Le visage de Cate Blanchett constitue l’un des objets les plus fascinants du cinéma américain contemporain. Il ne s’agit pas d’un masque au sens où on l’entend habituellement, illisible car sans expression (comme je l’évoquais récemment au sujet de Janet Leigh), mais plutôt d’une enveloppe semblable à celles de Fantômas dans la trilogie d’André Hunebelle, tantôt surface d’apparence organique, tantôt couche factice de latex posée maladroitement sur un crâne humain et susceptible d’être ôtée ou déchirée pour révéler une autre peau – ou une nouvelle pellicule de plastique. Julian Rosefeldt avait tiré de cette élasticité en 2015 l’installation Manifesto, où l’actrice se glissait dans la peau de treize personnages. C’est cependant John Hillcoat, dans un très beau clip de Massive Attack, qui s’est sans doute le mieux saisi de l’énigme Blanchett, à travers une dissection numérique la faisant muter de l’écorchée d’anatomie au bloc de granite, puis à la modélisation infrarouge en caméra thermique.
Étrange visage que celui de cette actrice, dont les traits singuliers – des yeux en amande d’un bleu glacé perdus au milieu d’un visage où tout, pommettes rondes, nez imposant et bouche lippue, semble disproportionné – lui permettent de passer en un clin d’œil de la beauté la plus saisissante à une extrême laideur. Ce visage ne serait cependant pas grand-chose sans les capacités dramatiques de Blanchett, qui a fait preuve au fil des années d’une souplesse de jeu, articulant un mélange d’obséquiosité fielleuse et de sophistication surannée (Nightmare Alley, Carol, Benjamin Button) avec des excès de nervosité plus immédiatement glaçants (Blue Jasmine, mais aussi le sous-estimé Intuitions de Sam Raimi ou Terre Neuve de Lasse Hallström). Peut-être à cause de sa voix, profonde et solennelle, sa présence est en tout cas toujours dérangeante : lorsqu’elles ne sont pas cruelles, les belles dames puissantes qu’elle a souvent incarnées semblent toujours à deux doigts de devenir une source d’effroi. Pour toutes ces raisons, Blanchett occupe une place particulière sur l’échiquier du star-système mondialisé, quelque part entre l’affectation arty de Tilda Swinton et d’Isabelle Huppert et le professionnalisme plus sensible et appliqué d’actrices de composition traditionnelles, telles Kate Winslet ou Meryl Streep. Comme ces dernières, sa présence magnétique a souvent tendance à déborder les films parfois médiocres auxquelles elle associe son nom.
Modernité en toc
Tár, premier film de Todd Field après quinze ans de silence, n’est sans doute pas le chef‑d’œuvre annoncé, mais reste un excellent Blanchett-movie, au sens où l’actrice y trouve un rôle à sa démesure : celui de Lydia Tár, compositrice et chef d’orchestre au sommet de sa carrière, rattrapée par un scandale #MeToo qui lui fera tout perdre. Tár a les mêmes qualités et défauts que le précédent long-métrage de Field, Little Children avec Kate Winslet, à une différence près. Si Little Children, satire mordante des suburbs s’inscrivait dans la mouvance d’un cinéma indépendant américain qu’on disait alors « taillé pour Sundance », Tár semble quant à lui se fondre dans le moule d’un cinéma d’auteur européen chic et toc hanté par le spectre fatigué de la modernité. Entre l’intégration d’images de smartphone, les conversations sentencieuses sur le monde contemporain et la figure de l’assistante personnelle, on a parfois le sentiment d’assister à un concerto d’Olivier Assayas en do majeur.
Comme bon nombre de films du réalisateur de Sils Maria, Tár pêche curieusement à la fois par manque et par excès de mystère. Le film est rythmé par trois entrées en scène qui marquent chacune une étape du déclin inévitable de son héroïne, dispositif classique mais d’une efficacité assez redoutable. Field a la main plutôt heureuse dans sa prise en charge de l’ambivalence de son personnage, une femme de pouvoir qui, en grimpant les échelons de sa profession, est parvenue à se convaincre qu’elle s’était abstraite à la fois de son genre, de ses origines sociales et des conséquences de ses actes. Sourde aux questionnements politiques de l’époque et persuadée de pouvoir tirer profit de sa position en toute impunité comme les hommes qu’elle côtoie, Lydia Tár est indubitablement un monstre. Field, sans l’exonérer, cartographie néanmoins avec attention, voire empathie, le triple déni dévastateur s’exprimant à la surface du corps de Blanchett qui semble en permanence déployer une énergie surhumaine pour en garder le contrôle : déni de ses actes, de leurs conséquences et, dans la dernière séquence, de sa déchéance. Le cinéaste trouve également un équilibre assez adroit dans son exploration des velléités de déconstruction de la génération Z, dont les bonnes intentions professées ne sont pas dénuées d’excès dogmatiques ou d’opportunisme (Francesca, son assistante jouée par Noémie Merlant, ne dénoncera sa patronne que lorsqu’elle lui refusera une promotion). Lydia Tár a beau remporter la première manche de cette lutte générationnelle en humiliant publiquement l’un de ses jeunes élèves de Julliard qui refuse, par principe, de jouer du Bach, la seconde partie du film vient mettre en évidence le bien-fondé des objections de ses étudiants. La compositrice dégringole en effet à vitesse grand V les échelons qu’elle a semble-t-il péniblement réussi à gravir.
Si la structure du récit apparaît balisée, son caractère prévisible est néanmoins contrebalancé par la patiente description du milieu privilégié dans lequel évolue le personnage. Les longues séquences dialoguées, souvent filmées d’une traite, où les personnages pérorent dans des tours de force rhétoriques sont alternées avec des échanges plus prosaïques et tout autant révélateurs sur la gestion quotidienne de l’orchestre, avec ses conférences de presse, ses réunions administratives et ses déjeuners de courtoisie. Tout cela ne manque pas de complexité et, par moments, d’une certaine justesse, mais on se demande un peu pourquoi Field souhaite à tout prix redoubler les enjeux pourtant déjà très clairs de son scénario par des redondances explicatives. C’est le cas de la sous-intrigue vaseuse du recrutement d’une jeune violoncelliste, qui rend péniblement explicite ce qui était déjà suggéré ailleurs à travers les mentions énigmatiques à l’ancienne protégée de Tár et ses rapports ambigus avec son assistante Francesca. En exposant son héroïne au grand jour comme une prédatrice lubrique, quasi-cartoonesque dans l’expression éhontée de sa concupiscence, Field désamorce trop rapidement l’ambiguïté de sa figure centrale.
Étrangeté en kit
Pour conjurer la lourdeur occasionnelle de son scénario, le cinéaste tente, dès qu’il le peut, d’injecter par tous les moyens de l’étrangeté dans sa mise en scène. Les apparitions répétées en amorce d’une ancienne protégée dont Tár a brisé la carrière, anomalies au milieu de la captation neutre d’une routine parfaitement huilée, intriguent par leur statut indécidable : mettent-elles en scène l’obsession morbide d’une fan harceleuse ou sont-elles l’émanation prématurée de la culpabilité de Tár ? De tels petits accrocs dans les choix de cadrage parviennent un certain temps à intriguer car ils se heurtent à la surface étale de la photographie glacée de Florian Hoffmeister, donnant forme à l’envers nauséabond de l’image très lisse du personnage. Mais lorsque s’y ajoutent pêle-mêle hallucinations auditives, cauchemars intempestifs et interruptions répétées d’une voisine en situation de handicap, l’accumulation de bizarreries finit par paraître forcée et arbitraire. Dans les dernières séquences de Tár, Field cite explicitement plusieurs plans des Rendez-vous d’Anna de Chantal Akerman, clin d’œil qui l’expose à une comparaison pas très flatteuse tant la rigueur formelle caractéristique de la cinéaste belge est à l’opposé de cette dispersion tout en fausses surprises et effets de manche.
Au milieu de ce film inégal se dresse malgré tout Cate Blanchett, qui fait ici le grand écart entre ses deux pôles expressifs de prédilection – d’un côté l’extrême maîtrise du corps et la morgue sirupeuse, de l’autre le débordement incontrôlable et sidérant des affects. Cette tension donne lieu à des moments de terreur mémorables, toujours à deux doigts du comique – quand elle harcèle une fillette à la sortie de l’école ou entonne à l’accordéon et d’une voix de putois une complainte grotesque pour décourager les locataires potentiels d’un appartement voisin. Il faut voir, enfin, son faciès hideusement déformé par la rage au moment où elle fait irruption sur la scène dont on l’a chassée : on dirait que la peau de son visage flotte au-dessus de son crâne et qu’elle va se décoller pour lui permettre d’arracher à dents nues la chair de son remplaçant. Pour des moments comme celui-là, sublimes et monstrueux, Blanchett n’aura pas volé son Oscar.