Retour sur la nature duale des images du 11-Septembre à l’aune d’une scène de Matrix Reloaded.
Le 11-Septembre a eu lieu deux fois. Événement fondé sur le dédoublement et la répétition, il a, au moment de son exécution, été rejoué sur les écrans du monde entier, tout en relevant lui-même d’une opération en deux temps. Un avion entre dans l’une des Twin Towers, et bis repetita. L’horreur du choc est amplifiée par le rejeu d’une première déflagration jusqu’alors restée principalement hors champ, la portée sans précédent du 11-Septembre résidant précisément dans la répétition d’un crash. Stratégie de mise en scène : c’est parce qu’un premier avion s’est écrasé dans la tour nord du World Trade Center, attirant les caméras en sa direction, qu’a pu être diffusé, en direct, le surgissement du second quinze minutes plus tard. W. J. T. Mitchell, théoricien et iconologue américain, rappelle à ce sujet qu’a été émise, au moment des attentats, l’hypothèse selon laquelle « le bref laps de temps entre le premier et le second impact sur les tours jumelles avait été calculé pour maximiser la couverture médiatique, puisqu’il était évident que les objectifs du monde entier seraient braqués sur le World Trade Center immédiatement après la frappe initiale. » Il s’agissait, en d’autres termes, de répéter deux fois une même déflagration pour en multiplier les copies médiatiques, et par extension la portée planétaire. Inscrit dans un circuit de réplication, le 11-Septembre aura par la suite accouché de toute une série de doubles, dans des films rejouant plus ou moins explicitement la destruction du World Trade Center – alors même que celle-ci semblait déjà reconduire certaines images du cinéma américain (Die Hard en tête). Tandis que l’industrie culturelle s’est donc occupée à exorciser l’événement, en prenant bien souvent des chemins de traverse, c’est la crainte qu’il ne se reproduise « pour de vrai » qui aura, pendant ce temps, motivé le déclenchement de guerres au Moyen-Orient et l’adoption de textes de loi sécuritaires. Car, comme le rappelle Jacques Derrida, « la médiatisation maximale était l’intérêt commun des organisateurs du “11 septembre”, des “terroristes” et de ceux qui, au nom des victimes, tenaient à déclarer la “guerre au terrorisme”. […] La vraie “terreur” a consisté, et elle a commencé là, à en exposer, à en exploiter, à en faire exposer et exploiter l’image par la cible même. »
Cette répétition des images de l’attentat par sa médiatisation fonde toute la thèse de Mitchell, qui s’interroge sur la collision, à partir du début des années 2000, entre la clonophobie (la peur du clonage et de la réplication qui alimenta, l’été précédant le 11-Septembre, les débats socio-politiques outre-Atlantique) et la guerre contre le terrorisme : « comme la terreur, le clonage porte à un point extrême de virulence, de toxicité et d’invisibilité sournoise la logique de l’image comme figure de la ressemblance, de la similitude et de la copie. » Il avance à ce sujet que la liquidation des deux tours jumelles, avec « leur monumentale dualité, leur gémellité [et] leur statut de clones architecturaux », a quelque part été l’incarnation parfaite de ce tournant symbolique et iconologique. Une lecture dans le sillage de celle qu’a proposée Jean Baudrillard du 11-Septembre. Ce dernier affirma par exemple, dans le cas des Twin Towers, que « cette symétrie parfaite et cette gémellité, qui est certes une qualité esthétique, mais surtout un crime contre la forme, une tautologie de la forme, [entraîna] la tentation de la briser », avant d’ajouter ensuite que « leur destruction elle-même a respecté cette symétrie : double impact à quelques minutes d’intervalle – suspense qui peut encore faire croire à un accident, là encore c’est le deuxième impact qui signe l’acte terroriste. » Le philosophe ira encore un peu plus loin, avançant l’idée que le terrorisme s’est manifesté à l’encontre d’un monde de la copie et du conformisme : celui de la globalisation et de la « violence du mondial » qu’incarnaient dans leur architecture les deux tours jumelles. Les attentats du World Trade Center auraient alors consisté à battre à son propre jeu (par le spectacle médiatique d’une destruction répétée) le royaume hégémonique de la copie conforme. Ils auront, autrement dit, exacerbé l’existence d’un « affrontement, presque anthropologique, entre une culture universelle indifférenciée et tout ce qui, dans quelque domaine que ce soit, garde quelque chose d’une altérité irréductible ».
La stratégie fatale
Parmi les films contemporains des événements du 11 septembre 2001, Matrix Reloaded des sœurs Wachowski ne compte pas parmi les plus cités quand il est question d’évoquer les échos, réponses et autres avatars cinématographiques des attentats. Écrit avant mais tourné au même moment (à partir d’avril 2001, et jusqu’à l’année suivante), le deuxième Matrix dresse pourtant, inconsciemment ou non, de nombreux ponts avec les questions que posent la médiatisation des attaques du 11-Septembre – sans compter les liens explicites tissés, en symbiose ou en opposition, par toute la trilogie avec la pensée de Jean Baudrillard. C’est notamment le cas d’une scène, qui renvoie de manière particulièrement étonnante aux attentats et à la destruction des tours. À la fin de Reloaded, Neo fait la rencontre de l’Architecte, l’entité informatique gestionnaire de la Matrice qui, en plus de le confronter à un dilemme cornélien (sauver la femme qui l’aime ou assurer la survie de l’humanité), lui révèle sa nature de programme. Ce qui s’y joue est typiquement baudrillardien : une vérité fatale est assénée à un individu déboussolé, dans une pièce dont les murs ne sont plus que des écrans où se dupliquent Neo, « The One », cloné à l’arrière-plan et piégé au centre d’un miroir replié sur lui-même. L’Architecte confie que la création de Neo consiste à assurer le renouvellement de la Matrice, qui intègre dans son fonctionnement même le développement de cette irrégularité lui permettant de se régénérer au fil des soulèvements, soit de se recharger de manière cyclique pour continuer de tourner. Élu par des croyants mais fabriqué de toute pièces, unique mais copiable à l’infini, Neo s’inscrit donc dans une boucle programmatique paradoxale, pris dans l’éternel retour d’une révolte répétée à travers le temps pour mieux alimenter le système qu’elle combat et croit pouvoir abattre. C’est ce qui constitue la désillusion à laquelle invite Reloaded, qui ferait presque passer le premier Matrix pour un film un peu trop simple et naïf : entre Neo et son ennemi intime l’Agent Smith, il n’y a, à ce stade du récit, que peu de différence. Tous deux ne sont que des copies vouées à menacer le système, et à périr durant l’exécution de leur tâche, avant que le système ne fleurisse à nouveau, expurgé des failles révélées par ses anticorps. Osons le parallèle : l’Agent et Neo seraient par-là les avatars d’une ère de la boucle, de la duplication informatique, mais aussi du terrorisme au temps du techno-capitalisme.
À première vue, rien de commun pourtant entre la révolte cybernétique de Matrix et l’entreprise kamikaze des terroristes du 11-Septembre. Les projets sont radicalement opposés et l’on ne saurait rapprocher, idéologiquement du moins, la rébellion à laquelle aspirent les personnages des Wachowski à la lutte armée menée par Al-Qaïda au tournant du XXIe siècle. Le terrorisme, pris en tant qu’acte de lutte politique et idéologique par le recours à la violence matérielle et psychologique, a cependant toujours été présent dans la trilogie, depuis le premier film, et pourrait même constituer l’un de ses piliers symboliques. Comme le rappellent les auteurs de Matrix, Machine philosophique : « le thème du terroriste est explicite dès les premières scènes du film : Morpheus est décrit par les coupures de presse, puis par l’agent Smith lui-même, comme un dangereux terroriste, recherché par plusieurs pays. Le terme est celui qui convient, puisque les rebelles ne se contentent pas d’avoir recours à la violence, mais font l’apologie de la violence aveugle. […] Businessmen, avocats, étudiants : ils n’ont de virtuel que l’apparence, et derrière chacun d’eux il y a un individu en chair et en os, branché de l’autre côté. Il n’empêche : ils font partie du système et cela fait d’eux des ennemis (“That’s makes every one on them our enemy”), ce qui signifie concrètement qu’on peut les supprimer sans état d’âme. » L’issue de la révélation finale de Matrix Reloaded, proche des textes de Baudrillard, qui considérait que l’opposition au système permettait justement son bon fonctionnement, renforce cette hypothèse. Alors que Neo décide d’ouvrir la porte qui le mènera vers Trinity et lui permettra de rompre la boucle mortifère annoncée par l’Architecte, son corps s’échappe de la pièce en s’envolant, poursuivi par les flammes, avant de s’extraire d’un bâtiment qui s’embrase lors de son départ. Le plan de la déflagration, filmée en contre-plongée comme depuis la rue, est on ne peut plus clair : reflet difforme des images du 11-Septembre, il s’agit d’un troublant écho dont on s’étonne, pour un film sorti seulement deux ans après les faits, qu’il figure un acte libérateur.
La suite est tout aussi éloquente : face à une audience médusée (deux rebelles assistent, depuis leur écran d’ordinateur, à l’événement), Neo poursuit sa trajectoire, fendant la verticalité dystopique d’une mégalopole qui ressemble, à s’y méprendre, à la ville de New York. Comme un ouragan né d’une violente rencontre avec le cœur décisionnaire du système, il emporte alors tout sur son passage, fracassant les vitres des bâtiments aux alentours et balayant les voitures garées en contrebas. Ce qui préside à notre regard évolue ici à la limite du perceptible et de l’imaginable, dans le flou d’un mouvement impossible : « Whatever it is, it’s moving faster than anything I’ve ever seen », avouera l’un des personnages spectateurs de l’exploit.
Que raconte au fond cette séquence, réminiscence visuelle et symbolique du 11-Septembre la plus flagrante de la trilogie ? Outre la mise en scène d’une opération de sauvetage – celle de Trinity, en chute libre après avoir sauté d’un immeuble, comme s’il s’agissait, en dépit du rejeu de l’explosion des tours, de ne pas reproduire la tragédie des « jumpers » du 11-Septembre –, elle figure la traversée d’un corps qui, à toute vitesse, refuse d’embrasser le spectre de la copie et du recommencement, brisant par son mouvement l’architecture d’un système indésirable. La séquence met ainsi en jeu la tension qui préside entre la mobilité et la fixité, l’exception et la règle, l’horizontalité d’un déchaînement et la verticalité du pouvoir, la singularité d’une existence et la duplication programmatique – autrement dit, la différence et la répétition. Autant de dynamiques opposées que la trilogie n’aura eu de cesse d’aborder sous un angle quasi mythologique, pour mieux en nuancer les fondements dichotomiques. Pensons notamment à la fin de Matrix Revolutions, qui voit Neo et l’Agent Smith s’affronter dans un duel allégorique entre le « Singulier » et le « Même » (le visage de l’Agent occupe, à ce moment-là, l’entièreté de la Matrice). Au bout du combat, il nous sera suggéré, dans une ouverture qui reformule la pensée de Baudrillard, que la bataille peut finalement s’arrêter, et la répétition avec elle, à partir du moment où le Singulier (Neo) entreprend de se fondre pacifiquement dans le Même (l’Agent) pour modifier le système de l’intérieur, quitte à pactiser si nécessaire avec ses figures d’autorité (l’Architecte et l’Oracle, qui à la fin du film s’entendent pour recharger la Matrice sous une autre forme). C’est la principale différence, et non des moindres, entre d’un côté les perspectives impérialistes (du capitalisme hégémonique) et fondamentalistes (du terrorisme islamisme) qui ont conjointement « produit » les attentats du 11-Septembre, et de l’autre celles de la révolte mise en scène dans la trilogie des Wachowski, aux contours tout aussi prophétiques et kamikazes, mais à l’horizon davantage réformateur et volontiers utopique.