avoir même pas vu les œuvres précédentes et travaillant seulement à partir de scénarii à succès.
Son mélodrame est à la fois épure, comme dans Tout ce que le ciel permet (All that Heaven Allows) en 1955, ou drame exacerbé et maniérisme (dans le sens d’une évolution et d’une outrance du classicisme) comme dans Écrit sur du vent (1956) ou Mirage de la vie (1959), films de la phase terminale d’une époque marquée par le Technicolor, aux couleurs exacerbées et choquantes, à la fois dégénérescence et sommet d’un genre. Dans cette partie de son œuvre les films prennent un aspect incandescent et mortuaire, clos sur eux-mêmes, surtout dans Écrit sur du vent et La Ronde de l’aube, qui traitent tous deux de drames familiaux. D’ailleurs ces deux films reprennent le même trio d’acteurs : Rock Hudson, Robert Stack et Dorothy Malone. Dans chacune des œuvres, le trio se complète par un quatrième personnage (Lauren Bacall pour le premier, Jack Carson pour le second), afin de former des rectangles infernaux, ambigus, quasi incestueux, où tout le monde aime d’un amour impossible et à sens unique, provoquant l’inévitable déchéance. Ces films marquent aussi l’extériorisation exubérante des signes intimes et intérieurs des personnages sur l’écran par un jeu de symboles, et de quasi fétichisation des objets : symbolique sexuelle (les puits de pétrole et les voitures dans Écrit sur du vent, les avions dans La Ronde de l’aube…), symbolique du désir (la robe rouge que porte Jane Wyman dans Tout ce que le ciel permet) et bien sûr de l’amour, qui appelle la mort, comme cette danse frénétique qu’effectue Dorothy Malone dans Écrit sur du vent, montée en parallèle de la crise cardiaque de Jasper Hadley. Les jupons qui volettent alors sont comme les coups de fouet entraînant la mort du père, opposant sa réussite financière (la ville porte son nom, la police lui appartient) à son échec familial (la folie de ses deux enfants).
Ces mélodrames magnifiques sont empreints d’une volonté qui perdure malgré tout, celle de la destruction en une régression terrible (le personnage de Dorothy Malone dans Écrit sur du vent, l’alcoolisme de Robert Stack dans le même film, et son personnage dans La Ronde de l’aube, qui n’hésite pas à pousser sa femme dans la prostitution pour assouvir son besoin de voler dans les airs). Les personnages sont rongés par leurs addictions et leurs pulsions et s’ils se raisonnent finalement, c’est l’ironie et la cruauté de la vie qui les détruit (le dernier vol de Robert Stack dans La Ronde de l’aube ou la scène de télévision dans Tout ce que le ciel permet). C’est aussi pour Sirk le moyen de traiter de sujets plus politiques, à travers des personnages banals transfigurés par la force de l’amour et du mélodrame. Il peut ainsi s’attaquer à des sujets proches de l’état des États-Unis des années 1950 : la lutte des classes dans Tout ce que le ciel permet, la condition des Noirs dans Mirage de la vie, ou la toute-puissance pétrolière américaine dans Écrit sur du vent. Mais il ne se contente jamais d’une simple dénonciation car son propos est toujours marqué par une empathie profonde pour ses personnages. Le monde environnant, toujours cruel, est imposé par le genre. C’est le grand ballet à ciel ouvert des sentiments (les avions tournant autour des pylônes dans La Ronde de l’aube, ou le final de Tout ce que le ciel permet à travers la grande baie vitrée, parfaite métaphore d’un Rock Hudson-tronc d’arbre et une Jane Wyman-biche qui ne demande qu’à se faire apprivoiser).
Sirk atteint le stade terminal du mélodrame classique avec Mirage de la vie, que Jean-Loup Bourget associe à Comme un torrent de Vincente Minnelli, réalisé la même année, comme constat de l’apogée et l’agonie du genre. Deux films brûlants, délirants qui se terminent sur deux enterrements. Les deux cinéastes y atteignent une apothéose dans leur carrière, films frénétiques aux couleurs proprement hallucinantes, véritables kaléidoscopes baroques, où la passion explose à chaque plan, empruntant à l’énergie du musical. Nous sommes en 1959, le cinéma va basculer dans la modernité en Europe et en Asie, avec l’émergence de la modernité et des nouvelles vagues : c’est déjà plus ou moins la fin de l’Âge d’Or hollywoodien que les deux créateurs ont connu. Sirk rompt son contrat avec Universal et rentre en Europe dès 1963, pour reprendre ses activités théâtrales en Allemagne. Il réalise néanmoins trois derniers films (des courts métrages entre 1975 et 1978) au sein de la Hochschule für Fernsehen und Film de Munich où il était professeur, qui retiennent l’attention. Ils sont interprétés par Hanna Schygulla et Fassbinder.
Sirk et sa suite
Douglas Sirk marque bon nombre de cinéastes européens et américains. Le premier à avoir trouvé en lui un père est Rainer Werner Fassbinder, qui reprendra des idées de mise en scène, des schémas scénaristiques (l’influence de Tout ce que le ciel permet sur Tous les autres s’appellent Ali), un désir aussi de mêler réalité sociale et historique à la violence intime. Des motifs visuels comme l’importance constante des miroirs chez Sirk qui intègre le cinéma de Fassbinder à partir d’Effi Briest (1974). Ce grand mélodrame distancié permet, dans la période tardive de Fassbinder, de souligner, amplifier les sentiments par un jeu irréel, féerique des lumières, des couleurs et des mouvements de caméra. Ces mêmes miroirs permettent aussi à Fassbinder d’introduire une distance au niveau du tournage, car les acteurs se voyaient jouer. Le rôle symbolique aussi de l’architecture qui se retrouve par exemple dans Le Droit du plus fort (1974) et des combinaisons lumineuses comme le rouge et le bleu qui dominent Lola (1981). Comme chez Sirk, enfin, Fassbinder donne à la femme un rôle central (ce qui n’était pas le cas de ses premiers films); ces femmes y sont fortes et dures et aiment à la folie au-delà de toute convention.
John Waters et Pedro Almodovar se réclament également de lui. Ainsi le début de Mirage de la vie et sa maison exclusivement féminine renvoie à l’une des obsessions almodovariennnes, celle d’un lieu exclusivement occupé par des femmes et qui traverse toute son œuvre de Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (1980) à Tout sur ma mère (1999). Le personnage de Lana Turner, actrice de théâtre, peut aussi se rapprocher des nombreux personnages féminins du cinéaste espagnol, qui aime à faire jouer aux actrices des rôles d’actrices, considérant toute femme comme une comédienne en puissance. Mais il semblerait que le film le plus sirkien d’Almodovar soit La Loi du désir (1986). Il entretient d’ailleurs des liens étroits avec Écrit sur du vent. Mais plus qu’une influence frontale, il s’agit d’un rapprochement entre certains éléments stylistiques, un certain goût pour l’exubérance et des éléments thématiques. Une réunion entre les deux génériques peut apparaître : elle concerne une rythmique particulière entre accélération et ralenti (allant jusqu’à l’arrêt sur image chez Almodóvar) et une manière de lier le destin des personnages principaux (le quatuor infernal d’Écrit sur du vent, Antonio Banderas, Carmen Maura et Eusebio Poncela dans La Loi du désir) en une poignée réduite de plans qui dessine une union inévitable mais fatale entre les protagonistes, et qui ne pourra se dissoudre que dans la mort et la destruction. Les deux films peuvent aussi se retrouver au niveau des thèmes abordés, avec ces histoires de familles closes, dégénérées et extrêmes (Almodovar « libérant » avec le personnage de Carmen Maura l’inceste sous-jacent dans le film de Sirk) et par la faiblesse de personnages masculins qui se veulent démiurges (le père Hadley et Rock Hudson dans le film hollywoodien, le cinéaste de La Loi du désir), mais qui ne font que subir l’inclinaison de leur cœur et la folie de leur entourage.
La dernière manifestation frappante de Sirk au cinéma est le travail original de Todd Haynes dans Loin du Paradis (Far from Heaven) en 2002. À partir d’un « mélange » de divers scénarios du cinéaste allemand, Haynes construit un mélo atypique, fétichiste, totalement décalé, une sorte de retour originel au mélodrame après toutes les évolutions qu’il aurait subies, en une sorte de néo-classicisme conceptuel. Cette démarche doit aussi beaucoup à Leo McCarey, qui avait entrepris quelque chose de semblable, dans Elle et lui (An Affair to Remember) en 1957, dans sa démarche volontairement nostalgique et éloignée des évolutions subies dans les années 1950, plus proche par sa rigueur classique du style des années 1930 ou 40, ce qui le plaçait hors des modes de l’époque. Haynes entreprend donc un retour par la case Sirk pour exhaler la cruauté originelle du mélodrame et sa puissance et se placer en décalage de la production courante actuelle.
Il est intéressant aussi de noter que tous ces cinéastes ont traité du mélodrame par le biais de l’homosexualité, exacerbant les sentiments et les passions comme mode de revendication, liant passion du spectacle et iconologie gay. Elle résulte aussi d’une tension homosexuelle sous-jacente dans certains films de Sirk (l’ambiguïté entre Rock Hudson et Robert Stack dans Écrit sur du vent et la passion de Jiggs pour Stack dans La Ronde de l’aube), sûrement liée aussi à la personnalité mythique de Rock Hudson. Tous ces cinéastes homosexuels ont trouvé dans le schéma du mélodrame une manière de traiter de sujets contemporains, comme le faisait Sirk, et de donner une sorte d’écrin aux passions masculines, tout en privilégiant les sentiments et la folie de l’amour à tout aspect trop militant. S’il y a engagement, il se trouve en filigrane (comme chez Sirk) et se trouve du côté de la passion amoureuse qui traverse tous les corps quelle que soit sa classe, son sexe ou sa couleur de peau. C’est aussi le choix d’une artificialité comme idée fondatrice du cinéma, une construction qui se base sur une exaltation du faux, qui ferait durer le spectacle perpétuellement. C’est le mensonge du cinéma 25 images par seconde, comme le dit une fois encore Fassbinder.
Sirk, à la manière d’un Hitchcock ou de Hawks, est l’un des cinéastes classiques qui a le plus ouvert la voie à la reprise et aux remakes, permettant l’émergence d’un certain état maniériste du cinéma. Influence constante, cette intégrale nous permettra de prendre conscience d’une des œuvres les plus importantes du cinéma.