De ses premiers pas au cinéma aux emblématiques À la Maison-Blanche et The Social Network, focus sur l’écriture d’Aaron Sorkin et plus particulièrement sur l’un de ses sujets de prédilection : la justice.
En 1988, un acteur et dramaturge new-yorkais de 27 ans vend les droits de sa pièce de théâtre à David Brown, un célèbre producteur. Ce jeune prodige s’appelle Aaron Sorkin, et à peine quatre ans plus tard sort son premier film en tant que scénariste, Des Hommes d’honneur. C’est le premier d’une série de trois films scénarisés pour Castle Rock Entertainment, avec Malice (1993) et Le Président et miss Wade (1995). Le premier scénario de Sorkin s’inscrit dans la veine du film de procès qui connaîtra une vogue dans la décennie, avec des titres comme La Firme (1993), L’Affaire Pélican (1993) ou L’Idéaliste (1997). Mais la cour de justice dans laquelle se déroule Des Hommes d’honneur recouvre davantage aux yeux de Sorkin : ce qui l’intéresse est contenu, contracté, dans le principe même du genre. Au sens propre, d’abord, avec des films ou des séries articulés autour de poursuites judiciaires. Dans Malice, ce sont les dommages et intérêts réclamés à un hôpital par le personnage de Nicole Kidman, suite à une opération qui l’a rendue stérile. Autre exemple : The Social Network, qui met en parallèle trois confrontations en présence d’avocats – la première oppose Zuckerberg à l’administration d’Harvard, la deuxième aux frères Winklevoss, et la troisième à son ami Eduardo Saverin. La saison deux de The Newsroom est structurée quant à elle autour des dépositions successives des journalistes concernés par l’affaire « Genoa » : la révélation d’un scandale lié à l’utilisation de gaz sarin par l’armée américaine. Quand le système judiciaire n’est pas littéralement représenté, Sorkin en reprend les principales composantes : des personnages dotés d’une éloquence de prétoire, un usage physique et théâtralisé de la parole, une description minutieuse des institutions ou des organisations, des événements qui ne se déroulent pas dans le temps présent mais sont reconstitués à travers les dialogues, des avis d’expert et une certaine jubilation des jeux de la rhétorique. Autant d’éléments orientés vers une seule et unique fin : la justice, à entendre au sens large d’une quête d’équilibre qui peut tout aussi bien déterminer le sort d’un accusé, le sens d’une action politique ou la vérité d’une histoire d’amour.
Débats et déambulations
Aaron Sorkin est connu pour avoir systématisé, dans À la Maison-Blanche, le « walk and talk » : les personnages parlent tout en allant d’un point A à un point B. Josh, CJ, Sam, Dona, Leo ou Toby évoluent dans les couloirs de la Maison-Blanche, pris par leur discussion, ils se croisent et s’interpellent dans une chorégraphie souvent filmée en plan séquence. Un rapport subtil s’instaure entre le corps et la parole. Si les mots ont une emprise sur les personnages, c’est pour les animer : parler est un acte physique. Dans une récente interview, Sorkin racontait qu’il avait lui-même besoin de jouer ce qu’il écrit, et qu’il lui était arrivé de se blesser par excès d’enthousiasme devant son miroir. De fait, non seulement ses dialogues sont indissociables des mouvements des personnages, mais ces mouvements s’avèrent être la condition des dialogues. Cette idée est explicitée dans Des Hommes d’honneur, où les premières discussions entre les deux enquêteurs Daniel Kaffee (Tom Cruise) et Joanne Galloway (Demi Moore) ont lieu alors que le premier s’entraîne au baseball. Plus tard, alors qu’ils réfléchissent chez Kaffee à l’angle de leur défense, ce dernier se plaint de ne pas avoir sa batte : sans elle il n’a pas les idées claires. « Where is my bat ? I think better with it. » Les personnages de Sorkin, véritables machines à parler, envisagent l’activité physique comme un carburant. Quand Toby cogite, dans À la Maison Blanche, il le fait rarement sans avoir une balle en main, qu’il fait rebondir contre le mur de son bureau. L’activité déployée pour trouver l’inspiration ou simplement un argument, ne va pas toujours sans certains débordements : dans Studio 60, cet excès d’énergie conduit Matt (Matthew Perry) à briser accidentellement une vitre, cette fois encore avec une batte de baseball.
The West Wing (1999 – 2006)
C’est que le rapport entre le mouvement et les paroles n’est pas toujours si harmonieux. Bien souvent, la dynamique concrète créée par les dialogues – bousculant les personnages, faisant évoluer la situation – s’oppose et se substitue aux événements, au point de leur faire concurrence. Les gestes qui comptent, dans les séries de Sorkin, relèvent plutôt du discours : ce sont eux qui portent à conséquence. C’est le propre d’une série comme À la Maison-Blanche que de s’articuler autour des discours du président, qui sont en réalité des actes politiques : comme celui, dans le troisième épisode de la saison trois (Manchester : Part I) où Jed Bartlet annonce qu’il se présente pour un second mandat. Les grandes tirades rythment les séries de Sorkin, elles constituent même le point de départ de deux d’entre elles : Studio 60 et The Newsroom. Studio 60 commence avec la fracassante irruption d’un showrunner devant sa propre caméra, interrompant un sketch pour dénoncer ce qu’est devenu son émission et la télévision de manière générale : « This isn’t gonna be a very good show tonight and I think you should change the channel (…) This show used to be cutting edge political and social satire but it’s gotten lobotomized by a candy-ass broadcast network hell-bent on doing nothing that might challenge their audience. » Le personnage principal de The Newsroom, Will McAvoy, est lui aussi présenté via un monologue qui donne son ton à la série tout en amorçant son intrigue. La scène se passe dans un débat public, où Will est coincé entre un démocrate et un républicain. Une étudiante prend le micro pour leur demander ce qui, selon eux, fait des USA « the greatest country in the world ». Tandis que l’une parle de « diversité », l’autre de « liberté », Will se jette à l’eau et déclare : « It’s not the greatest country in the world ». S’ensuit une liste des domaines dans lesquels les États-Unis ne peuvent plus prétendre être leaders, et un plaidoyer pour l’information, dont la détérioration explique selon lui le recul de son pays. Dans ces deux cas, la parole se fait provocatrice au sens fort du terme : elle est le moteur des épisodes à suivre.
L’action à proprement parler n’est pas absente des scénarios de Sorkin, mais, comme dans un tribunal, elle est passée au tamis des dialogues, omniprésents. Ils précèdent même parfois l’apparition des images auxquelles ils correspondent, comme au début de The Social Network, où Fincher garde un écran noir de dix secondes avant de montrer les personnages en train de parler. Les faits n’existent, dans les scénarios de Sorkin, que dans la mesure où ils sont commentés. Au début de chaque nouvel épisode d’À la Maison-Blanche les protagonistes sont occupés à se demander comment ils vont gérer ce qui a déjà eu lieu : un avion abattu, une mauvaise blague du président, une catastrophe naturelle. Le temps des événements est passé, il s’agit maintenant d’en démêler les tenants et les aboutissants, un peu à la manière du théâtre classique, où l’action est à la fois absente de la scène et retranscrite par les récits permettant leur reconstitution. Ce n’est pas un hasard si les trois autres séries de Sorkin, Sports Night, Studio 60 et The Newsroom mettent en scène des personnages dont le rôle est de commenter : que ce soit sous la forme du sketch ou du journal télévisé, il s’agit de faire revivre par le commentaire une réalité absente à l’écran. C’est également le principe de scénarios récents de Sorkin. Son Steve Jobs, par exemple, dresse un portrait en trois actes du personnage éponyme : il contourne l’exercice du biopic en se focalisant non pas sur les événements emblématiques de sa vie (les lancements successifs du Macintosh, de l’ordinateur de NeXT, et de l’iMac), mais sur les moments qui les précèdent. En se tenant ainsi sur le seuil ou en coulisses, le scénariste brode sur une réalité du personnage ne se fondant pas sur les grands discours publics, mais sur des échanges privés (les disputes avec ses proches, tels que sa fille Lisa, Joanna Hoffman, sa collaboratrice de toujours, ou encore son associé Thierry Wozniak). Le jeu sur l’unité de lieu ou de temps tient également un rôle dans son film précédent, Moneyball (Le Stratège), mettant en scène Billy Beane, le président d’un club de baseball peu fortuné qui décide de s’appuyer sur des méthodes statistiques pour composer son équipe. Là encore le parti pris dramaturgique va à contre-courant de la représentation habituelle des compétitions sportives au cinéma : les séquences de jeu sont absentes ou ressemblent à des reconstitutions mentales a posteriori, Billy Beane étant connu pour ne regarder les matchs qu’une fois le résultat connu. L’analyse et la théorie maintiennent les matchs de baseball dans une forme de virtualité. Le devant de la scène est occupé par Billy Beane qui fomente sa stratégie, analyse les tableaux de son assistant Peter Brand et réagit aux résultats de son équipe.
Il serait pourtant erroné de croire que Billy Beane prend le parti des mots contre les choses. Au contraire, dans la grande guerre que se livrent, chez Sorkin, ceux qui parlent et ceux qui agissent, Billy combattrait plutôt dans le second camp. La stratégie qu’il propose coupe court aux tergiversations de ses conseillers à la direction du club : en un sens, l’inflation des coûts d’acquisition des joueurs, qu’il souhaite éviter, va de pair avec cette inflation de la parole spéculative, à laquelle il met fin. L’opposition entre les commentateurs et les partisans de l’action est à la fois utilisée et retournée par Sorkin. Des Hommes d’honneur confrontait déjà la culture de l’honneur et du dépassement de soi des marines à la désinvolture brillante du lieutenant Kaffee. Ce dernier était d’ailleurs constamment attaqué sur son maniement des mots par le procureur et par le colonel Jessup. Dans le monologue du procureur qui ouvre justement le procès, cette critique de l’éloquence de Kaffee apparaît paradoxalement comme une tactique rhétorique : « Now, Lt. Kaffee, is gonna try to pull off a little magic act, he’s gonna try a little misdirection. He’s going to astonish you with stories of rituals and dazzle you with official sounding terms like Code Red. (…) He’ll have no evidence, mind you, none. But it’s gonna be entertaining. » Dans ce jeu d’oppositions qui retrace sans cesse la frontière entre les faits et leur éloquente présentation, un procédé stylistique permet aux personnages de mettre fin aux discours en pointant qu’ils en sont arrivés à bout : il s’agit de la tautologie, telle que celle utilisée par Mark Zuckerberg pour répondre aux revendications des frères Winklevoss, « if you guys were the inventors of Facebook, you’d have invented Facebook. » On en trouvait déjà des traces dans Des Hommes d’honneur lorsque Joann Galloway mettait en garde Kaffee avant son voyage à Guantanamo :
«- Tell your friend not to get cute down there. The marines in Guantanimo are fanatical.
- About what ?
- About being marines. »
Cette éloquence qui va jusqu’à pointer ses propres impasses est la grande force de séduction de Sorkin. Ce n’est donc pas un hasard si la seule comédie romantique qu’il ait scénarisée soit traversée par ce paradoxe. Le coup de foudre mis en scène dans Le Président et Miss Wade repose à la fois sur un excès et sur un manque de mots. Miss Wade, lobbyiste acharnée de la cause environnementale, répond vertement à des conseillers de la Maison Blanche attendant son soutien. À la fin de sa tirade, elle traite le président de « Chief Executive of Fantasyland ». Quelqu’un venant d’entrer derrière elle ajoute une phrase à son monologue, et elle s’aperçoit alors qu’il s’agit du président. Une fois qu’elle a repris ses esprits, elle s’adresse à lui :
«- President, I’m…don’t know what to say. I’m speechless.
- All evidence to the contrary. »
Un échange qui n’est pas qu’une facétie : s’ils tombent sous le charme l’un de l’autre, c’est autant par l’éclat de leurs répliques que par l’évidence de leur présence respective, provisoirement muette. Toute leur relation se joue sur ce double registre de l’aisance des paroles et de la légère gêne physique, l’une alimentant ou adoucissant l’autre. Le fait qu’une moitié de ce couple soit président des États-Unis n’est pas anodin, ce que l’intéressé n’hésite pas, plus tard, à souligner. Un président est un être de discours : quel corps peut-il avoir, et pour quelle relation charnelle ? Dans un autre film scénarisé par Aaron Sorkin, La Guerre selon Charlie Wilson, la parole politique s’incarne d’une manière étonnamment aguicheuse. Charlie Wilson, joué par Tom Hanks, est d’emblée montré nu dans un jacuzzi, entouré de plusieurs femmes. C’est pourtant ce sénateur texan, en apparence peu raffiné et continuellement accompagné de jeunes collaboratrices, qui dans les années quatre-vingt déploie tout un art de politique et de diplomatie pour armer les combattants afghans contre l’envahisseur soviétique. Sorkin s’amuse continuellement de cette dissonance entre la figure du stratège et celle du provincial, comme s’il répondait à la suggestion faite à Wilson par une strip-teaseuse au début du film de produire une série qui serait en quelque sorte Dallas, mais à Washington. Démocrate, Wilson est sensibilisé à la cause afghane par une vieille amie républicaine, Joanne Herring. Alors que cette dernière critique les libéraux, il répond « Well, I’m a liberal », ce qui lui vaut cette remarque accompagnée d’une main aux fesses : « Not where it counts ». À nouveau, cette sortie grivoise est une manière d’instaurer une tension, érotique cette fois-ci, entre les débats politiques et ce qui les limite, à savoir les corps des orateurs.
Le maître des machines parlantes
En 2012, une vidéo postée sur Youtube, intitulée Sorkinisms — A Supercut, rendait flagrant ce que les spectateurs de À la Maison-Blanche et les amateurs de Sorkin avaient sans doute déjà remarqué : l’omniprésence des gimmicks verbaux dans ses dialogues. Les mêmes mots sont répétés inlassablement par ses personnages, des formules identiques se retrouvent de films en films, d’épisodes en épisodes. L’efficacité des dialogues de Sorkin reposant en partie sur leur vitesse d’exécution, il n’est pas étonnant que la répétition soit l’un de leurs ressorts comiques. Mais les automatismes semblent ici aller plus loin, constituant à la longue une sorte de langue autonome. Il peut s’agir de locutions venant rythmer le ping-pong des répliques – « you bet » – au point d’en constituer la ponctuation, ou d’expressions toute faites que Sorkin s’approprie et place dans la bouche de ses personnages, façonnant un idiome qui n’appartient qu’à lui. Ces auto-recyclages peuvent même aller contre la logique interne des personnages, ou en tout cas contre leur singularité : quel sens y a‑t-il à ce que le Sam Seaborn de À la Maison-Blanche et le Jeremy Goodwin de Sports Night racontent la même anecdote sur la découverte de la liaison de leur père ?
Soit Sorkin est paresseux, soit il aime fabriquer des machines parlantes. La seconde hypothèse n’est pas incongrue, si l’on observe les environnements dans lesquels il place ses personnages. Trois de ses séries, Sports Night, Studio 60, The Newsroom, se passent dans des studios de télévision et mettent en scène des auteurs, des journalistes, des présentateurs ne faisant qu’un avec l’appareil de diffusion. Ils se parlent par oreillettes ou prompteurs interposés. Certains sont derrière la caméra, d’autres sont filmés et suivis sur une multitude d’écrans en régie. Quand la machinerie occupe un peu moins de place, comme dans À la Maison-Blanche, il s’agit encore de décortiquer un système, la Maison-Blanche, au sein duquel chaque rôle, chaque métier, constitue un rouage. Le ballet des acteurs autant que leurs répliques sont là pour donner le sentiment d’un fourmillement industrieux. Ces séries ont quasiment toutes pour titre le lieu dans lequel elles se tiennent : en même temps qu’ils parlent, les automates de Sorkin en parcourent tous les recoins. Avec leurs spécificités, ces endroits prennent chacun part aux dialogues. Le dédale des couloirs dans À la Maison-Blanche matérialise la complication administrative et politique et le balcon de Studio 60, longeant les bureaux du showrunner et donnant sur le studio, est à la fois propice à la nervosité des allers et venues et à la mélancolie de la contemplation.
The Newsroom (2012 – 2014)
Le propre d’une machine est de recevoir de l’extérieur un programme à exécuter. C’est un dispositif dont s’inspire Sorkin lorsqu’il met en scène le difficile équilibre à l’œuvre dans certaines relations professionnelles reposant sur la complémentarité entre l’activité des uns et les idées des autres. Des auteurs écrivent pour des comédiens (Studio 60), un présentateur réagit aux injonctions de sa productrice (Sports Night, The Newsroom). Dans le cas de The Newsroom, le rapport entre Will MacAvoy, le présentateur vedette, et sa productrice imposée, Mackenzie MacHale, est symbolisé par l’oreillette avec laquelle la seconde glisse des suggestions au premier en plein direct. Douée de parole, la machine sorkinienne est paradoxale, et son fonctionnement dialectique : le fait de recevoir des instructions dans son oreille n’empêche pas Will de prendre sa liberté en disant ce qu’il veut. C’est même le point de départ de la série – son déraillement le jour où il déclare que les États-Unis ne sont plus le plus grand pays au monde. Le rapport de force est plus complexe qu’il n’y paraît, Will et Mackenzie ayant chacun un public pour les soutenir : les téléspectateurs pour l’un, la régie et, par extension, tous les cadres de la chaîne pour l’autre. Les pouvoirs s’imbriquent dans une savante mécanique, reliant celui qui prend la parole à tous ceux qui veulent lui dicter sa conduite. Un autre antagonisme se dessine dans cette guerre des métiers : l’opposition entre ceux qui manient les chiffres et ceux qui manient les mots. Les journalistes de The Newsroom, par exemple, défendent leur ligne éditoriale comme une forteresse assiégée par les experts du marketing. Ceux-ci n’obéissent qu’aux études quantitatives et se soucient moins de contenu que de revenus publicitaires. La dichotomie est présente, quoique de manière moins schématique, dans les autres scénarios de Sorkin : dans Le Président et Miss Wade, puis dans À la Maison-Blanche, les sondages sont tenus à distance mais acceptés comme composante de la réalité, dessinant les fluctuations de l’opinion publique. Une série comme Sports Night et un film comme Le Stratège présentent même l’expertise du geek comme une alternative à la verve habituelle des personnages : dans le premier cas, c’est à travers un personnage de consultant joué par William H. Macy qui vient aider les personnages principaux à redresser l’audience de leur émission, et dans le second cas, c’est l’entraîneur joué par Brad Pitt qui utilise le pouvoir des statistiques pour faire gagner son équipe de baseball. Sans même évoquer Mark Zuckerberg ou Steve Jobs, un subtil passage de relai se fait entre les beaux parleurs et des personnages plus analytiques et moins extravertis.
À travers les rapports de force, Sorkin s’intéresse à la notion d’autorité : à la fois ce qui fait de quelqu’un un auteur, un créateur, et ce qui lui donne l’ascendant sur les autres. C’est la grande affaire du scénariste au moins depuis À la Maison-Blanche, série dans laquelle tout le monde est à la fois auteur et acteur. On y trouve des personnages tantôt inspirants, tantôt inspirés, qui écrivent pour le président tout en étant portés par ses idées et sa vision. L’intrigue de The Social Network tourne en grande partie autour des poursuites intentées par les jumeaux Winklevoss contre Mark Zuckerberg, persuadés qu’il a volé leur idée en fondant Facebook. Pendant les auditions, les flashbacks narrant l’origine du projet laissent planer le doute : l’origine réelle d’une entreprise à succès est-elle du côté de l’idée initiale, ou de son exécution ? On revient ici à la réponse en forme d’impasse donnée par le personnage de Mark Zuckerberg : l’inventeur de Facebook ne peut être que celui qui a effectivement inventé Facebook. Dans Steve Jobs, les personnages comme Steve Wozniak qui attendent la reconnaissance de leur contribution au succès des premiers ordinateurs Apple se heurtent eux aussi à un mur. En mettant en parallèle son rapport à ses projets et sa relation avec sa fille Lisa qu’il a d’abord refusé de reconnaître, Sorkin raconte une histoire sur la paternité. L’autorité, dans les scénarios de Sorkin, est parfois indiscernable de l’arrogance. Il n’est pas rare que ses personnages se comparent à Dieu. Dans Malice, par exemple, le chirurgien joué par Alec Baldwin répond à un avocat qui lui demande lors d’une audition s’il a un « God complex ». Dans sa tirade, il décrit la complexité de son métier, son pouvoir sur la vie et sur la mort des patients, et termine en affirmant que dans sa salle d’opération, il est effectivement Dieu : « let me tell you something : I am God ». C’est également l’objet de plusieurs plaisanteries dans Steve Jobs. Alors qu’un de ses employés se plaint du délai de trois semaines qu’il demande pour une tâche, Jobs répond que la Création a pris trois fois moins de temps. Il s’entend répliquer « Well, someday you’ll have to tell us how you did it ». Le recours, même allusif, à la figure du Créateur n’est pas si étonnant dans la logique de Sorkin : Dieu est celui qui modèle le monde avec son verbe, qui donne existence à la réalité en la nommant. C’est l’auteur par excellence.
Le code a changé
Pour se mettre en marche, une machine doit être programmée dans un langage particulier, un « code », terme qu’Aaron Sorkin utilise dès son premier scénario. Dans Des hommes d’honneur, le « code rouge » est en effet le nom d’une sanction que deux soldats sont accusés d’avoir infligée à l’un de leurs camarades, provoquant sa mort. Durant le procès, ce « code » devient l’objet de toutes les attentions, symbolisant à la fois le culte du secret et les rituels qui font loi dans les rangs des Marines. Près de vingt ans plus tard, Sorkin fait du code, à comprendre cette fois-ci comme le langage de programmation, le héros indirect de deux de ses films : The Social Network et Steve Jobs. Que peut signifier le code, pour un auteur occupé depuis le début à triturer les modes de langage et à en explorer toutes les possibilités performatives ? The Social Network s’ouvre sur un débat entre Mark et une certaine Erica sur les « finals clubs » de leur université. Quand il l’accuse de sous-entendre qu’il aura du mal à se faire accepter de l’un d’entre eux, Erica se défend : « Mark, I’m not speaking in code. » L’obsession de Mark est percée à jour : sa conscience des marqueurs sociaux, et sa volonté de les décoder. Le projet de Facebook se présente alors comme la démocratisation, par un développeur vexé, de la culture des clubs et des sociétés universitaires. Mark est accusé, tout au long du film, de faire trop peu de cas des rituels régissant la société, que ce soit le code éthique d’Harvard, selon les frères Winklevoss, ou les règles basiques de l’amitié, selon son collaborateur Eduardo. C’est que l’activité de Mark consiste à absorber ces codes, à les recycler et à les dépasser.
The Social Network (2010)
Le portrait que Sorkin fait de Steve Jobs inverse totalement cette idée du code comme instrument d’ouverture des langages cloisonnés. Parti pris logique dans la mesure où le créateur d’Apple n’avait pas pour ambition comme Zuckerberg de décloisonner les systèmes fermés, mais au contraire d’en créer de nouveaux : des machines autonomes, inaccessible aux modifications et ne pouvant se synchroniser qu’avec d’autres supports de la même marque. Par ailleurs, Steve Jobs n’est pas un développeur. Comme lui fait remarquer Steve Wozniak : « You can’t write code. You’re not an engineer, you’re not a designer, you can’t put a hammer to a nail. I built the circuit board, the graphical interface was stolen from Xerox PARC, Jeff Raskin was the leader of the Mac team before you threw him off his own project… everything ! Somebody else designed the box ! So how come 10 times in a day I read Steve Jobs is a genius ? » Le portrait de Jobs en génie est une énigme pour ce collaborateur, et c’est ainsi qu’elle est abordée par le scénariste. Dans une interview de 2016 avec Steven Levy, Aaron Sorkin expliquait son refus du biopic linéaire et explicatif, avec un acteur grimé, préférant encapsuler le mystère Steve Jobs dans des scènes condensées, fortement dialoguées, avec un acteur ne ressemblant pas spécialement à son modèle. En d’autres termes, avec ce film, c’est le personnage lui-même qui doit être décodé.
Extension du domaine du procès
De quoi rêvent les machines d’Aaron Sorkin ? De justice. Que ce soit dans les rapports de force professionnels, dans le processus créatif ou dans les histoires d’amour, c’est une forme d’équilibre que revendiquent ses personnages. À cette fin, le studio, la Maison-Blanche, la rédaction, peuvent à tout moment se transformer en tribunal dans lequel les arguments sont entendus et la justice rendue. L’analogie est développée par un personnage dans la première saison de The Newsroom : le plateau de télévision est semblable à une cour dans laquelle le présentateur est un juge qui donne la parole et modère les interprétations contradictoires. C’est en réponse à ce dispositif que Will McAvoy est accusé par ses ennemis d’agir en redresseur de torts plutôt qu’en rédacteur en chef. On pourrait adresser la même objection à Aaron Sorkin, dont les convictions démocrates percent continuellement sous l’éloquence de ses porte-paroles. Ce serait oublier qu’il laisse une chance à la contradiction, jusque dans ses personnages : la très religieuse Harriet Hayes tourne sur scène les religions en dérision, et le républicain Will McAvoy traite sans état d’âme de talibans les membres du tea party.
C’est que l’adversité n’est pas, pour eux, du côté des ennemis idéologiques. Elle est dans la tentation de la rhétorique et des jeux de langage : la parole qui tourne à vide, changeant la justice en machine politicienne sans programme. Il est intéressant à cet égard de noter les traits communs des personnages d’avocat dans les trois séries, et le rôle qu’ils y jouent. Dans À la Maison-Blanche, Olivier Babish, le chef du service juridique de la Maison-Blanche mène une enquête interne sur la communication autour la maladie du président Jed Bartlet. Dans Studio 60, une certaine Mary Tate est embauchée par la chaîne NBS pour défendre Matt d’une plainte pour licenciement abusif. Et dans The Newsroom, c’est toute la saison 2 qui est construite autour de dépositions à Rebecca Halliday, l’avocate de la chaîne ACN. Dans les trois cas, ces avocats sont là pour préparer des personnages aux poursuites légales qu’ils risquent d’affronter. Leur ambivalence tient à cette double fonction d’alliés (ils défendent en réalité la même cause que ceux qu’ils interrogent) et d’adversaires virtuels (le temps d’une scène, d’un épisode, d’une saison, ils le sont effectivement). Une dualité qui se reflète dans leur manière de parler, séduisante mais dangereuse car elle perd l’interlocuteur dans un jeu sans fin de répliques. Face à eux, les personnages redeviennent des créatures de papier. En somme, Sorkin décrit dans ces situations le tiraillement de sa propre écriture entre la fiction et la rhétorique.
Les intrigues ne sont pas réputées être le fort d’Aaron Sorkin. On voit bien en effet que les rebondissements n’ont chez lui d’intérêt que dans les situations, et donc les dialogues qu’ils suscitent. Pourtant, vue à travers la même idée de justice – tendre vers l’équilibre en rendant à chacun ce qui lui revient – ses histoires prennent un tour plus surprenant. Par exemple, la majorité des épisodes de la deuxième saison de The Newsroom sont constituée de flashbacks accompagnant les dépositions à l’avocate des journalistes ayant participé à l’affaire. En éclairant l’histoire et le point de vue spécifiques de chaque personnage, cette mise en lumière rétrospective donne à la série une profondeur qui lui manquait dans la première saison. Ce contexte judiciaire aide à définir ce qu’est un personnage pour Sorkin : quelqu’un à qui on rend justice, c’est-à-dire quelqu’un qu’on laisse s’exprimer et qu’on écoute raconter.
La définition vaut pour l’affaire Genoa, pour les intrigues politiques dans À la Maison-Blanche, mais aussi pour les histoires sentimentales de Studio 60 et de The Newsroom. Hariett et Matt, dans le premier cas, et Will et Mackenzie, dans le second. Les deux couples ont le même genre d’histoire : un passé commun, une séparation, et la nécessité de travailler à nouveau ensemble. Ce passé ressurgit dans des anecdotes ressassées, qui cristallisent simultanément ce qui unit le couple et ce qui le sépare. Dans Studio 60 c’est une dispute à propos de la participation d’Harriet à l’émission conservatrice « the 700 club ». Dans The Newsroom c’est une infidélité de MacKenzie. Dans les deux cas, le couple ne trouve un avenir commun que si chacun a eu l’occasion, dans des moments de vérité, de s’expliquer sur le passé. Le dénouement d’une histoire d’amour correspond à son élucidation. L’idéalisme sentimental de Sorkin n’est au fond pas séparable de son idéalisme politique : il s’agit de rendre justice aux personnages, de leur laisser la possibilité de rétablir un équilibre.