Rebond sur deux films sortis en début d’année. À première vue, Aftersun et Tàr n’ont formellement pas grand-chose à voir. Ils visent toutefois chacun une complexité de façade à partir de deux stratégies communes : le morcellement et le signal.
C’est une scène d’Aftersun, film défendu dans nos colonnes (ici et là), mais qui a fait débat au sein de la rédaction. Avant d’aller dîner, Sophie et son père discutent dans leur chambre d’hôtel. Calum, dans un geste apparemment trivial, crache sur le miroir de la salle de bains alors qu’il termine de se laver les dents, puis quitte les lieux, désormais plongés dans la pénombre, en compagnie de Sophie. Au moment où la porte se referme, la caméra opère un léger recadrage dont l’obscurité masque, du moins durant quelques secondes, la destination. Le plan se prolonge, silencieux, jusqu’à ce que les traces de salive laissées sur la surface réfléchissante soient révélées par une lumière dont l’origine demeure mystérieuse. Pas de flashs extérieurs, ni de phares de voitures : c’est comme si la luminosité avait été modifiée à l’étalonnage.
La séquence est symptomatique de la méthode de Charlotte Wells, dont le film verbalise peu les enjeux, mais ne cesse pourtant de pointer, par des effets faussement ambigus, le fond de son propos. On peut lire le plan de deux manières. D’abord, en allant directement à son point d’arrivée. Ce que met en scène la cinéaste est au fond littéral : Calum, englué dans une dépression à moitié tue, vient de cracher sur son propre visage. Mais la scène est enrobée d’une suite de détails qui, plutôt que de complexifier cette idée centrale, font office de signaux. Il s’agit de faire comprendre que quelque chose se passe, et plus encore que la signification profonde de l’action ne sera pas donnée clef en main, qu’on laisse de l’espace et du temps au spectateur pour penser par lui-même. La grande astuce d’Aftersun, qui participe de son pouvoir de séduction, est de faire croire qu’il s’en remet à l’intelligence de son audience, quand en réalité il nous tient par la main. En l’occurrence, la scène ne délivre pas d’emblée sa métaphore ; elle invite même à aller au-delà des apparences, en introduisant dans un premier temps les deux personnages par des miroirs interposés. Vient ensuite une stase inattendue : lorsque la caméra reste dans la pièce après le départ de Sophie et de Calum, on ne peut s’empêcher de remarquer que c’est la première fois, à l’échelle du film, que pareil événement se produit. Difficile de passer à côté du décalage, redoublé par le silence et l’obscurité, qui indique que cette scène n’est pas tout à fait comme les autres. Ces éléments n’ont pour autant rien de subtil ; ils relèvent d’un cheminement fléché au sein duquel le spectateur ne peut pas, contrairement aux apparences, « penser par lui-même ». Le passage à la pénombre suscite autant l’attention (parce qu’il se démarque) qu’il sert à masquer la grossièreté intrinsèque du panoramique, dont l’objectif reste de souligner ce que recouvre le crachat de Calum.
Si la dépression du personnage ou son suicide ne sont jamais directement explicités par l’entremise d’un dialogue ou d’une scène clarificatrice, ni l’un ni l’autre ne font néanmoins guère de doute. On peut être sensible à la mélancolie d’Aftersun, mais sa construction fragmentaire, qui abonde de trous et de non-dits, ne renferme paradoxalement pas de véritable zone d’ombre. La « liberté » offerte au spectateur s’avère par là illusoire : que vaut la supposée subtilité (ou complexité) du film si chacun, face à une mise en scène sciemment lacunaire, tire les mêmes conclusions de ce qu’il a vu ?

Mystère ?
Tàr est quant à lui un film un peu plus retors, ne serait-ce que par qu’il gravite autour d’une actrice arborant plusieurs visages. Comme l’évoquait Alexandre Moussa dans sa critique, le film vaut avant tout pour Cate Blanchett et le jeu de ruptures de ton qu’organise, là encore, une structure narrative en forme de puzzle. Reste que la logique n’est pas sans artifice. L’une des meilleures scènes du film voit Lydia Tár faire son jogging dans un parc désert, avant que les cris d’une femme ne retentissent. La cheffe d’orchestre s’immobilise, pétrifiée, se retourne, regarde à gauche et à droite, sans parvenir à localiser l’origine du son. On bascule, le temps de quelques secondes, dans Blow-Up : au sein de ce décor ordinaire, un crime que le personnage ne voit pas est peut-être en train de se produire. La fin abrupte de la séquence, qui raccorde le parc au lit de la musicienne, dont les yeux sont ouverts (vient-elle de rêver ?), renforce son étrangeté en même temps qu’elle acte la fabrication d’un mystère. Le propre du mystère tient à sa nature inaccessible : la vérité est là, quelque part (le cri qu’entend Tàr a une existence a priori empirique), mais reste résolument hors d’atteinte. Si la scène marque les esprits, c’est peut-être parce qu’elle est, au-delà de la rupture de ton qu’elle occasionne, l’une des rares à donner corps à ce principe sans tomber dans le piège de l’image mentale. Ce n’est pas le cas d’une séquence analogue, autrement plus ratée, dans laquelle Tàr, en suivant la violoncelliste qu’elle souhaite séduire, découvre que la résidence supposée de la jeune fille est un immeuble délabré et laissé à l’abandon, une « zone » qui pourrait être hors du temps et de l’espace, où un chien errant manque de l’attaquer. La manière dont les scènes sont tronquées ou s’agencent, par le montage, autour d’un gouffre, distille de la sorte l’impression, mais l’impression seulement, que quelque chose de plus secret s’y joue. Pourtant, comme Aftersun, le film n’appelle pas vraiment à des interprétations d’une grande variété : le portrait qu’il brosse est moins complexe qu’il n’affiche les signes d’une complexité. Au lieu de donner une densité supplémentaire au récit, l’absence d’explications et le recours au hors-champ deviennent les apparats d’une sophistication qui s’effrite dès qu’on l’examine de plus près.
S’il me semble intéressant de revenir sur ces deux films, c’est aussi en miroir d’un troisième, également sorti il y a quelques semaines : The Fabelmans. En apparence limpide, voire d’une clarté dommageable (on lui a reproché ses dialogues soi-disant explicatifs, qui mettraient trop en exergue les grandes lignes du récit), il constitue d’une certaine manière leur antithèse, en cela qu’il procède non pas par soustraction, mais par superposition et association. Le trouble ne résulte pas d’une raréfaction du sens, mais d’un débordement de ce qui se joue dans le cadre, à l’image de la scène actant la séparation des parents, où se mêlent le drame familial, la vision fantasmée d’un futur qui n’adviendra pas et le plan impossible où Sammy s’imagine filmer l’événement. Les nœuds de montage et la complexité du réseau de signification discrètement disposé par la mise en scène donnent aux séquences leur épaisseur : jeux d’échos, contrepoints, bascule de points de vue, etc. Aftersun et Tàr font quelque part l’inverse : en privilégiant signaux et fragments, ils renforcent certes de prime abord l’aura de mystère qui les entoure, mais sans pour autant atteindre la profondeur à laquelle ils aspirent.