Après avoir revisité le roman de Mary Shelley dans De la chair pour Frankenstein (1973), Paul Morrissey enchaîne l’année suivante avec une variation sur le thème du Dracula de Bram Stoker. Dans ces deux films tournés en Europe et produits par Carlo Ponti, le cinéaste utilise la même équipe technique, les mêmes acteurs et poursuit une veine gore et érotique qui fait entrer la subversion de sa fameuse trilogie Flesh, Trash et Heat au sein d’un genre plus commercial. Il achèvera sa mue en 1978 avec l’adaptation d’un troisième chef‑d’œuvre du roman gothique, Le Chien des Baskerville, sur le ton d’une comédie anglaise plus légère. Avec Du sang pour Dracula, il poursuit l’exploration de références iconographiques déjà présentes dans Frankenstein sur un mode à la fois ironique, politique et éminemment sexuel, en faisant résonner les atermoiements de son époque avec une esthétique du cinéma bis proche du pastiche.
Le canon grec
Pour comprendre les oppositions sexuelles mises en place dans Du sang pour Dracula, il convient d’abord de revenir sur De la chair pour Frankenstein. Udo Kier y campe Frankenstein, baron scientifique marié à sa sœur et à la recherche d’une tête masculine pour parachever sa créature monstrueuse. Celle-ci doit être dotée de deux caractéristiques : un nez grec et un cerveau propice à une forte attirance sexuelle, afin de permettre l’accouplement avec le monstre féminin reconstitué par le savant selon le même protocole. Face à lui, Joe Dalessandro incarne Nicholas, un paysan rustre aux nombreuses conquêtes, qui devient bientôt le valet et l’amant de la femme/sœur de Frankenstein. La référence constante au canon grec est la première clef permettant une lecture érotique du film. Cette obsession esthétique du baron est visible dès son apparition à l’écran, allongé dans un lit dont les ornements reproduisent un dessin en figures noires, évoquant la céramique hellénique. Après s’être levé, il fait face à une reproduction de l’Aurige de Delphes disposée dans une niche (fig. 1), avant de s’asseoir derrière un bureau orné de bustes antiques. À cet instant, il demande à son assistant de lui ramener la tête d’un Serbe, car ce peuple descendrait directement de la Grèce classique. Son insistance sur le fait que cette tête doit disposer d’un long nez droit vient, de toute évidence, figurer une quête de puissance sexuelle en attribuant au nez les qualités d’un phallus.
Nicholas et son ami Sacha (Srdjan Zelenovic) incarnent les deux facettes de cette recherche obsessionnelle. À la suite d’un quiproquo, le choix de Frankenstein se porte sur Sacha : c’est lui qui possède le fameux appendice tant convoité, lui dont le corps transformé finira par adopter les proportions idéales d’une statue (après l’opération, il gagne plusieurs centimètres). Mais cette beauté parfaite est contredite par l’impuissance de Sacha, qui vient réduire à néant les espoirs du baron. À l’inverse, le corps paysan de Nicholas (son statut social, qui s’accompagne d’une humiliation systématique, revient à plusieurs reprises comme un jeu érotique) est associé à une sexualité débordante (on le découvre en train de faire l’amour dans le foin). Alors que le corps de Sacha demeure inerte, ligoté, pris dans des corsets, et que sa nudité se refuse toujours au regard (un bandage dissimule son sexe), la caméra, au contraire, s’attarde sur celui, nu, de Nicholas, toujours montré en mouvement et associé à la mobilité d’un reptile (un lézard serpente sur ses fesses au début du film – fig. 2). En somme, l’erreur originelle du scientifique est d’avoir confondu les deux appendices en pensant que la beauté figée de l’art pouvait remplacer les fondements érectiles de la vie.
La pureté de la race
De la chair pour Frankenstein convoque un autre réseau de références accolées cette fois plus directement au personnage du baron, que révèle un plan particulièrement soigné (fig. 3). Après avoir prélevé les derniers organes nécessaires à leurs expérimentations sur un malheureux, le savant et son assistant transportent son corps nu et le jettent sur le charnier disposé dans un coin du laboratoire. L’enchevêtrement des dépouilles cite alors Le Radeau de la méduse et s’accompagne d’une réminiscence d’images de massacres, ici adoucies par la position alanguie des corps et leurs yeux fermés. Tout au long du film, le baron est en effet assimilé à un tortionnaire nazi, expérimentateur démoniaque dont le discours glorifie la « vraie race » contre les « minables qui grouillent, pullulent et se reproduisent ». Frankenstein jouit d’ailleurs en insérant son bras dans les cicatrices de ses victimes pour toucher leurs organes. Encore un fois, il se trompe d’orifice, toutes ses pulsions sexuelles n’étant définitivement capables que d’engendrer la mort à défaut de pouvoir créer la vie.
Le personnage de vampire qu’interprète le même Udo Kier dans Du sang pour Dracula laisse entrevoir une trajectoire similaire. Le comte et son secrétaire se rendent dans une famille italienne noble et désargentée, dans l’espoir que le sang d’une des filles vierges puisse prolonger la vie du vampire, malade d’avoir été trop longtemps privé de ce nectar vital. L’idéal qu’il poursuit n’est plus celui de la beauté antique, mais de la virginité chrétienne, le comte ayant choisi l’Italie où, par fidélité à la morale religieuse, les femmes arriveraient pucelles au mariage. Tout comme le canon grec s’est retourné contre Frankenstein sous les traits de Sacha, doté d’une puissance musculaire nouvelle qui lui a permis de tuer ses maîtres, les objets de dévotion se parent, pour Dracula, d’une paradoxale force de répulsion : le comte cache le crucifix accroché au-dessus de son lit et se détourne systématiquement des images pieuses. Selon la même morale que dans le film de 1973, le personnage d’Udo Kier est finalement victime de sa quête d’absolu et de pureté. Il s’est mépris : les filles ne sont pas vierges et leur sang l’empoisonne.
Sang pour sang
D’une manière encore plus flagrante que De la chair pour Frankenstein, Du sang pour Dracula donne à voir une lutte sexuelle opposant Udo Kier/Dracula et Joe Dalessandro/Mario le palefrenier – les filles ayant été possédées par l’un devenant mortelles pour l’autre (Frankenstein les transforme en vampires, alors que Mario corrompt leur sang de pucelles). Se met alors en place une course à la pénétration où le dernier espoir pour les filles vierges est de céder aux avances du jardinier afin de ne pas être vampirisées par le comte. S’ensuit une série de scènes de viols où le sang de la morsure répond à celui de l’hymen, avec pour différence notable que les victimes marquées par Dracula se murent dans le silence, tandis qu’elles atteignent la jouissance avec Mario. Cet antagonisme sexuel entre les deux personnages masculins est mis en scène dès leur surgissement à l’image. Au cours du générique d’ouverture, un gros plan dévoile le visage du comte, de profil, en train de se maquiller et de se teindre les cheveux, soulignant l’ambiguïté de l’appartenance genrée du vampire, dont la virilité ne cesse d’être remise en question (il apparaît comme un personnage faible et impotent). Au contraire, Mario se dévoile par l’entremise d’un plan large, à côté d’une colonne de marbre dont la forme phallique est lourdement soulignée (fig. 4).
Queer prolétariat
À l’image d’autres films d’horreur des années 1970, hantés par l’envers des illusions hippies ou le fiasco de la guerre du Vietnam, le diptyque De la chair pour Frankenstein / Du sang pour Dracula recèle un important sous-texte sociétal. Si ce dernier passe par des références explicites au nazisme dans Frankenstein, il est pris en charge, dans Dracula, par l’érotisation du corps de Joe Dalessandro qui reproduit les codes d’une iconographie communiste. L’époque à laquelle se situe l’intrigue restant indistincte (quelque part au début du 20e siècle), l’insistance sur l’engagement politique de Mario, présenté comme marxiste, fait l’effet d’un anachronisme d’autant plus flagrant que la mise en scène adopte des références explicitement soviétiques. Citons notamment le marteau et la faucille peints en rouge au-dessus de son lit (fig. 5), mais aussi sa force physique magnifiée selon les critères de l’esthétique soviétique, comme dans ce plan en contre-plongée où il coupe du bois torse nu, exhibant la vigueur et la puissance sexuelle associée au prolétariat (fig. 6). L’übermensch modelé selon l’idéal grec a fait place à un travailleur hypersexualisé, tout droit sorti d’une affiche de propagande teintée d’imagerie queer.
Paul Morrissey place son personnage au service d’une grande famille décadente où, sous des dehors de respectabilité, les sœurs couchent entre elles (on retrouve ici le thème de l’inceste déjà présent dans Frankenstein) et disposent du palefrenier à leur guise, dans une critique revendiquée de la duplicité des mœurs bourgeoises. Dans les deux films, la famille devient l’épicentre de toutes les perversions, la faute au lien maladif qui unit les générations – Frankenstein s’ouvre et se termine sur deux scènes où les très jeunes enfants reproduisent les crimes des parents. En cela, Paul Morrissey, né en 1938, semble vouloir régler son compte à la génération précédente, dont la rigueur morale aurait donné naissance à une idéologie mortifère. Son diptyque érotico-horrifique n’est pas seulement le résultat de la libération sexuelle des sixties, mais charrie avec lui un désir d’émancipation plus global né d’un dégoût profond pour l’hypocrisie de ses aînés.