Comment le cinéma hollywoodien, soudainement dépossédé des images qu’il a inventées, a‑t-il fait face au 11-Septembre ? Et en a‑t-il fini aujourd’hui avec cette déflagration qui l’a si longtemps hanté ?
« De toutes ces péripéties nous gardons par-dessus tout la vision des images. Et nous devons garder cette prégnance des images, et leur fascination, car elles sont, qu’on le veuille ou non, notre scène primitive. » Il y a vingt ans se produisait donc le 11-Septembre, « l’événement absolu, la « mère » des événements, l’événement pur qui concentre en lui tous les événements qui n’ont jamais eu lieu. » Le « nous » baudrillardien renvoie ici au monde mondialisé, contaminé sans le savoir par « cette imagination terroriste qui nous habite tous » et a fait de chaque téléspectateur un témoin sidéré et paradoxal, conjointement terrifié et quelque part animé d’une « jubilation prodigieuse » face à ce bouleversement que « tout le monde, sans exception, a rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction d’une puissance devenue à ce point hégémonique. » C’est la spécificité du 11-Septembre d’être autant la scène d’une stupéfaction collective que la matérialisation d’images préexistantes, déjà là, en sommeil, tels les tripodes destructeurs de La Guerre des mondes de Steven Spielberg, enterrés sous le sol terrien des lustres avant d’être réveillés. « Le réel s’ajoute à l’image […] L’image est là d’abord, et se rajoute le réel. » Face à leur télévision, les spectateurs du 11 septembre l’ont intuitivement bien compris : « c’était comme si je regardais un film américain » restera comme l’un des commentaires les plus largement partagés pour décrire ce que chacun a pu voir devant l’embrasement des tours.
Le 11-Septembre a dès lors posé un véritable problème à la fabrique américaine des images, Hollywood, vampirisée de l’intérieur et dépossédée de ce qu’elle avait au fond inventé. Comment figurer un événement qui, structurellement, détourne une certaine scénographie de la destruction contre la puissance qui l’a engendrée ? On pourrait croire de prime abord que le cinéma hollywoodien a tout simplement échoué face à cette équation impossible, comme en témoigne dans les années qui ont suivi la majorité des commentaires critiques sur la question. Emmanuel Burdeau (Les Cahiers du cinéma), 2005 : « Aujourd’hui, le cinéma américain n’a toujours pas produit de film sur le 11-Septembre. » ; Melissa Anderson (The Village Voice), 2011 : « Une grande partie du cinéma américain dans la décennie succédant le 11-Septembre s’est révélée […] inutile, jetable. » ; Eric Kohn (Variety et New York Times), écrivait aussi à l’époque que « parce que l’Amérique a refusé d’interroger frontalement ses propres angoisses, l’impact du 11 septembre sur le cinéma américain a souvent été accidentel ». Ce refus de la frontalité se retrouve sous la plume de Burdeau – « la douleur, la décence, et d’autres raisons sûrement plus complexes recommandent le contournement des tours », mais il est désormais possible, avec le recul que nous permet l’Histoire, de voir aujourd’hui dans ce « contournement » la caractéristique fondamentale de cette période récente du cinéma américain, page passionnante, féconde en films retors et tortueux, qu’ils soient grands ou petits, qui ont fait du « problème » 11-Septembre le beau souci du cinéma américain des années 2000.
Face aux images
Derrière « l’événement-image » (Baudrillard) se cachent en vérité des images. Celle, d’abord, des tours enflammées, et plus spécifiquement de l’impact produit par la collision du deuxième avion, qui entérine la nature terroriste de la catastrophe ; « l’image séminale du 11 septembre, ou, en termes cinématographiques, son “plan master” », comme l’a très pertinemment qualifiée Jean-Baptiste Thoret. Une image qui s’est cristallisée au point de devenir l’incarnation même de l’attentat, le produit de la mise en scène terroriste, au sein d’un jeu d’échanges particulièrement troublant indirectement établi entre les chaînes de télévision et Al-Qaïda ; de la même manière que l’on peut considérer que l’idée du 11-Septembre a été inventée par Hollywood avant d’être détournée par les djihadistes, l’attaque du World Trade Center a quelque part été scénarisée par Ben Laden pour être mise en scène par CNN. Celles, ensuite, du spectacle du chaos qui a embrasé Manhattan et fait de l’île un décor apocalyptique envahi par la fumée et les cendres. Celles, enfin, des réactions des new-yorkais peuplant les rues, effarés et pointant du doigt les tours enflammées dans une mise en abyme des spectateurs de télévision, également témoins impuissants de l’attentat. On pourrait aussi ajouter à ces trois groupes d’images « principales » deux secondaires, non moins importantes, mais qui ont joué un rôle plus annexe dans la couverture proposée par les chaînes de télévision (comme on le verra ultérieurement, il s’agit d’images qui seront, justement à cause de ce traitement télévisuel, plus directement réinvesties par le cinéma) : les jumpers, ces victimes piégées par les flammes du World Trade Center qui se sont jetées dans le vide (images proprement terrifiantes et vertigineuses, dont les caméras ont enregistré la violence de loin), et des ruines, amplement filmées, mais qui n’illustrent au fond que l’accomplissement des images précédentes – la disparition des tours, un décor détruit où le regard est borné à contempler ce qui n’est plus. Ground Zero, images zéro.
S’il est faux de dire que le cinéma hollywoodien n’a pas cherché à figurer ces images, il s’est toutefois attelé à la tâche avec la conscience d’accuser un handicap vis-à-vis du réel, en sachant qu’il était au fond impossible de rejouer tel quel ce que les chaînes de télévision du monde entier ont filmé en temps réel. Il a pu en revanche s’engouffrer dans les failles de la représentation médiatique, investir ce que les caméras présentes sur place n’ont pas pu, ou mal, retranscrire, et proposer une forme de contrechamp, parfois littéral, à l’événement.
C’est le cas, par exemple, de World Trade Center d’Oliver Stone, dont le récit relate le rôle joué par les secouristes (pompiers, mais aussi policiers et militaires) présents pour venir en aide aux victimes. Fiction hagiographique qui tente – et ce sera de fait le grand leitmotiv du cinéma post-11 septembre – de remplacer une image (le World Trade Center en feu) par une autre (ici, le portrait de quelques héros), le film vaut cependant pour quelques scènes où la confrontation à l’attaque terroriste implique de trouver des solutions figuratives relevant à proprement parler d’un « contournement », terme qu’il ne faut pas entendre comme une manière d’enjamber l’événement, mais bien plutôt comme une stratégie de représentation consistant à graviter autour des images détaillées précédemment, pour les approcher de biais. Après une scène d’exposition présentant les personnages principaux, l’attaque de la Tour Nord (ou WTC 1) constitue l’élément déclencheur du récit. Elle est figurée par le bruit feutré d’un avion à basse altitude, dans un plan brièvement plongé dans les ténèbres où des passants-spectateurs découvrent, par l’entremise d’un contrechamp, l’origine de ces perturbations visuelles et sonores : l’ombre d’un avion projeté sur le mur d’un immeuble.
La scène est habile à plus d’un titre : la présence d’un son vient figurer une donnée absente des images télévisuelles (en faisant ressentir, au plus près de l’épicentre, les quelques secondes qui ont précédé l’impact) en même temps qu’elle comble le vide de l’image cinématographique (de fait, la collision reste hors champ). Quant au choix de l’ombre, il relève d’une opération de substitution tout en commentant ce qu’a été d’emblée le 11-Septembre : une ombre qui s’abat sur l’Amérique, l’expression d’une menace fantôme et impalpable. Mais la séquence repose surtout sur un renversement dans l’agencement logique et traditionnel du champ-contrechamp, en faisant de la réaction des passants, filmés en légère contre-plongée, le regard captivé, le prélude à l’action même. Et de fait, il suffit de ces regards pour convoquer le souvenir des images absentes. Puisque Hollywood a été dérobé de ses propres images, il ne lui reste qu’à filmer leur contrechamp.
La séquence du deuxième impact repose quant à elle sur un entre-deux témoignant d’une indécision entre la volonté de garder hors champ l’attentat et d’en figurer toutefois des bouts. Filmée du point de vue de secouristes situés au rez-de-chaussée de la première tour, elle s’attache avant tout à reconstituer les traces de l’attaque : le son assourdissant de l’explosion, un tremblement du cadre qui retranscrit la secousse, des micros-événements (fissures, craquellement des vitres, etc.), ou encore l’attitude des protagonistes ébahis, qui cherchent du regard la provenance du phénomène. Elle n’échappe cependant pas totalement au piège de vouloir filmer de l’intérieur le spectacle pyrotechnique du 11-Septembre, en mettant notamment en scène une course au ralenti pour échapper au souffle de l’impact et au tourbillon de fumée et de verre brisé qui l’accompagne. Il n’est pas anodin, parce que cet horizon n’est au fond pas tenable (la fiction reste hantée et conditionnée par les images du réel) que la scène, apocalyptique, s’achève sur une impasse de la représentation, un vide sur lequel le spectateur peut projeter les images qu’il connaît déjà : un fond noir.
Ce fond noir, on le retrouve au début de Fahreinheit 9/11 de Michael Moore. Juste après le générique, il vient accueillir, là encore, une somme de sons : des sirènes, des voix étouffées, et le tumulte du chaos. Puis vient une succession de plans où apparaissent des visages désespérés scrutant le ciel. Enfin, quelques visions apocalyptiques au cœur de New York et des ruines de Ground Zero concluent le montage.
À nouveau, une image brille par son absence : l’embrasement des tours elles-mêmes, le « plan master ». Comme dans le film d’Oliver Stone, l’image séminale du 11-Septembre est devenue son hors-champ cinématographique, et le cinéma, mis en échec, ne peut plus filmer que son contrechamp (les visages des témoins), ou les traces de l’anéantissement des tours. Sans aucun doute, les deux films partagent une même gêne, qu’on peut autant lire comme la manifestation d’une décence (ou le refus de raviver un trauma collectif), que comme un aveu de faiblesse – le cinéma ne semble ici pouvoir réutiliser cette image, même dans le cadre d’un documentaire composé essentiellement d’archives. Mais ce handicap se révèle être aussi la contrainte motrice d’une autre mise en scène, qui permet justement, par les moyens du cinéma (choix de montage et de découpage, place allouée au hors-champ) de figurer sans montrer. Quand bien même Moore recourt à des procédés emphatiques (les ralentis des scènes de chaos, le choix d’accompagner le défilé des visages proscrits du « Cantus in memoriam Benjamin Britten » d’Arvo Pärt), force est de reconnaître que la longueur de ce fond noir, et le retranchement dont il témoigne, détonnent dans un film où règne en maître une conception de l’image-divertissement – la dénonciation au vitriol du cinéaste cultivant une forme d’humour jamais très loin, dans son habillage et ses effets, de l’esthétique du vidéo-gag. Drôle de constat : si les deux films font preuve d’une certaine balourdise, c’est face à la scène potentiellement la plus périlleuse qu’ils se révèlent les plus inspirés.
Un film aura toutefois choisi de braver, mais en partie seulement, l’interdit que s’imposent Stone et Moore, pour un résultat qui laisse un sentiment mitigé. Vol 93 de Paul Greengrass, qui s’intéresse au seul avion détourné à ne pas avoir atteint sa cible, montre de loin les tours enflammées ainsi que les images de CNN. Au-delà de la distance depuis laquelle sont vues les tours (et du recours aux archives télévisuelles), il faut noter que le point de vue adopté par la dramaturgie, vécue « en temps réel », fait s’achever le film quelques minutes avant leur effondrement, qui reste hors champ. Le film entretient de fait un rapport contrarié aux images du 11-Septembre. En se concentrant sur l’action héroïque de ces passagers, qui se sont révoltés contre les terroristes et ont contribué à un crash prématuré, le film tente, lui aussi, de remplacer un récit par un autre (la seule petite « victoire » sur les terroristes ce jour-là) où Greengrass ne peut filmer que transmissions radio, échanges bureaucratiques, coups de fils et propagation, souvent chaotique, des informations. Un récit sans véritables images, donc, si ce n’est celles, furtives, du réel, et leur doublure fantomatique (les petits points verts sur les radars des tours de contrôle, qui disparaissent subitement pour signifier la collision des avions avec les tours). De nouveau, impasse figurale : le film s’achève sur… un fond noir – l’Amérique est en deuil, et le cinéma en berne.
Du décalque aux images manquantes
Si Stone, Moore et Greengrass ont choisi de se confronter directement à la matière du 11-Septembre, nombre de films hollywoodiens de cette période ont choisi des voies plus sinueuses, mais finalement plus fructueuses, pour approcher l’événement. Le cinéma de Spielberg, notamment, est passé par des décalques pour produire des fictions hantées et habitées par le 11-Septembre, comme Munich, où la substitution d’un attentat (le World Trade Center) par un autre (la prise d’otage d’athlètes israéliens lors de Jeux olympiques de Munich en 1972), permet de rejouer la découverte de l’événement en direct et certaines réactions de liesse vécues au Moyen-Orient, mais aussi de proposer, du moins en apparence, un récit de vengeance étatique qui n’est pas sans évoquer, en prise directe avec l’actualité, la réaction américaine à l’attaque de Manhattan, et la quête impossible d’une réparation. Cette « stratégie du décalque » repose ainsi sur une multiplication de signes rattachant le film au souvenir du 11 septembre, aussi bien à l’échelle du récit que dans les plis de la forme. Il y a, par exemple, un raccord très beau et étonnant dans Munich, où Avner Kaufmann (Eric Bana), l’agent du Mossad en charge des représailles contre les commanditaires de l’assassinat, regarde, à bord d’un avion, les nuages plongés dans la nuit à travers un hublot. Et la caméra de s’engouffrer vers cette fenêtre où s’amorce, en fondu, le flashback de la prise d’otages. Le lieu de l’action, comme le surcadrage formé par l’ouverture (autre décalque : Spielberg l’envisage comme la lucarne d’une télévision où s’imprime le souvenir d’une vision traumatique), ne peuvent que convoquer les spectres du 11-Septembre.
Si le décalque repose ici sur une invention scénique, une trouvaille de montage, un écho, bref, sur un ajout, il peut aussi s’opérer grâce à une soustraction (du moins apparente) des images. Prenons le cas de Phénomènes de M. Night Shyamalan, dont le postulat (une toxine émise par des végétaux et propagée par voies aériennes pousse ceux qui l’inhalent à se suicider) se donne immédiatement à voir comme une métaphore du 11-Septembre. Et pourtant, l’allégorie est retorse, puisqu’elle repose davantage sur une rétention des images de la catastrophe que sur une accumulation de similitudes entre le réel et la fiction – c’est une toxine, un élément par essence donc invisible, qui sème la terreur. En somme, Shyamalan rejoue un 11-Septembre sans images, ou plutôt un 11-Septembre dont les seules images seraient, au fond, le hors-champ des images télévisuelles : la contamination par la terreur, et les morts. Le « phénomène » est bel et bien un événement médiatique – le film rejoue la sidération collective des habitants face à des télévisions ou des écrans de smartphones –, mais en substituant au chaos de New York des manifestations autrement plus minimalistes : le vent caressant l’herbe ou sifflant à travers des branches d’arbre.
L’intérêt de cette stratégie du décalque est qu’elle permet, précisément en contournant, d’aller chercher les « images manquantes » du 11-Septembre, celles-là même sur lesquelles butent les caméras de télévision, mais aussi les projets reconstituant directement l’attentat en s’inspirant, même partiellement, de la couverture des chaînes télévisées – exemplairement, l’action des secouristes dans World Trade Center reprend par endroits des traits propres à l’esthétique du reportage, notamment la caméra portée et le tremblement du cadre. Dans Munich, par exemple, l’explosion d’une bombe artisanale mal calibrée dans un hôtel révèle un charnier évoquant le chaos new-yorkais, mais avec une extrême crudité des détails (des corps démembrés, des murs tapissés de chair et de sang) sans commune mesure avec les images télévisuelles (et leur reconstitution cinématographique), où le sang et la mort sont maintenus hors champ. Même principe dans ce plan célèbre de La Guerre des mondes, où Ray Ferrier (Tom Cruise) découvre, derrière une colline, une végétation rouge sang, qui marque autant la contamination d’un pays par la terreur qu’elle ne révèle l’horreur cachée derrière les images de l’attentat. Le cinéma, par l’allégorie, fait ressurgir alors ce que la télévision n’a pas montré : le sang de l’Amérique.
Autrement dit, le cinéma devient le théâtre d’un reflux des images, et invente une parade à l’impossibilité théorique de concurrencer l’enregistrement du réel. Dans une émission de 2012 consacrée au 11-Septembre au cinéma, Jean-Baptiste Thoret évoquait un aspect absent des reportages télévisuels : « le bruit cauchemardesque » des corps des jumpers, ces individus coincés dans les tours qui se sont jetés dans le vide, s’abattant sur le bitume. Or ce bruit, dont on connaît l’existence par des témoignages, on le retrouve et l’entend dans toute son horreur au détour de l’une des premières scènes de Phénomènes, où des ouvriers victimes de la toxine se jettent d’un bâtiment en construction. Le principe de rétention au cœur du scénario va de pair avec une remontée à la surface de l’envers des images. Idem dans cette séquence de La Guerre des mondes où Rachel (Dakota Fanning) découvre, face à une rivière, un corps porté par le courant. Contrechamp : la petite fille, terrifiée, voit son visage assailli par les éclats lumineux du soleil sur l’eau, avant que tout le cours d’eau se retrouve envahi de cadavres, et le mouvement du courant de déborder dans un nouveau contrechamp, où la caméra panote légèrement autour du visage de l’enfant. Les images reviennent, incandescentes, pour brûler les yeux.
À l’assaut du « plan master »
Mais quid des tours, de leur embrasement, de leur effondrement, et de la terreur qu’a inspiré leur destruction ? Comment le cinéma de catastrophe a‑t-il pu approcher ces images, les contourner pour mieux les refaire siennes ?
Là encore, le cinéma hollywoodien n’a pas manqué d’invention, et a trouvé, pour schématiser, deux grandes solutions pour pallier son handicap. La première est en apparence simple : elle consiste à remplacer une cible par une autre. Par exemple, dans La Guerre des mondes, c’est la flèche d’une église, puis le naufrage d’un ferry, qui rejouent le scénario d’une attaque. Mais dans les deux cas, Spielberg procède à un renversement qui va de nouveau de concert avec le principe d’un reflux du trauma : l’attaque ne vient plus des airs mais d’en-dessous (sous terre, puis sous l’eau). Retour du refoulé. Une logique d’inversion que reprend aussi quelque part à son compte Cloverfield de Matt Reeves, en situant presque intégralement l’action du film le temps d’une nuit (à rebours des images diurnes et matinales de Manhattan), et en optant pour d’autres symboles : en lieu et place du World Trade Center, la Statue de la Liberté est décapitée, tandis que cette fois-ci c’est le Woolworth Building qui s’effondre sur lui-même, à la manière des Twin Towers.
Venons-en à la seconde, qui opère astucieusement un « transfert » permettant à Hollywood de revampiriser à son tour la terreur au cœur des images terroristes. Plus encore que la représentation métaphorique des symboles détruits, l’effroi provoqué par le « plan master » du 11-Septembre est incarné ici par la source du chaos, des créatures gigantesques (les tripodes, et un monstre d’origine inconnu), mises en scène de manière à remplacer, dans l’organisation des plans, les tours elles-mêmes. Chez Reeves, tout tient dans le dispositif de caméra embarquée propre au found footage, par lequel la créature est filmée de différents points de vue : d’abord au cœur du chaos urbain, puis depuis les airs, à bord d’un hélicoptère, et ultimement au plus près d’elle. Reeves rejoue de la sorte autant le film amateur des frères Daudet que les images aériennes des chaînes de la télévision : le monstre est filmé comme les tours.
Spielberg lui aussi fait référence aux films amateurs (la toute première victime des tripodes, on y reviendra, tient ainsi une petite caméra), mais table davantage sur des jeux d’échelle qui font des tripodes de véritables gratte-ciels mouvants. Impossible, face à l’érection du premier tripode, de ne pas penser aux images des badauds pointant du doigt les tours enflammées. Spielberg saisit par là très bien l’idée fondamentale derrière l’attentat fomenté par Al-Qaïda : il s’agit d’un renversement des images, par lequel le symbole d’une toute-puissance économique devient source de terreur et d’effroi. Les tours deviennent un monstre menaçant, terrifiant, le visage d’une menace. S’il fallait trouver un décalque de l’avion dans La Guerre des mondes, il serait à trouver dans les éclairs qui s’abattent sur New York, qui occasionnent quelques dégâts mais servent surtout, comme le révèle un magnéto balayant image par image l’impact de la foudre, à transporter les Aliens qui vont ensuite prendre possession des machines de guerre. C’est au fond ce qu’ont fait les avions en entrant en collision avec les tours : au-delà de les détruire, ils ont pris possession de ce qu’elles représentent dans l’imaginaire collectif. On ne peut désormais plus penser aux tours sans visualiser leurs colonnes de fumées et leurs bouches enflammées.
La reconquête du regard
Si La Guerre des mondes reste aujourd’hui le film emblématique produit par Hollywood sur le 11-Septembre, c’est probablement parce qu’il est celui qui aura saisi avec la plus grande profondeur la matérialité de l’attentat terroriste, du rapport que chacun, mais aussi l’Amérique, a entretenu avec les images traumatiques de Manhattan. Avant d’aborder plus en détail ce point, je m’autoriserai d’abord une petite parenthèse pour évoquer comment, sur un plan allégorique, le film dresse, dans les plis de son récit, un autre décalque, moins évident et plus trouble, plus secret, aussi. Coupé en deux par une longue plongée dans une cave, le film met en scène d’abord une attaque, puis une occupation vouée à l’échec (Spielberg a gardé la fin du roman de Wells, où les extraterrestres succombent aux microbes terriens). Il est possible de distinguer dans cette partition une segmentation de l’allégorie qui n’est pas sans étonner : si la première partie rejoue de manière évidente l’attaque terroriste, la seconde évoque un tout autre événement consécutif à l’effondrement des tours, notamment dans la scène de guérilla urbaine du dénouement – la Seconde Guerre du Golfe. La charge politique est discrète, mais très forte : en conservant la fin du roman, qui impute l’échec des martiens à leur inadaptation à l’environnement terrestre, le récit propose aussi, quelque part, une allégorie du bourbier irakien. Allons au bout de l’idée. Entre le début et la fin du film, qui sort deux ans après le lancement de « l’opération Liberté irakienne », à la faveur donc de cette longue pause de l’action, les Aliens auront d’abord servi de substituts aux terroristes, avant d’incarner une armée en terre étrangère, qui finit par montrer ses limites dans le chaos des affrontements de rue. Le parallèle avec la trajectoire des troupes américaines est limpide, mais on a peu noté à l’époque cette dimension politique du film, qui bat en brèche l’idée d’un patriotisme échevelé et d’un spectacle sacrifiant la distance critique sur l’autel de la pyrotechnie.
C’est toutefois à un autre niveau que La Guerre des mondes creuse son sillon le plus passionnant, en auscultant la dynamique du regard au cœur de la réception du 11-Septembre et du traumatisme que l’attentat a engendré. Le film tisse sur ce point un infra-récit en trois temps.
Premier temps : les images attaquent. La sidération des new-yorkais se heurte à un contrechamp létal : l’apparition des tripodes, cyclopes d’acier. Du premier tripode, on distingue en premier lieu une iris flamboyante, un œil-réacteur qui surgit du sol. Mais même avant ce surgissement, les prémisses du massacre creusent ce motif oculaire. La rosace de l’église vacillante projette, à la manière des futurs rayons destructeurs, un halo sur les futurs victimes, tandis qu’un plan aérien révèle que l’impact d’où jaillira la machine forme un cercle strié d’une iris lumineuse.
Une logique que prolonge la première attaque. Le chargement du rayon lumineux est figuré à travers un reflet et une sorte de faux split screen où le tripode et Ray Ferrier se regardent mutuellement, avant que le rayon ne s’abatte. Première victime : une caméra qui tombe. Il faut prendre le plan au pied de la lettre – le regard est mis en échec, réduit à un état d’impuissance face à la vision létale des Aliens.
Deuxième temps : l’aveuglement. L’attaque du ferry, où les tripodes percent la pénombre de la nuit d’une lumière blafarde, entérine le duel qui se met alors en place. Il faut se soustraire au regard des martiens, mais aussi aux images produites par leurs exactions. À trois reprises, Ray Ferrier tentera, en vain, de protéger le regard de sa fille : d’abord pour qu’elle ne soit pas témoin du carnage causé par le crash d’un avion, ensuite pour masquer la vision des cadavres dans la rivière, et enfin en bandant ses yeux pour qu’elle n’assiste pas au meurtre, qui reste hors champ, d’un fou (joué par Tim Robbins) dont le manque de discernement menace de révéler leur présence aux extra-terrestres. Ce motif de l’aveuglement est omniprésent dans les films de Spielberg des années 2000 : on le retrouve dans Minority Report (avec déjà Tom Cruise), et un an plus tard dans Munich, lorsque Avner, assailli à la fin du film par un nouveau flashback alors qu’il est train de faire l’amour avec sa femme, hurle de douleur, et que son épouse recouvre ses yeux pour les protéger symboliquement de l’incandescence de ces images mentales.
Dans les profondeurs de la cave se joue toutefois un autre aveuglement, qui augure une reconquête du regard. Alors qu’un œil-tentacule parcourt les recoins du souterrain, Ferrier et sa fille trouvent finalement une parade, en se cachant derrière un miroir. Nouveau retournement : les tripodes sont autant des avatars du Cyclope que de Méduse – puisque leur regard pétrifie, il faut leur renvoyer.
Troisième temps : « Look ! ». Ferrier met en application la leçon apprise dans la pénombre de la cave. Il fait d’abord exploser de l’intérieur un tripode, en retournant à son avantage un mécanisme d’aspiration, puis met en échec les machines dans les rues de Boston. Ferrier remarque une anomalie : des oiseaux se posent sur un tripode, révélant que son champ de protection est désormais inopérant. Il l’indique du doigt à un soldat, en criant pour couvrir le vacarme des tripodes : « Look at the birds ! ». Or, le contrechamp confirme l’intuition de Ferrier tout en pointant un autre signe de défaillance : l’iris des tripodes, celle-là même que le héros voyait surgir des entrailles de New York, clignote désormais. Alors que Ray fuyait jusqu’ici le regard mortifère des tripodes, il le retourne finalement contre eux. La « guerre des mondes » aura été une lutte pour déterminer qui regarde qui, et qui détient le pouvoir de la vision.
Épilogue ?
Et maintenant ? Quel rapport entretient aujourd’hui le cinéma américain à cette page traumatique de l’histoire ? Des films continuent de creuser la question, et on ne doute pas qu’il y en aura encore – ces dernières années, notons en particulier deux films de Clint Eastwood : American Sniper, où la découverte de l’embrasement des tours à la télévision par Chris Kyle constitue le point de bascule du récit, et Sully, dont on a déjà dit, à l’époque, à quel point il est hanté par le 11-Septembre. Mais force est de reconnaître que deux films ont marqué symboliquement une inflexion dans l’emprise que le 11-Septembre a exercé sur la fiction hollywoodienne, notamment dans le spectacle de la destruction à grande échelle. Le premier est Avengers, qui rejoue de manière limpide les « événements de New York » (c’est ainsi qu’ils sont mentionnés dans les films suivants de la franchise) pour en changer l’issue. America is back, les super-héros sont là pour sauver le monde. Sans trop charger la barque, il est possible de faire coïncider l’avènement de la suprématie des super-héros dans le champ du blockbuster hollywoodien avec une forme de dépolitisation générale du cinéma de grand spectacle et d’exorcisme des fantômes du 11-Septembre.
C’est cependant une autre fiction qui a quelque part plié l’affaire. Sorti en 2013, Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow est à la revoyure un drôle de film, assez inégal, qui vaut essentiellement pour son début et sa fin. Le film s’ouvre, exactement comme Farenheit 9/11 de Michael Moore, par un long fond noir où se mêlent différents sons (conversations téléphoniques, reportages à la télévision) et s’imprime un sobre intertitre. Là encore, le son vient combler une insuffisance de l’image cinématographique à égaler l’enregistrement du réel par les chaînes de télévision. C’est toute une histoire du cinéma américain que fait dès lors rejouer Bigelow dans cette séquence mais, et c’est la singularité du film, pour en changer définitivement l’issue. La patiente reconstitution de la traque de Ben Laden vaut avant tout comme préparatif du dernier segment, consacré à l’assaut du complexe du chef d’Al-Qaïda dans la nuit du 2 mai 2011. Cet événement, intégralement reconstitué, souscrit à certains codes du réalisme télévisuel consubstantiels à l’esthétique de Bigelow (caméra à l’épaule, cadre tremblant), qui se mêlent ici à des prises de vue avec des caméras infrarouges. Dans son découpage, la prise du complexe obéit toutefois à une mise en scène d’action qui ne vise pas un réalisme télévisuel. Et pour cause : de cette attaque, on ne connaît aucune image, si ce n’est la photo floue de la dépouille de Ben Laden. C’est la meilleure idée du film : à un événement trop plein d’images, le 11-Septembre, le récit substitue son exact envers, un événement sans images, la mort de Ben Laden. Et par extension met en scène une double revanche : celle des Américains sur les terroristes, et celle du cinéma sur le réel. « Et maintenant ? », c’est bien la question que semble se poser à la fin l’héroïne jouée par Jessica Chastain, qui paraît comme évidée par sa quête. Il n’en demeure pas moins que le film, en dépit de cet épilogue nuançant l’éclat de la « victoire » (on le sait, impossible : le 11-Septembre restera une tache indélébile) aura réussi à trouver une voie singulière pour sortir du noir des images.