L’enchaînement des événements historiques prend parfois la tournure d’un cadavre exquis. C’est ce que suggère l’introduction des Sept de Chicago, le nouveau film d’Aaron Sorkin, son deuxième comme réalisateur, qui retrace le procès des manifestants anti-guerre du Vietnam de la convention démocrate de 1968 à Chicago. Ces quelques minutes font le portrait des futurs accusés, tout en retraçant l’entrée en guerre des États-Unis : une image d’archives chasse l’autre, de la mobilisation aux premiers décomptes des morts. Comme souvent chez Sorkin, ce sont les discours qui garantissent le liant du montage : ceux des hommes politiques ou des journalistes, mais surtout celui des activistes qui exposent les raisons de leur participation aux manifestations de Chicago. Les dialogues nourrissent des raccords facétieux, tel personnage finissant les phrases de l’autre, quitte à les faire dévier de leur sens original. À la manière d’un cadavre exquis, donc, l’assemblage des séquences donne un aperçu de l’hétérogénéité des approches politiques qui ont mené aux rassemblements incriminés. Mais le collage, caractérisé par sa vitesse, introduit aussi une réflexion sur l’idée même d’événement historique. Pour Sorkin, celui-ci procède conjointement d’une accélération et d’un ralentissement. À l’emballement des premières minutes des Sept de Chicago répondent les retours en arrière du procès, et l’arrêt sur image que celui-ci opère sur son époque. Jusqu’au point d’orgue final : la liste des milliers d’Américains morts au combat que l’un des accusés se met à lire, retardant la fin du procès.
Une image remplacée par une autre peut aussi induire un changement de décor. C’est ce qui se passe dans le bureau de l’attorney general, qui réclame la tête des manifestants de Chicago, tandis que le portrait de Lyndon Johnson est décroché pour être remplacé par celui de Richard Nixon. Si le décor change, c’est qu’une nouvelle pièce va bientôt se jouer : la comparaison entre le tribunal et la scène de théâtre est d’ailleurs explicitement formulée par le procureur sortant du bureau de l’attorney general. Sorkin a généralement recours au dispositif du procès pour mettre à distance les événements : comme dans le théâtre classique, l’unité de lieu permet de faire revivre les faits rétrospectivement, par la magie des dialogues. La nouveauté, dans Les Sept de Chicago, tient dans la prolifération des scènes de théâtre. À un premier niveau, il y a celle imposée par le gouvernement en place, qui a décidé du thème, de la date, du casting, et a nommé un juge partial pour la mise en scène. Mais sur le banc des accusés, une autre pièce se joue, proposant elle aussi une relecture de l’été 1968, cette fois-ci du point de vue de chacun des protestataires. Leurs divergences portent autant sur des questions de méthode politique que sur le procès en lui-même : quelle importance accorder à sa portée symbolique ? Il s’agit d’une dimension dont Tom Hayden, le représentant des SDS (Students for a Democratic Society) joué par Eddie Redmayne, n’a d’abord pas conscience : engoncé dans ses habits d’étudiant sérieux, il fonctionne par réflexe social, au point de se lever lorsque tous les accusés ont décidé de rester assis en signe de protestation. Le symbole ne prend pas : dans cette scène, Hayden est un acteur du procès pénal et non du procès symbolique.
Dire ce qui compte
Deux personnages ont au contraire parfaitement conscience du caractère théâtral, et donc politique, du procès. Il s’agit du yippie Abbie Hoffman et du black panther Bobby Seale. Le premier, incarné par Sacha Baron Cohen, s’emploie à introduire son propre sens de la comédie dans l’enceinte du tribunal, répondant au juge, se déguisant, et emmenant le public avec lui. Personnage de théâtre, Abbie l’est naturellement aussi lors des séquences de stand-up, les seules hors du contexte juridique où un personnage fait son propre récit des événements de Chicago. Gagner le procès consiste pour lui à se l’approprier, à en faire sa propre scène. À l’inverse, Bobby Seale ne peut que constater le caractère parodique d’un procès dont il est exclu. Sans avocat, sans droit de parole, il est réduit au rang de figurant. Son geste politique consistera en retour à refuser le théâtre qui lui est imposé.
Derrière ces joutes oratoires tournant à l’illusion comique, Sorkin pose la question de la valeur accordée aux actes évoqués. Celle-ci est-elle quantifiable ? Pourquoi pas, si l’on en croit la première démonstration du procureur, qui fait de la supposée conspiration un problème arithmétique : les trois mouvements dont se réclament les accusés en forment en réalité un seul, celui de la gauche radicale. En démocratie, les questions politiques deviennent nécessairement une affaire de décompte et, inversement, le maniement des chiffres devient politique. Que les sept de Chicago soient jugés ensemble justifie l’accusation de conspiration, et qu’un huitième soit ajouté, Bobby Seale, peut changer le cours du procès. Plus profondément, les chiffres permettent de re-monétiser les mots, de rendre le poids qu’ils ont pu perdre dans la bataille. Quel est le prix de la révolution, pour Abbie Hoffman ? La question lui est posée alors qu’il a proposé, en plaisantant, de l’annuler si on lui donne 100 000 dollars. En réalité, répond-il, le prix de la révolution est celui de sa vie. Le même prix que celui des Américains tombés au Vietnam, dont l’un des accusés, geek typiquement sorkinien, tient chaque jour la liste. C’est cette recension qui est lue à la fin du procès, lestant le verdict de quatre-mille et quelques noms propres.
Alors que Tom Hayden et son avocat lui rendent visite en prison, Bobby Seale accuse les sept prévenus, tous blancs, d’avoir en quelque sorte le même père. Par un raccourci, Aaron Sorkin relie ici la question de la paternité à celle de l’appartenance : ce que veut dire Bobby Seale, c’est que les sept de Chicago sont placés sous une autorité qu’ils reconnaissent et, plus important, qui les reconnait. Il se trompe sans doute, si l’on considère la manière dont le juge Hoffman écorche, semble-t-il volontairement, le nom de famille des prévenus, et tient à préciser au jury qu’Abbie Hoffman n’est pas de sa famille. La question de l’autorité est paradoxale dans ce procès, puisque la cour veut les réduire à des sujets sans nom, tout en exacerbant leur responsabilité supposée dans les débordements de la manifestation, et donc leur autorité sur celle-ci. Avoir un nom, être ou non l’auteur de nos actes sont des sujets qui importent à Sorkin, comme on a pu le voir dans The Social Network ou dans Steve Jobs. Les Sept de Chicago se termine par une double sortie de l’anonymat : celle des morts de la guerre et, par ricochet, celle des accusés. Par un phénomène ironique, peut-être banal mais ici brillamment décortiqué, les sept de Chicago accèderont à la postérité par ce même tribunal qui voulait les plonger dans l’oubli.