Jean-Pierre Melville, considéré à raison comme le maître du polar noir à la française, a, certes, reçu énormément d’influences outre-Atlantique, mais n’en reste pas moins un témoin exceptionnel de son époque. Au fil d’une filmographie finalement assez courte se dessine ainsi une vision particulière de l’histoire. Obsédé longtemps par les événements et le poids de la Seconde Guerre mondiale, Melville est également un cinéaste du conflit entre raison et foi, ou entre volonté et obligation s’il ne sera jamais ni un cinéaste de la morale ni du devoir. Presque trente-cinq ans après sa mort, ces quelques lignes tenteront d’analyser les rapports du cinéma de Melville à la recréation du passé et ses questionnements.
Une expérience personnelle de l’histoire
Enfant de la Première Guerre mondiale, né en 1917, Jean-Pierre Melville restera fasciné par Cavalcade de Frank Lloyd (1932) qui reste traditionnellement le film qui aurait décidé Melville à en faire lui-même. Les événements étant ce qu’ils sont, il est appelé sous les drapeaux français après le bac mais a le courage de rejoindre la France Libre à Londres en 1942 et de participer ensuite au débarquement de Provence. Son expérience personnelle de la guerre sera d’ailleurs déterminante dans la peinture politique et clandestine de la Résistance dans L’Armée des ombres. Ce n’est qu’après la guerre qu’il rentre à Paris et réalise son premier film : il s’agit évidemment de son adaptation du Silence de la mer, roman de Vercors publié sous le manteau en 1942 par les naissantes Éditions de Minuit. L’adaptation tient une large place dans l’œuvre de Melville : on peut à cet effet noter qu’il n’adaptera que des romans d’écrivains qui furent proches de la Résistance comme Vercors donc, mais aussi Cocteau ou José Giovanni (qui fut aussi proche de Londres que de la guillotine à une époque pour un braquage). Dans la plupart des films de Melville, ce dernier illustre son histoire d’une voix off qui montre, peu ou proue, que le cinéaste regarde ses personnages et leurs actions comme un narrateur mais aussi comme le protecteur d’une histoire à laquelle il a participé activement. Enfin, la force de Melville est d’avoir su combiner des références américaines et une esthétique toute personnelle que certains tentent encore d’imiter (souvent quelques crans au-dessous) dans l’Hexagone, et un genre, le polar, avec des préoccupations historiques comme contemporaines.
La Seconde Guerre mondiale, centre de tous les futurs
Son premier film, Le Silence de la mer ainsi que deux autres, Léon Morin, prêtre et L’Armée des ombres se déroulent durant la guerre. Il n’est cependant pas rare que dans les autres œuvres de Melville, plusieurs références à celle-là soient faites. Dans Bob le Flambeur, les dernières rencontres de Bob et d’un ancien compère de hold-up sont datées d’« avant la guerre au moins », comme un temps révolu mais toujours présent, une sorte de pivot, de point de repère dans le vingtième siècle. Dans Le Samouraï, Un flic ou Le Doulos, trois films des studios Jenner de Melville situés dans le XIIIe arrondissement, les rails d’Austerlitz faisaient clairement référence à la mort vers laquelle ils avaient, un temps, mené. Le cinéma de Melville tourne beaucoup autour du symbole, qu’il soit référence cinématographique ou reconstruction historique.
D’une part, la guerre est pour lui, comme pour beaucoup pourrait-on ajouter, la situation parfaite, le décor parfait de la crise intérieure. Elle n’en est cependant jamais l’unique ressort : dans Le Silence de la mer, un homme et sa nièce sont confrontés, juste après la débâcle, à l’arrivée d’un officier allemand sous leur toit. Leur choix est de garder le silence face à cet homme qui se révèle jour après jour être un musicien épris de culture française et persuadé, au départ, que la paix fera revivre des jours meilleurs à l’Europe. Il monologuera, mais sera écouté, jusqu’au moment où il s’apercevra du leurre absurde de sa position : la victoire nazie ne pourra reconquérir aucune liberté. Il entrera lui-même dans le silence en partant, avouant à ses hôtes attentifs la défaite de son espoir, et, tacitement, les appelant à la révolte. Dans Léon Morin prêtre, le personnage religieux incarné par Jean-Paul Belmondo ne doit pas choisir entre sa foi et l’amour qu’il porte à Barny (Emmanuelle Riva), mais entre la promesse de chasteté qu’il a faite et le désir qu’il lui porte, entre un devoir et un appel. Dans les deux cas, la guerre est avant tout un décor, et n’a pas tellement de prise sur la réalité de l’action : on voit quelques commandos d’officiers, on entend surtout des bruits de bottes, et plusieurs dialogues feront référence à la situation. Seulement, Melville s’intéresse beaucoup plus à l’action humaine qu’au film historique classique. Comme le dit Barny, « nos actions sont dominées par les circonstances ». Mais ce sont surtout les actions qui comptent, qu’il s’agisse de l’occupation italienne, allemande ou des camps d’internement français. Comme le dit régulièrement à la fin de chaque séquence l’officier allemand du Silence de la mer, concluant toujours sa pensée par les mêmes mots : « Je vous souhaite une bonne nuit. » Une bonne nuit pour réfléchir, dans le noir, dans l’obscurité et le désarroi, à ce qu’il faut faire. Tout le mystère du polar chez Melville, se situe dans l’action des personnages plutôt que dans les lettres anonymes, les clins d’œil ou les phrases assassines.
Melville, moraliste ?
Évidemment, non. Pourquoi alors poser la question ? Parce que, justement, elle se pose sans cesse dans le cinéma de Melville mais celui-ci n’y donne ni réponse ni solution miracle. La voix off évoquée précédemment reste à ce propos toujours parfaitement neutre, narrant les fameuses « circonstances » sans les commenter, laissant ses personnages parler d’eux-mêmes. On ne verra que très rarement chez Melville des méchants se faire prendre définitivement, ou des gentils atteindre la rédemption. Le combat intérieur que mène chacun des êtres melvilliens ne conduit ni au salut ni à la compréhension. Très souvent, en revanche, à la souffrance. Comme l’officier allemand qui repart pour le front désespéré de voir son espoir réduit à néant par un autrui incompris, comme ce prêtre qui choisit le devoir du culte mais ne trouvera jamais plus le repos, comme le Gerbier de L’Armée des ombres qui choisira la mort comme liberté ultime. Ou, enfin, comme la « dernière bonne action » du Doulos, qui périra de cette dernière.
La liberté n’est pas suprême : elle doit se plier aux circonstances de temps. Dans tous les films, une horloge vient d’ailleurs rappeler que tout n’est qu’une question de temps et de regard sur sa propre longévité dans le monde. L’histoire n’est en cela ni un déclencheur, ni un destin écrit, c’est un révélateur de l’homme. Dans la tempête, Gerbier doit choisir entre sa fidélité à une femme (Simone Signoret/ Mathilde), qui l’a sauvé plus d’une fois, et sa fidélité à un idéal, non plus élevé, mais plus grand à long terme. Aimant particulièrement les scènes de nuit (toujours le symbole), Melville confronte donc toujours le prêtre Léon, le résistant Gerbier, l’officier de la Wehrmacht ou le gangster, à un choix : non celui du Bien ou du Mal, mais celui entre deux voies, toutes deux compréhensibles mais qui changent la perspective humaine. Pour sauver le groupe de résistants, Gerbier doit donc tuer Mathilde ‑les Allemands ayant trouver son point faible pour la faire chanter, sa propre fille- pour sauver le réseau, au prix de devenir le jouet des circonstances, de l’obligation de réalisme. Melville n’est jamais dans le registre du documentaire ou du film moral donc : il aime les cas de conscience sans tenter d’en définir une. Il n’y a d’ailleurs jamais d’apitoiement : Léon Morin est « condamné à soigner une plaie qui ne se refermera pas », et l’on nous annoncera sans lyrisme aucun à la fin de L’Armée des ombres la mort froide de ceux qui ont agi. On danse sur un volcan chez Melville, comme cet enfant qui joue au milieu d’un champ de manœuvre dans la dernière image de Léon Morin prêtre.
Les constructions melvilliennes
Dans l’approche historique de Melville, on retrouve un bon nombre de références, américaines notamment, qui viennent appuyer l’idée de recréation de l’histoire par l’esthétique du polar. Dans Le Silence de la mer, comme L’Armée des ombres ou Léon Morin prêtre, ce sont surtout les sons et les panoramas qui définissent l’atmosphère politique et temporelle du film. Les bruits de bottes et des couvre-feux évidemment, mais également la mise en scène quasi systématique de la campagne comme lieu du combat. Chaque film commence par un long panorama sur une vaste plaine, similaire à celle que l’on trouve dans les westerns classiques. On notera en outre que le surnom du chef des résistants de L’Armée des ombres est le Bison. On y retrouve les idées de dépouillement donc de solitude mais aussi celles de rudesse, d’âpreté, de désertion de l’humanité. Il est particulièrement intéressant de voir comment Melville transforme les paysages urbains en déserts totaux : les rues sont toujours vides, inanimées (même dans les ouvertures de films sans apparence historique comme Bob le Flambeur, Le Samouraï ou Un flic) Il n’est, en ce sens, pas rare que les sons remplacent les paroles ‑et tout aussi significatif de constater que les dialogues en allemand ne sont jamais sous-titrés- : dans des films comme Le Samouraï, Le Silence de la mer ou Léon Morin prêtre (qui comporte des séquences très courtes de dialogues), on comprend clairement le caractère déshumanisant du mutisme de chacun.
On a beaucoup palabré, à raison, sur les influences du film noir (Le Grand Sommeil en tête) sur Melville. Ce serait oublier que Melville connaît parfaitement les classiques du réalisme poétique, et les inverse : les pavés mouillés changent le romantisme en tragique, les imageries d’un Paris populaire dans Bob le flambeur qui n’existe que pour recréer le film de gangster, la couleur toujours passée, terne d’un noir et blanc qui a simplement été remplacé, ou l’utilisation d’Henri Decaë à l’image (qui servira plus d’un réalisateur de la Nouvelle Vague) montrent que les films de Melville ne sont pas simplement des synthèses de toutes ces références. Melville a une vision de l’histoire mais également une vision historique (et non panthéiste) du cinéma : il s’aventure dans des terrains connus pour en créer une nouvelle substance humaine, très contemporaine, qu’est celle du doute face à l’histoire. Jamais un personnage de Melville n’est sur de son bon droit, de sa raison, de son destin. Sans le subir, il le forme lui-même, toujours par l’action qu’il décide finalement de mener. Melville s’appuie dans les constructions narratives sur un temps bien humain, bien évolutif, beaucoup plus que chronologique. Les conclusions melvilliennes ne s’appesantissent jamais de longs dénouements, il y a un résultat, sans jugement, froid comme la lame d’un couteau ou la décision brute d’un homme.
Souvent désespérés, les premiers comme les derniers films de Melville sont tantôt destinés à faire ressurgir les traumatismes par l’image ‑comme c’est le cas dans L’Armée des ombres qui s’ouvre sur le fameux défilé des troupes allemandes sur les Champs-Élysées en 1940‑, tantôt à universaliser les questionnements humains. Dans l’universel, il y a toujours cependant le contemporain pur : l’exemple le plus frappant est le film « américain » de Melville, Deux hommes dans Manhattan (1959) qui raconte l’enquête menée par un journaliste sur l’absence inexpliquée du délégué français à une séance de l’ONU. Derrière le polar et ses caciques (la danseuse, l’alcoolique, la gabardine, le bar nocturne, le jazz et le taxi), on y perçoit toute la préoccupation du réalisateur des conflits diplomatiques. Et surtout, surtout, le silence final des journalistes, recommandé par tous, sur la mort « honteuse » du délégué chez sa maîtresse, délégué qui était un ancien grand résistant. Car derrière le désespoir du présent, il y a aussi le respect du passé qui a permis à Melville de le recomposer sans jamais le dénaturer, au prix, une dernière fois, de quelques silences.