Le nouveau film d’Aaron Sorkin est une évocation de Lucille Ball, l’actrice de la sitcom I Love Lucy, à un moment décisif de sa vie au début des années 1950. Le film nous la montre piégée dans un triple mille-feuille. La première strate est formée par la condensation de plusieurs événements : la crise de son couple, la presse qui l’accuse d’être communiste, la nouvelle de sa grossesse. La seconde tient au maillage temporel que confectionne la narration, l’histoire étant racontée à travers plusieurs époques : de nos jours, en 1952 et lors de sa carrière avortée à la RKO quelques années plus tôt. À cela s’ajoute un foisonnement de régimes d’image : les témoignages face caméra d’anciens protagonistes, les séquences d’époque, et des passages en noir et blanc représentant des bouts de l’épisode en cours de tournage.
À première vue, cette sophistication n’a rien de nouveau dans la filmographie d’un Sorkin adepte des représentations impressionnistes des faits : ceux-ci ne comptent que dans la mesure où ils sont annoncés, commentés, ou digérés par les dialogues. Ses faux biopics (The Social Network, Steve Jobs) fonctionnaient ainsi et une série comme The Newsroom faisait déjà son miel des allers-retours dans le temps. Being the Ricardos a beau ne pas être un film de procès comme le précédent film de Sorkin, Les Sept de Chicago, il en reprend le principe : il s’agit de répondre à une série d’accusations à travers une mise en scène spectaculaire de la parole. Lucille Ball est l’héroïne d’un monde surcodifié où quelques adjectifs en trop dans une ligne de dialogue ou une case mal cochée dans un formulaire peuvent décider du destin d’une carrière. Le tribunal, cette fois-ci, est présidé par la presse, la radio, ou encore la chaîne produisant la série. À la fin, c’est le jury (le public de la sitcom) et le juge (le sponsor, Philip Morris) qui imposent leur décision.
Au centre, à la marge
L’originalité de Being the Ricardos serait plutôt à aller chercher du côté du personnage principal, joué par Nicole Kidman. Au centre de l’architecture narrative, elle apparaît pourtant comme en décalage avec le récit, comme si elle n’y avait pas tout à fait sa place : c’est au fond le drame de cette star de cinéma manquée à qui l’on dit, insulte suprême, qu’elle est faite pour la radio, puis pour la télévision. Kidman, empêchant Sorkin de scénariser en rond, alourdit le film tout en le sauvant. D’un côté, elle l’oblige par son jeu hésitant, méditatif, à un faux rythme qui s’accorde mal avec la somme de données et de détours narratifs esquissés par le film. De l’autre, elle force Sorkin à interroger sa manière même de faire du cinéma, à se décaler lui aussi : désormais réalisateur, il ne peut plus se réfugier dans la seule accumulation d’arcs narratifs, et doit se confronter à la matière de ce qu’il cherche à représenter. Le film fait curieusement la mise en abyme de cette tension : alors qu’elle est cernée par les maccarthystes, menée en bateau par son mari et préoccupée par l’avenir de sa série, c’est sur des détails de tournage que butte plutôt Lucille Ball. Ce gag fonctionne-t-il vraiment avec cette réplique ? Faut-il que Lucy, héroïne de la sitcom, soit en train de couper les fleurs quand ses invités arrivent ? Sorkin traduit ces états d’âme par les images mentales de Lucille représentant des scènes de l’épisode, en noir et blanc, qui contredisent la dynamique de profusion narrative : dépourvues de commentaires, elles ont quelque chose de gratuit, qui suspend le récit et ne répond à aucun des enjeux initialement posés. Entourée de moulins à paroles, Lucille veut quant à elle couper, modifier, arranger – c’est une actrice qui aimerait faire de la mise en scène, une femme qui voudrait ne plus se faire dicter sa conduite. Par ce portrait, et par les échos qu’il y trouve sur sa propre situation de réalisateur encore débutant, Sorkin fait en définitive de ce film de prime abord un peu brouillon un objet digne d’intérêt.