Au-delà des nombreux documentaires, exemplairement Farenheit 9/11, qui s’intéressent à la société américaine avant et après l’événement – les guerres d’Afghanistan et d’Irak ou le tournant sécuritaire – et dans lesquels les attentats djihadistes sont évidemment évoqués, quels films relèvent d’une confrontation directe avec l’attentat ? Que peut le documentariste face à cet « effroyable spectacle » organisé par les terroristes, qui, pour reprendre les mots de la philosophe Marie José Mondzain, fut « traité dans la minute en termes visuels, mêlant dans le plus grand désarroi le visible et l’invisible, la réalité et la fiction, le deuil réel et l’invincibilité des emblèmes » ? Coincé entre le registre fictionnel que l’invraisemblance de l’action ne manquait pas de convoquer et le discours journalistique ultra spectaculaire, glosant sur ce « choc des civilisations » tant fantasmé qui se jouait enfin sous nos yeux, dans quelle faille le documentaire pouvait-il s’engouffrer ? On ne sera pas surpris de constater que les deux principales créations documentaires attenantes au 11 septembre (de par leur exposition importante et l’influence notable qu’elles ont exercé sur la production de ces vingt dernières années) apparaissent à bien des égards comme des malformations documentaires. La première, 9/11 de Jules et Gédéon Naudet – un hommage au courage des pompiers new-yorkais que les deux jeunes français ont accompagnés dans leur mission de sauvetage – a réuni près de 40 millions d’américains le soir de sa diffusion sur CBS en mars 2002. Loose Change, qui pose les jalons du film complotiste contemporain, est quant à elle diffusée pour la première fois en 2005, et devient l’un des premiers grands succès d’Internet en étant visionné par des centaines de millions d’internautes sur Google vidéo, puis sur la nouvelle plateforme YouTube.
Rapprocher ces deux films nécessite de lever un loup, l’intention qui préside à leurs réalisations n’étant pas à mettre au même plan. Le premier, d’une emphase innocente, se veut un geste de communion, quand le second fait preuve d’une évidente malhonnêteté, usant de procédés pernicieux pour tromper son public. Pour autant, les deux œuvres apparaissent comme les deux faces d’une même pièce, deux objets filmiques à la trajectoire parallèle : réalisés par des novices (qui s’improvisent cinéastes pour l’événement, comme choisis par celui-ci), réagencés dans de nombreuses versions qui nous ont étés présentées jusqu’à la fin de la décennie 2000, chacun a peu à peu débouché sur un style singulier. Comme si le spectacle monstrueux et inédit qu’est le 11 septembre avait engendré sa propre création documentaire, édifiant deux récits incontournables – le mythe héroïque et le complot –, opposés mais liés dans leurs manières de brouiller le rapport du spectateur au réel, laissant croire qu’on le touche du doigt quand on ne cesse de s’en éloigner.
La première image
Les deux films engagent symboliquement leur récit par la même image. Jules Naudet filme la réparation d’une fuite de gaz par une faction des pompiers de New York auprès desquels lui et son frère sont en immersion afin de réaliser un reportage sur un jeune aspirant. Soudain, le vrombissement d’un avion de ligne survolant la rue ; un pompier lève la tête nonchalamment, semblant ne pas comprendre le danger, puis la caméra panote et enregistre l’encastrement du Boeing dans la tour Nord du World Trade Center. Un dernier mouvement de zoom saccadé vient embrasser la gigantesque explosion. Cette image unique du premier avion constitue le point de départ d’une captation inédite par son ampleur d’un événement en temps réel : du choc du premier avion jusqu’à l’effondrement de la seconde tour, rien, ou presque, n’échappera à l’enregistrement vidéo, les frères Naudet contribuant significativement à offrir au monde des images des attentats du World Trade Center. De l’intervention des pompiers dans la première tour, jusqu’aux ténèbres qui envahissent le paysage de Ground Zero, en passant par l’impact du second avion, l’effondrement terriblement angoissant de la tour Sud, puis celui apocalyptique de la tour Nord, leur travail constitue en soi une véritable prouesse.
« J’ai eu le premier avion, puis je n’ai pas arrêté de filmer » dit Jules à Gédéon lors de leurs retrouvailles qui marquent le point d’acmé du film diffusé en 2002 sur la chaîne américaine CBS. Les conditions de ce travail ne cessent d’être interrogées par le commentaire – il nous est notamment expliqué que Jules, opérateur novice, avait accompagné les pompiers ce jour-là pour « s’exercer à la caméra » – se présentant comme le véritable argument narratif de 9/11, et sa part la plus émouvante : le travail inégalable de deux frères que rien ne préparait à cela, emportés par le hasard d’un mouvement de caméra dans l’aventure de leur vie. Le film déploie ainsi un récit rétrospectif (impliquant des entretiens sur fond noir des deux réalisateurs, comme dans un making of), accompagné d’un commentaire omniprésent – tout nous est expliqué, détaillé, notre regard constamment préparé et orienté : cet homme va mourir dans l’effondrement à venir, ou celui-ci, jeune et courageux, trépigne de rejoindre ses collègues pour les aider. La matière visuelle, emboîtée dans un récit d’héroïsme et de résilience (d’abord celle des cinéastes, puis des pompiers qui sont mis à l’honneur) n’est plus que le support de discours surplombants. Ce procédé, en plus d’impliquer une évidente mise à distance avec le réel (les images apparaissent déjà comme des archives), donne la désagréable impression que le spectateur ne peut s’y confronter seul, qu’il doit nécessairement être guidé. En cela, la mise en parallèle avec ce qui se joue dans les premières minutes de la première version de Loose Change, diffusée sur Internet en 2004, est saisissante.
Pirate
Dylan Avery impose dès le préambule le ton si particulier qui va faire le sel des films complotistes, réemployant avec un panache déconcertant l’image du premier avion de Jules Naudet : mise en boucle, comme si le film était posé sur la platine d’un DJ avec des effets de ralentissement, de retour en arrière et d’agrandissement que ponctuent des bruitages de scratch, l’image est scrutée, pixel par pixel. Le commentaire, volontiers familier, engage à se concentrer sur un flash de lumière blanche surgissant quelques frames avant l’impact de l’avion sur la façade de l’immeuble. Le spectateur peu spécialiste des questions de physique ou d’aéronautique n’en conclura rien de bien intéressant, et le film n’apporte aucune réponse claire. Mais peu importe, l’enjeu n’est pas là.
Au-delà de vouloir éveiller des doutes, Loose Change joue ici le spectacle d’une réappropriation : par un simple jeu de montage, doublé de la complicité qu’implique le ton du commentaire, l’image tant montrée aux actualités est comme rendue au spectateur, détournée de ses canaux de diffusion classiques (les médias mainstream) pour qu’il puisse, semble-t-il, les manipuler par lui-même dans le secret de la toile. Les images admettent une fragilité, une faille dans laquelle l’imagination peut s’engouffrer. Que voyons-nous vraiment ? Un avion s’écraser, certes, mais quoi d’autre ? L’exercice est grisant. Le discours du film – un argumentaire fantaisiste sur un improbable complot du gouvernement américain – est subsumée sous l’expérience ludique et émancipatrice qu’offre le montage. C’est ainsi dans les premières minutes de Loose Change que le genre du film de complot trouve peut-être son (unique) apothéose. Probablement inconscient de son effet, le cinéaste se renie lui-même, et au fil des versions et de l’enrichissement de la production (de quelques milliers de dollars à plusieurs millions) se détourne de son principe fondateur pour tenter, avec perte et fracas, de se montrer convaincant. Dans la version Final Cut sortie quelques années plus tard, le film abandonne son ouverture pour se concentrer sur d’autres zones d’ombre de l’affaire – le CV étrange des pilotes terroristes, et l’attentat du Pentagone qui accuse, lui, d’un manque d’images (l’impact de l’avion n’a pas été filmé). Le film égraine alors les ingrédients qui feront le sel des films complotistes des décennies à venir : discours d’experts contestataires, multiplication des arguments pour noyer le poisson, exploitation des failles de l’enquête officielle. Mais aucune reconstitution en 3D, aucun surlignage de document, aucun graphique ou chiffre qui appuient les idées plus ou moins fumeuses énoncées au fil des plusieurs heures de film, ne susciteront autant l’adhésion que la simplicité de ce premier moment de bravoure où Avery piratait l’image de Naudet.
L’ordre et le chaos
9/11 et Loose Change ouvrent ainsi deux voies opposées qui s’affirment au fil des versions et des films, les frères Naudet devenant des signatures privilégiées pour les films mémoriels sur quelques événements traumatiques (les attentats du 13 novembre 2015 et, plus récemment, l’incendie de Notre-Dame de Paris).
Dès le premier montage de 9/11, le travail des cinéastes semble guidé par la nécessité d’ordonner l’événement monstrueux en restituant une temporalité précise de l’action, minute par minute, comme en témoigne l’horloge qui s’affiche régulièrement à l’écran. Cette volonté de donner à voir l’événement dans un récit qui engloberait toute l’action, comme en somme pour un événement sportif, vire à l’obsession dans le troisième épisode de 13 novembre, Fluctuat Nec Mergitur. L’assaut de la BRI dans le Bataclan est ainsi raconté par une image fixe du bâtiment, les coups de feu pour seuls bruitages, pendant qu’un chrono à l’écran défile pour mesurer le temps exact de l’action. Le moment est ensuite disséqué longuement par les intervenants (otages et policiers) dans un débrief prenant le temps de raconter les gestes de chacun. Les frères Naudet tracent ainsi une ligne claire dans le déchaînement chaotique dans lequel les personnages filmés semblent garder une forme de maîtrise par leur humanité et leur courage. Comme si le bateau résistant aux vagues permettait de raconter la tempête. On voit là l’affirmation d’un besoin de rationaliser l’irrationnel comme celui de créer un récit mythique : se raconte invariablement la ténacité de la civilisation occidentale face à sa fin annoncée. Dans 9/11 comme dans 13 novembre… la conclusion est, de fait, résolument optimiste – d’un côté les membres d’une caserne tous sains et sauf quand de l’autre une rescapée du Bataclan, un peu gênée, considère avec le recul cette expérience comme « enrichissante ».
À l’opposé, Loose Change tend à se nourrir de la multiplicité des regards sur cet événement mondialisé pour créer une atmosphère chaotique. Le récit se fait de plus en plus kaléidoscopique à mesure que les ingrédients visuels se mêlent anarchiquement (le montage abuse des surimpressions visuelles et auditives). Dans la version Final Cut, le passage concernant les deux tours du World Trade Center est particulièrement éloquent : délaissant la simplicité de la première version, l’impact des deux avions est ici rendu par un magma d’images de journaux télévisés où les présentateurs tentent de comprendre en direct ce qui se passe. Est-ce un avion de ligne ou un avion militaire ? Y’a‑t-il eu une explosion au sol avant l’impact de l’avion ? L’événement n’existe plus qu’au travers du bruit assourdissant de commentaires contradictoires qu’un montage épileptique rend encore plus abstrait. Loose Change télescope ainsi tous les procédés documentaires afin d’établir un récit de négation : l’idée n’est pas de rétablir une vérité, mais de nier toute prétendue réalité.
Films funéraires
On ne saurait retenir seulement le gouffre qui sépare ces deux œuvres – le discours du pouvoir (qui encadre et contrôle l’émotion populaire), établi comme un programme commémoratif respectant la version officielle du gouvernement, face à celui d’un peuple présumé luttant contre sa propre crédulité (on ne sait rien sur rien, on nous ment). Car de toute évidence les deux gestes sont intimement liés, se maintenant à égale distance du réel, ne se souciant pas de s’en rapprocher, le discours qu’ils ont à livrer étant leur unique raison d’être : expurger ou nier. De quoi ces deux exercices de communication sont-ils le nom ? À bien y regarder, les deux œuvres admettent un certain nombre de similitudes. Films évoquant la mort de milliers de personnes, ils maintiennent une étonnante distance avec elles : hormis l’aumônier des pompiers, il n’y a aucun mort dans le film des frères Naudet, quand le discours de Loose Change ne cesse de minimiser le nombre de victimes. Ces films n’admettent pas la violence de l’événement, pas plus qu’ils ne souhaitent donner un visage à l’ennemi : ils sont chez les Naudet totalement absents, tandis que le film complotiste ne voit en eux que le visage de l’Amérique. 9/11 et Loose Change sont explicitement adressés aux victimes, pour réparer ou accompagner le deuil des familles, ou préserver une image du monde d’avant : c’est ce qu’explique un pompier vétéran dans 9/11, qui voudrait que les jeunes pompiers voient le film pour comprendre la nature du métier avant les attentats.
Ces deux films ne font finalement que parler de leur civilisation, évoquant par là les murs des tombeaux égyptiens recouverts de hiéroglyphes célébrant la vie, la culture et les croyances pour accompagner le défunt, et inscrire dans la pierre une image de leur monde pour l’éternité. Il n’est pas interdit de voir en ces deux édifices filmiques que sont 9/11 et Loose Change, et dans les standards qu’ils posent chacun dans leur genre, l’établissement de rites funéraires de notre ère de l’image et de la communication.