Deauville est un festival clivé : dans la journée, on y découvre de petits objets affichant parfois ostensiblement leur esthétique d’indépendants et réalisés la plupart du temps par des inconnus (la moitié des treize longs-métrages de la sélection officielle étaient cette année des premiers films). Le soir, le festival s’habille en smoking et déroule son tapis rouge pour accueillir ses stars – ou ce qu’il en reste. Disons-le clairement (mais le constat doit valoir pour presque tous les autres festivals) : les films faisant événement se font de plus en plus rares et Deauville, qui a servi autrefois de rampe de lancement aux blockbusters de la rentrée, s’adapte à un marché dont les formes et le calendrier ont radicalement changé depuis quelques années.
Ainsi, le film le plus attendu du festival – Blonde d’Andrew Dominik – a été aussi, dans sa forme, le plus inattendu, le plus audacieux et libre. Affranchi des normes du biopic explicatif encore produit par l’industrie hollywoodienne (Elvis, par exemple), Blonde surprend d’abord par sa capacité à raconter Hollywood non pas à la fin de son âge d’or (soit à l’époque de Marilyn) mais depuis sa fin actuelle, c’est-à-dire selon la perspective d’un cinéma dont l’horizon n’est plus la salle mais la plateforme (le film sera livré sur Netflix à la fin du mois). La salle de cinéma, où défilent les génériques et les scènes des films les plus marquants de Marilyn (de Niagara à Certains l’aiment chaud) est l’un des lieux récurrents de Blonde. Elle semble archiver à travers la figure de Marilyn un rituel de consécration propre à l’industrie du cinéma, celui de l’avant-première prestigieuse qui fait la réputation d’un film. Rituel qu’Andrew Dominik et Ana de Armas (qui incarne Marilyn) ont rejoué en passant par Venise avant d’arriver en grande pompe à Deauville, avec ce biopic où Marilyn apparaît moins en tant qu’actrice starifiée que comme légende spectrale, à la manière du hors-la-loi incarné par Brad Pitt dans L’Assassinat de Jessie James. Le risque que courait le film, dès lors, était celui de l’enjolivure mortuaire, du maquillage de cadavre ; Blonde, pourtant, est un film incroyablement incarné et charnel, l’histoire d’un cadavre bien vivant qui ne cesse de déchirer son suaire.
Déchirures
La déchirure représente, après la salle de cinéma, l’autre grand motif structurant du film. Déchirure d’un fœtus conduisant à une fausse couche (Marilyn : star stérile), déchirure mentale (Marilyn : cas psychiatrique), mais surtout déchirure à l’intérieur même des séquences, comme dans une scène de tournage de Certains l’aiment chaud où les affects affleurant à l’écran sortent brutalement Marilyn du champ de la comédie pour la jeter, presque sans transition, dans un background médicalisé et cauchemardesque. Dans son dernier mouvement halluciné, Blonde regarde alors du côté de Lynch, moins dans son imaginaire (celui de Lynch est trop intime pour être copié) que dans la jonction étrange que le film tente d’établir entre la fabrication de la star (le fameux « this is the girl » de Mulholland Drive) et son effroyable étiolement, exprimé en quelques plans magnifiques à la toute fin du film. Parmi ceux-ci, on retiendra celui d’une cigarette se consumant dans un cendrier pendant que Marilyn hurle hors champ. Ce cri marque la dernière grande déchirure du film et prépare son tout dernier plan, où les jambes du cadavre de Marilyn sont éclairées dans une lumière terne qui rappelle la chambre glauque où Diane Selwyn (Naomi Watts) se donnait la mort dans Mulholland Drive. Blonde est un film qui se dénude progressivement et dont le projet principal est de déglamouriser le cinéma. Qu’il ait choisi pour cela une star – et pas n’importe laquelle, peut-être la star de cinéma absolue – n’est pas le moindre de ses paradoxes.
Sundance en Normandie
À côté de Blonde, les films de la sélection officielle ont plutôt fait pâle figure. Bien qu’ils aient été d’un niveau sensiblement supérieur à celui des deux précédentes éditions, on pourrait refaire chaque année le même constat un peu désabusé : le jeune cinéma américain s’est « sundancisé ». Au lieu de révéler de nouveaux regards (entendons le mot dans son sens le plus usuel : un point de vue singulier sur le monde), il semble accueillir de jeunes « cinéastes » surtout soucieux de suivre les chemins les plus balisés. Ainsi, le très convenu Palm Trees and Electric Lines (distingué par un Prix du Jury) est un coming of age movie mélancolique comme on en a cent fois vu dans les festivals, presque une caricature de premier film : adolescente rêveuse et apathique (une brunette au regard triste que l’on dirait créée par algorithmes à partir de l’ADN d’Anya Taylor-Joy), dramatisation progressive des enjeux du récit (une liaison avec un homme fait basculer la jeune fille dans l’univers de la prostitution) et petites capsules méditatives accompagnées d’un sound design atmosphérique, sur fond de spleen californien. Tout paraît programmé, fabriqué, presque déjà instagramé : du « prêt-à-voir » confortable, qui n’épouse jamais le trouble de son sujet. Le désir du personnage féminin pour un corps d’homme – et non de garçon – n’est regardé qu’en surface à l’occasion d’une brève scène de baignade où la caméra, en vue subjective, scrute le torse de l’acteur masculin. Qu’est-ce qui, dans ce torse, émeut ou émoustille la jeune fille ? Ce regard concupiscent était au cœur d’un film infiniment plus sensible et troublant que Palm Trees and Electric Lines ; c’était Fish Tank d’Andrea Arnold.
Étoile naissante
À l’opposé, Aftersun de Charlotte Wells est apparu comme le film le moins programmatique de la sélection. Il s’agit de l’histoire très simple d’une relation entre un père divorcé et sa fille de onze ans, relation resserrée dans la temporalité d’un été qu’ils passent ensemble en Turquie dans un club de vacances, au début des années 1990. En accumulant les petites scènes en apparence assez plates, le film fait mouche ; sa logique du less is more le rapproche par bien des côtés du cinéma de Richard Linklater, mais cette possible influence s’estompe assez vite pour céder la place à l’expression d’une authentique sensibilité. L’art de Charlotte Wells tient d’abord à son sens de la juxtaposition : toutes les séquences qui composent le film sont assez courtes ; elles intensifient des moments précis, souvent marqués par l’absence de l’un ou l’autre personnage, et s’attachent aussi parfois plus librement à des éléments extérieurs en apparence insignifiants, comme des deltaplanes traversant le ciel bleu. Dans sa construction globale, comme dans le dessin des personnages, le film ne cesse de donner à son spectateur l’impression d’être ailleurs, de flâner, de s’éparpiller, au point de maintenir dans l’implicite une grande partie de son histoire (nous ne saurons jamais vraiment qui sont ce père et cette fille l’un pour l’autre). En réalité, Aftersun s’intéresse à un sujet beaucoup plus immatériel que le portrait d’une relation père-fille. Ce sujet, peut-être déjà contenu dans son titre, ne peut le décrire que de façon abstraite parce qu’il est littéraire et poétique : c’est la mélancolie nichée au cœur de la joie. Par un effet de construction particulièrement habile, ce n’est que tardivement que l’on comprend l’importance capitale du thème de l’été, au cours d’une séquence très belle où le père danse sur Under pressure de Queen et David Bowie. La musique traverse alors le temps et nous fait pénétrer tout à coup dans la pénombre du souvenir, après l’été. Et le film de s’ouvrir alors brutalement à une mélancolie déchirante, qui fait presque monter les larmes.
Bonnie
Du côté des documentaires, on retiendra surtout Bonnie de Simon Wallon, portrait d’une grande directrice de casting – Bonnie Timmermann –, femme de l’ombre à laquelle on doit, entre autres, les distributions de Heat et de Carlito’s Way, ainsi que la découverte d’une génération d’acteurs qui a rayonné (et régné) sur le cinéma hollywoodien des années 1990 : Bruce Willis, Julia Roberts, Kate Winslet, Keanu Reeves, Ben Affleck, Mark Ruffalo. Si les rushes de leurs essais (notamment celui, assez génial, de Ruffalo pour Armageddon) ressuscitent l’éclat et la grâce de l’acteur en train d’éclore, le film vire parfois au name dropping nostalgique ; il devient vraiment pertinent lorsqu’il revient sur grand chantier ouvert par la création de la série Miami Vice (Deux flics à Miami), diffusée sur NBC dans la seconde moitié des années 1980. Entièrement castée par Bonnie Timmermann et produite par Michael Mann, cette série a été un vivier d’acteurs nouveaux dont le physique tranchait avec l’esthétique du soap qui dominait alors l’esthétique télévisuelle : Laurence Fishburne, Benicio del Toro, John Turturro, Steve Buscemi ont ainsi fait leurs premiers pas dans Miami Vice, introduisant l’idée – absolument neuve pour l’époque – d’un casting mixte, reflet de la diversité sociale et ethnique de la ville de Miami. Bonnie apparaît dès lors comme un documentaire dépassant le simple hommage au génie d’une dénicheuse de talents, pour témoigner à la fois de l’éclosion d’une exceptionnelle génération d’acteurs et de l’ouverture du cinéma mainstream à des corps jusque-là marginalisés.
De Blonde à Bonnie, de la dé-glamourisation au revival glamour des années 1980 – 90 (après l’effondrement du Nouvel Hollywood), le festival de Deauville aura donc dressé cette année un portait cohérent et bien souvent passionnant des contradictions du cinéma américain.