Dix années, déjà, nous séparent de la sortie en salles de The Social Network, dix années durant lesquelles la cote de David Fincher s’est considérablement renforcée : de Millenium à Mindhunter, la suite de sa carrière nous apparaît aujourd’hui comme un sans-faute – et force l’admiration. Mais ce n’était pas encore le cas en 2010, malgré Zodiac (2007) et Benjamin Button (2008) : en témoigne le texte très mitigé publié ici-même, emblématique des incertitudes qui entourent le statut de Fincher. Inutile de refaire le match maintenant que The Social Network est reconnu comme l’un des films majeurs du cinéma américain des années 2010 (le magazine américain Variety l’a même élu film de la décennie), voyons plutôt ce qui le rend, dix ans après sa sortie, si majeur, si décisif.
Intelligence en action
Dès la sortie du film, on a souligné, à juste titre, l’importance du scénario d’Aaron Sorkin, qui apporte à Fincher une matière nouvelle, un sujet – l’intelligence – qu’il n’a cessé ensuite de remettre sur le métier, jusqu’à Mindhunter. Ce sujet, on sait à quel point Sorkin en est devenu le spécialiste : avant The Social Network, il signe le scénario du Stratège (Bennett Miller, 2011), film qui aborde le baseball selon un point de vue de statisticien, et écrit ensuite le script de Steve Jobs (Danny Boyle, 2016), biopic entièrement dédié à la célébration d’une intelligence commerciale. Voilà donc une trilogie sur l’intelligence, construite selon une définition très restrictive du terme : non pas comme faculté de connaître et de comprendre le monde (aucun des héros de ces trois films n’a l’envergure d’un Albert Einstein) mais plutôt, dans une perspective typiquement américaine et néolibérale, comme calcul, stratégie de persuasion, compétence sociale, commerciale, éventuellement managériale. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que The Social Network soit devenu un modèle didactique pour les écoles de marketing : le sujet du film n’est pas tant Mark Zuckerberg que sa stratégie de conquête du monde, parfaitement adaptée à la jeunesse du début du siècle et démontrée en deux heures chrono, sur un tempo qui semble avoir été réglé sur le haut débit des connexions internet.
La rapidité, cela a été noté à la sortie du film, est l’un des traits les plus remarquables de The Social Network : vitesse du dialogue que Fincher fait débiter à toute allure à ses acteurs, vitesse des connexions, des rencontres, des transactions. Vitesse aussi de la métamorphose sociale de Zuckerberg, geek exclu des fraternités étudiantes au début du film, patron arborant fièrement sa carte de visite à la fin – une carte sur laquelle il a écrit sur un ton revanchard et provocateur : « I’m CEO Bitch » (Je suis PDG, salope). Le rythme étourdissant du film – que l’on retrouvera dans Millenium – est celui d’une intelligence en ébullition, d’un esprit qui va très vite, tellement vite qu’il bouscule les vieilles hiérarchies d’Harvard, les règles désuètes des final clubs dont il est exclu parce qu’il ne fait pas partie de l’élite sociale. L’université américaine est le symbole de ce monde intellectuel croulant dont Zuckerberg organise le casse symbolique en piratant le système informatique de Harvard pour créer Facemash, une version rudimentaire de Facebook. Une séquence – assez géniale, il faut le dire – raconte en montage alterné l’avènement de ce premier réseau social : pendant que l’élite d’Harvard organise une fête à l’ancienne, avec ce qu’il faut de filles et d’alcool, Zuckerberg s’active avec deux geeks devant son ordinateur : ils craquent des mots de passe, pillent frénétiquement des bases de donnée, avant de poster plusieurs photos sur Facemash. Viralité de l’information : ce réseau fait de bric et de broc capte rapidement l’attention des fêtards et de l’université entière, tout le monde veut se voir à distance, reconnaître son binôme, son colocataire, sa copine de fac. Avec un sens remarquable du tempo, Fincher rend visible l’excitation de l’intelligence zuckerbergienne, qui est encore, à ce stade du film, une intelligence purement créative, communiquant au monde sa vitesse et son champ émotionnel simplifié, à base de like et de dislike. Il n’en fallait sans doute pas davantage pour raconter la naissance de Facebook.
Procès et Process
La construction du film est ensuite partagée entre la création de la marque Facebook et des scènes de procès assez statiques où il est question de propriété intellectuelle et de trahison. C’est sans doute parce que Fincher épouse parfaitement la froideur de son sujet – l’intelligence de Zuckerberg et rien qu’elle – que ces scènes tiennent encore le coup : elles donnent au film sa structure, tout en lui conférant une certaine lourdeur volontaire. Lourdeur de la dramaturgie du film de procès, qui n’a plus aucune signification pour Zuckerberg, dépeint comme un être amoral, parfaitement étranger au vieux monde de la justice américaine, à ses subtilités juridiques, à ses débats sur des concepts (celui d’inventeur, d’auteur) que la fluidité d’internet a fait tomber en désuétude. C’est un voleur d’idées, et alors ? L’important n’est d’avoir une idée mais de l’exécuter, rétorque-t-il. Son intelligence, entièrement préoccupée par la vitesse d’exécution (le process en langage informatique) note, à un moment-clé du procès, qu’il pleut. Remarque étonnante : Zuckerberg serait-il devenu sensible à un ici-et-maintenant du réel ? Ce serait aller dans le sens d’un personnage attentif et perméable au monde, or le film ne cesse de l’isoler, de l’enfermer : dans sa chambre, dans ses locaux de la Silicon Valley, dans la salle où a lieu son procès. En réalité, ce « il pleut » est un constat fait par une intelligence commerciale, qui comprend simplement qu’en raison du mauvais temps, un plus grand nombre de personnes vont rester chez elles et se connecter à Facebook. Dans l’esprit de Zuckerberg, la pluie n’a aucune réalité, elle ne mouille pas, c’est à peine si elle tombe : ce n’est rien qu’une une donnée à intégrer au sein d’un système qui la traite immédiatement.
On a beaucoup ironisé, il y a dix ans, sur l’effet de bouclage produit par la scène finale où Zuckerberg, plus seul que jamais, ouvre une session Facebook et demande en amie Erica Albright (Rooney Mara), l’étudiante qui l’a largué dans la scène d’ouverture. Aucune mélancolie forcée dans cette scène de fin : Fincher ne joue pas les penseurs mélancoliques du contemporain, il n’a sans doute lu ni Baudrillard ni Paul Virilio. Aucune parole, aucune expression dans le visage de Jesse Eisenberg ne permet d’infléchir le sens de cette scène pour la tirer vers une éventuelle critique de notre solitude face aux écrans. Seul, Zuckerberg l’a été tout au long du film et il n’a jamais suscité la moindre empathie, ni quand il se fait larguer, ni quand les employés de sa boîte fêtent le cap du premier million de profils créés. Le créateur de Facebook n’est en réalité jamais vraiment traité comme un personnage que l’on pourrait définir selon des règles dramaturgiques classiques : il ne possède pas de background, ne souffre d’aucun trauma, n’a ni parents ni amis – à l’exception d’Eduardo Saverin (Andrew Garfield), qu’il trahira sans éprouver le moindre scrupule. Zuckerberg est en fait traité comme un prototype : on pourrait dire qu’il confirme une tendance à la froideur intellectuelle que l’on trouvait déjà dans Zodiac (le personnage de Graysmith) et que l’agent Holden Ford va rendre littéralement glaciale dans Mindhunter. D’un personnage à l’autre, c’est la même histoire de l’intelligence humaine qui se déploie à travers des structures (le journalisme, Harvard, le FBI), des champs épistémologiques (la criminologie, l’informatique) et des contextes (la fin des années 1970, le début des années 2000) différents. Au cours de la décennie 2010, Fincher est devenu une sorte de cinéaste-anthropologue documentant l’histoire de l’intelligence humaine et de son évolution sur trois décennies, des nomenclatures encore tâtonnantes de Mindhunter à la perfection ergonomique de Facebook.
« It’s fun »
Tournée vers le futur, la conclusion de The Social Network nous paraît d’un optimisme total : après un procès perdu qui va lui coûter quelques millions de dollars (c’est-à-dire rien au regard des bénéfices engrangés par son entreprise), Zuckerberg savoure sa plus belle victoire : l’arrivée sur son réseau d’Erica Albright, dont il regarde longuement la photo de profil. Voilà l’ex-copine réintégrée dans le monde lisse et dépassionné de Facebook, réseau qui n’a été inventé – c’est le sens possible de la conclusion du film – que dans la perspective d’une simplification considérable des relations humaines : ni joie, ni souffrance, de l’approbation et du like seulement. The Social Network est un film important pour des raisons qui excèdent le cinéma, c’est une date dans l’histoire culturelle, l’un des premiers récits populaires prenant acte de la victoire absolue d’une intelligence sur le réel. Cette perspective, totalement anti-romantique, consacre l’avènement d’un système (cognitif, émotionnel, communicationnel) que l’on pourrait presque croire issu d’une I.A. si Zuckeberg ne l’avait inventé. Le commentaire laconique de celui-ci sur le film de Fincher vaut, peut-être, comme le plus bel éloge qu’on puisse en faire : « It’s fun ».