Avant que la télévision n’enregistre leur destruction, le cinéma a‑t-il vraiment su mettre en scène les tours jumelles du World Trade Center ? Vingt ans plus tard, la question mérite d’être posée, tant les twin towers restent indissociables de cette funeste matinée du 11 septembre 2001, qui continue de faire écran à toute autre représentation. À y regarder de près, c’est bien d’un rendez-vous manqué qu’il s’agit, dont le premier trailer de Spider-Man, retiré précipitamment des salles après les événements, a fourni l’allégorie involontaire. La seule véritable rencontre ne se produira qu’a posteriori, dans une œuvre qui fera passer les tours du statut de figurantes de luxe à celui d’héroïnes à part entière. The Walk, de Robert Zemeckis, a beau se garder de mentionner la tragédie que l’on sait, sa force tient précisément au sentiment d’inéluctabilité qui hante cette reconstitution de la performance inouïe de Philippe Petit. Dans le corpus antérieur aux attentats, en revanche, les tours se bornent le plus souvent à faire leur apparition dans une perspective purement signalétique (« New York ! »). Cela signifie-t-il pour autant que le cinéma n’avait rien à dire sur elles, et surtout elles du cinéma ?
Ombre portée
Ces deux colosses de verre et d’acier ont pris place dans l’imaginaire collectif avec une rapidité que la brièveté de leur existence aurait tendance à occulter : achevées le 4 avril 1973 au terme d’un chantier pharaonique qui débuta en 1966, elles n’auront tutoyé le ciel que 28 ans, en tout et pour tout. Dans un nombre incalculable de films et de séries télévisées, elles fournirent très vite, aux côtés du Chrysler et de l’Empire State Buildings, des « establishing shots », ces vues panoramiques d’ouvrages iconiques dont l’unique fonction est d’identifier la ville où se déroule l’action. Une notoriété immédiate que l’on peut imputer à une audace et à une démesure exhaussées par un parallélisme et une gémellité quasi parfaite : dépassées d’une courte tête par le Sears Building de Chicago l’année même de leur inauguration, les twin towers n’en restent pas moins deux fois plus hautes. La fascination qu’elles exercent est même antérieure à la fin de leur construction. Dès 1968, le projet captura l’imagination du funambule Philippe Petit, qui fut le premier à envisager depuis la France leur détournement à des fins artistiques.
À leurs débuts, les deux gratte-ciels connurent un taux d’occupation bien en deçà des ambitions gargantuesques de la Port Authority of New York and New Jersey, qui exigea 930 000 mètres carrés de bureaux à répartir sur 220 étages. La faute à la crise fiscale qui grèvera la municipalité au milieu des années 1970 et découragera les grandes entreprises d’emménager à cette nouvelle adresse censée revitaliser downtown. Vus de l’extérieur, ces monolithes en partie vides seront un motif de fierté nouvelle dans une ville en pleine dépression, la réification triomphale et prophétique du capitalisme financier dont Manhattan sera le centre névralgique. Le plan furtif de Serpico, de Sidney Lumet, dans lequel Al Pacino se faufile sur un toit de Williamsburg, à Brooklyn, pour coincer des dealers dans un appartement est à cet égard éloquent : on y aperçoit les tours jumelles dans la profondeur de champ depuis l’un des quartiers alors les plus mal famés de la ville, dans une juxtaposition de deux réalités économiques distinctes, bientôt appelées à ne faire qu’une, celle du renouveau urbain. À l’opposé de cette irrésistible gentrification, New York 1997 travestira Manhattan en Guantanamo avant l’heure, hallucinant une prison à ciel ouvert livrée à ses détenus. Ce western d’anticipation n’est pas à une prémonition géniale près, puisqu’il débute par le détournement terroriste d’Air Force One, précipité contre un immeuble à proximité du World Trade Center, dont le toit servira de piste d’atterrissage au planeur de Snake Plissken (Kurt Russell) pour sa mission de sauvetage du Président des États-Unis.
Retour en arrière : c’est en 1976 qu’Hollywood gravit ce nouveau point culminant de la skyline de Manhattan en y situant la scène finale du remake de King Kong par John Guillermin. Le gorille géant escalade la tour Sud jusqu’à son sommet avant de chuter lourdement dans le vide, fauché par les hélicoptères de l’armée. Deux ans plus tard, dans The Wiz, la version blaxploitation déjantée du Magicien d’Oz, Lumet fera du World Trade Center la Cité d’Émeraude, la capitale fictionnelle du pays d’Oz. À peine érigées, les tours jumelles sont donc la fontaine de jouvence où le cinéma américain vient ressourcer deux de ses mythes fondateurs ; l’autel au pied duquel on sacrifie aux puissances d’argent un singe monstrueux, offrande qui semble acter l’avènement irrésistible du blockbuster. Au même moment sur les écrans, Loïs Lane s’envole au bras de Superman, glissant ébahie le long des twin towers, comme bientôt à sa suite les fantômes de Ghostbusters.
Actes de renaissance
Dans La Tour infernale, Guillermin avait préfiguré la catastrophe inhérente à leur arrogance. Joué par Paul Newman, Doug Roberts découvre que son chef‑d’œuvre architectural, la Glass Tower de San Francisco, est sur le point de se transformer en bûcher des vanités. Des installations électriques défectueuses ont provoqué un court-circuit, lui-même à l’origine d’un départ de feu. Un créateur visionnaire se heurte ici aux insuffisances de sous-traitants corrompus comme avant lui Howard Roark à l’hostilité de ses détracteurs. Seul face à l’adversité, Roark est Le Rebelle de King Vidor, premier d’une longue lignée d’individualistes forcenés à entonner la rengaine libertarienne du génie en butte à la médiocrité de ses contemporains. Minoru Yamasaki, le concepteur du World Trade Center, concrétisera le rêve de Roark, qui prend forme dans la scène finale du film : Patricia Neal file en ascenseur jusqu’au faîte d’un gratte-ciel inachevé, où trône Gary Cooper avec New York à ses pieds, comme si la ville était devenue son sujet. Les tours jumelles ne glorifiaient pas simplement l’esprit entrepreneurial à l’américaine, insufflé au projet par les frères Rockefeller, qui furent les promoteurs acharnés de cette « chambre du commerce mondiale » au lendemain de la guerre. Mausolées à la gloire de leurs bâtisseurs et mécènes, ces édifices aux dimensions aberrantes se dressaient comme deux vigies monumentales à la proue de Manhattan, le vaisseau amiral de la toute-puissance économique étasunienne. On l’a compris : l’œuvre d’art suprême sublime ici l’accumulation excessive du capital, que matérialise la forme ascensionnelle du skyscraper.
Il y a chez Philippe Petit, qui parcourut en août 1974 la distance séparant les deux tours sur un filin d’acier, quelque chose qui tient à la fois de la continuité et de la rupture avec cette tradition. Continuité, parce que l’acrobate français est, dans sa quête de transcendance, une réincarnation de la figure de Roark, lui-même inspiré de Frank Lloyd Wright. Rupture, parce que seul un intrus – un saltimbanque étranger ayant préparé comme un casse son tour de force – pouvait révéler la poésie intrinsèque d’un lieu entièrement dédié au monde des affaires. Un film inégal mais passionnant fera revivre ce hold-up artistique sans équivalent, hommage le plus poignant rendu aux tours disparues (exception faite du plan final de Munich, de Steven Spielberg). Dans The Walk, de Robert Zemeckis, Petit (Joseph Gordon-Levitt), « reconnaissant », s’agenouille à mi-chemin dans une révérence au-dessus du vide : « D’abord, je salue le câble. Ensuite, les tours. Enfin, je salue l’extraordinaire ville de New York. » Au sol, des badauds émerveillés applaudissent à tout rompre cette traversée impossible dont chacun sait instinctivement qu’elle ne se reproduira jamais. Arrimés à leur siège, les spectateurs d’aujourd’hui en sont d’autant plus conscients que le 11-Septembre est passé par là, et qu’un tel miracle tridimensionnel relève de la licence poétique dans un contexte industriel où multivers et franchises déclinables ad infinitum se sont imposés comme l’alpha et l’omega de tout storytelling. The Walk redéfinit la notion même de spectacle en le ramenant à un geste unique dont la grâce, la lenteur et la perfection géométrique conjurent momentanément le chaos à venir : à la verticalité absolue de ces structures, se conjuge l’horizontalité d’un ballet silencieux sans filet. « Pas de spectacle sans public », répétait à l’envi Philippe Petit, manifestement soucieux de sa postérité. Un leitmotiv que Ben Laden, mégalomane d’un autre acabit, reprendra ultérieurement à son compte, par un beau matin d’été également ; à l’heure où le métro déverse ses légions d’employés de bureau.
Chemins de croix
Il a donc fallu attendre 14 ans après les faits pour trouver un film ayant considéré les tours autrement que comme allant de soi, même si l’émotion qu’il suscite tient en grande partie à l’imminence d’une catastrophe maintenue hors-champ. Trichons un peu : il n’était ici supposé être question que de cinéma, mais il serait dommage de faire l’impasse sur une œuvre télévisuelle sortie en 2018 et relativement méconnue, The Looming Tower, dont l’écriture doit beaucoup au Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow. À la différence que cette mini-série en dix épisodes se déroule en amont des attentats du 11 septembre 2001, que la rivalité juridictionnelle entre le FBI et la CIA en matière de lutte antiterroriste a empêché de contrecarrer, malgré des signalements répétés de membres d’Al-Qaïda sur le sol américain. L’extrême minutie avec laquelle sont dépeints les errements des administrations Clinton puis Bush ne doit pas détourner du véritable sujet du film, à savoir le portrait de John O’Neill, interprété par Jeff Daniels dans un numéro de cabotinage qui n’en rend pas moins justice à la personnalité flamboyante de cet agent du FBI, lui aussi en proie à la réticence de ses pairs. Un motif récurrent finit par émerger du formatage de la réalisation : les tours jumelles s’invitent régulièrement dans le champ, quand le personnage principal ne les contemple pas directement. Poussé à la préretraite par sa hiérarchie frileuse, le gênant O’Neill se reconvertira dans le secteur privé, en acceptant le poste lucratif de responsable de la sécurité du World Trade Center. Il prendra ses fonctions le 23 août 2001. Derrière les coups bas que se livrent les deux agences pour influencer la Maison Blanche, The Looming Tower creuse son sillon le plus intéressant : raconter l’histoire d’un homme en marche vers un destin tragique, malgré une vie passée à tenter de le déjouer. Trajectoire fatidique, qui verra bientôt les rêves icariens d’hier s’abîmer dans les excavations d’une nécropole postmoderne. Vingt ans plus tard, c’est comme si c’était arrivé demain.