Aux commandes de cette adaptation officielle de la biographie écrite par Walter Isaacson, on retrouve le scénariste Aaron Sorkin, véritable figure de proue du cinéma d’auteur XXL made in Hollywood de ces dernières années, à qui l’on doit notamment l’incontournable The Social Network. Son duo avec David Fincher aurait d’ailleurs dû être reconduit, Christian Bale endossant le rôle titre. Mais à la suite de son désistement, c’est finalement Danny Boyle qui s’est retrouvé en charge de la réalisation de Steve Jobs, Michael Fassbender reprenant la tête d’affiche. Plutôt que d’adopter la construction chronologique de l’ouvrage, Sorkin fait un choix plus ambitieux : celui d’une fiction découpée en trois actes, chacun ayant pour dénouement la présentation publique d’un produit ayant marqué la carrière du génial entrepreneur. Pendant les quelques minutes précédant ses rencontres avec la grande Histoire de l’informatique, Jobs est alors littéralement assailli par ses proches, qu’il doit affronter un à un avant de parvenir à monter sur scène. Ce script extrêmement sophistiqué, tout en non-dits et sous entendus, viserait à dévoiler les enjeux intimes qu’auraient dissimulé les annonces fulgurantes du fondateur d’Apple. Exit donc l’embarrassante béatitude qui dégoulinait de Jobs (Joshua Michael Stern, 2013), le premier biopic tout à la gloire du génie torturé que s’évertuait de mimer Ashton Kutcher. Sorkin et Boyle visent plus haut, cherchant pour leur part à édifier ce qu’ils voudraient être une grande œuvre shakespearienne. Mais en omettant totalement la dimension humaine de ce qui s’apparente une fois encore à un mélodrame, ils accouchent d’une œuvre froide à la prétention démesurée.
Système fermé
Il y a évidemment beaucoup de The Social Network dans Steve Jobs, beaucoup trop même. Comme dans le cas de Mark Zuckerberg, Steve Jobs serait ainsi devenu le célèbre génie torturé que l’on connaît des suites d’un manque d’amour (celui de ses parents biologiques, ce dernier ayant été élevé par une famille d’adoption). Tous les personnages qui viendront à sa rencontre incarneront alors les figures familiales avec lesquelles notre personnage va devoir régler ses comptes. Sa mère/assistante Joanna Hoffman le soutiendra en toutes circonstances mais finira par lui asséner la tape sur les doigts dont il avait besoin. Son frère/co-inventeur des premiers ordinateurs Apple Steve Wozniak le confrontera systématiquement à son manque de reconnaissance envers ceux qui l’ont accompagné à ses débuts. Enfin et surtout, John Sculley, le PDG d’Apple connu pour être celui qui l’a remercié suite à l’échec commercial du premier Macintosh, endossera le rôle du père défaillant contre lequel Jobs fomentera une vengeance impitoyable pour à la fin recueillir sa repentance. On le voit, il n’est pas une situation, une réplique, un silence, qui ne soit entièrement dévolu à ce double sens familial. Nous voilà donc en présence d’un scénario qui a pour but de dévoiler une à une toutes les pensées cachées des personnages, sans jamais en avoir l’air bien entendu. Assister à ces combats intérieurs qui ne sont jamais clairement énoncés n’est certes pas déplaisant, mais il s’agirait de rapprocher ce plaisir de la satisfaction professionnelle d’un psychanalyste lisant au travers des paroles de son patient. Aussitôt identifié, le système n’est plus observable que pour lui-même, et le film qui l’entoure ne sert plus que de prétexte à une dissection méthodique de la créature capturée dans les filets du script. Et plus le film insiste sur l’obsession du personnage à concevoir ses ordinateurs en systèmes fermés, plus il révèle un syndrome parfaitement identique. Or dans ces conditions, il est évident que nulle empathie ne peut naître à l’égard d’aucun des personnages.
Familial Network
La froideur propre à ce système pourrait se justifier dès lors qu’elle aboutirait à une analyse complexe, à une véritable tentative de compréhension à différents niveaux de cet homme dont on ne peut nier qu’il eut un parcours incroyable. C’est ici que l’on aborde le paradoxe qui empêche le film de s’élever au-dessus de son postulat théorique : le scénario ne tourne qu’autour de l’incapacité de Steve Jobs à accepter lui-même la paternité. Or ce mélodrame de facture finalement assez classique ne trouvera jamais l’incarnation nécessaire à une quelconque émotion. La confrontation de Jobs avec sa fille Lisa, climax de ce combat intérieur pour ne pas reproduire l’abandon qu’il a subi, s’apparente comme tous les autres dialogues à une joute verbale impressionnante (c’est que ladite fille a du répondant), mais aucune faiblesse véritable des personnages ne viendra jamais alimenter leur humanité. Il semblerait bien qu’une lecture purement psychologisante des êtres ne suffise pas à les restituer intégralement, et Fassbender a beau être absolument parfait dans son rôle, il lui manque systématiquement l’espace nécessaire pour parvenir à faire exister son personnage au-delà de ses impressionnantes réparties.
Et Danny Boyle dans toute cette histoire ? Le réalisateur de 127 heures est reconnu (ou moqué, c’est selon) pour ses envolées lyriques et clipesques, au sein desquelles il n’hésite pas à jouer avec la matière numérique des images. Cela ne sera pas le cas ici, à l’exception du changement bien sage et prévisible de format entre chaque époque (16mm, 35mm, puis numérique). Pour le reste, il se contente de mettre en images le script de Sorkin par des choix formels privilégiant eux aussi le style à l’inspiration. La caméra reste arrimée au personnage tandis qu’il parcourt les dédales de coulisse, de la même manière que le montage ne se détache jamais du rythme frénétique des dialogues. Les chorégraphies (car c’est bien de cela qu’il s’agit), sont indéniablement efficaces : rien ne dépasse jamais, tout n’est que maîtrise. L’introduction du film nous livrait pourtant une archive fascinante et pleine de promesses, dans laquelle Arthur C. Clarke, scénariste de 2001 l’odyssée de l’espace et donc père de l’inoubliable HAL, dévoile en 1968 sa vision du futur en prophétisant l’informatique d’aujourd’hui. Commencer par ce lien entre la science-fiction et les inventions de Steve Jobs (qui avait alors 13 ans et ne cessera de se référer à l’image de l’informatique dans la science-fiction pour tenter d’en prendre le contre-pied dans ses projets) était une entame riche de possibilités pour un réalisateur qui s’est toujours plu à visiter l’inconscient de ses personnages dès que l’occasion se présentait. Certes, dans un scénario privilégiant constamment le temps réel, les fenêtres étaient réduites. Mais même au sein des quelques rares flashbacks qui parsèment les trois parties du film, Boyle ne se permet aucun écart. C’est dommage : un peu d’exubérance serait peut-être parvenu à oxygéner le script bien trop sérieux de ce Steve Jobs, dont la sophistication peine à masquer l’indigence d’une trame bien plus pataude que les apparences voudraient le laisser croire.