Humphrey Bogart en détective privé, Lauren Bacall en vamp mystérieuse et retorse… jusque-là, pas de quoi s’affoler réellement. Tous les codes du film noir répondent également à l’appel : la débauche d’imperméables gris, de cigarettes, de chapeaux noirs, de bruitages et de pluies torrentielles posent un décor. Et c’est justement dans ce décor topique qu’Howard Hawks s’amuse à planter une comédie humaine en forme de chasse corporelle et érotique. Déjouant la censure, le réalisateur avait quelque peu changé la crudité de certaines scènes des nouvelles de Faulkner. Les sous-entendus constants n’en sont que plus savoureux.
On n’a probablement jamais vu autant de portes et de fenêtres dans un film : celles que l’on ouvre, que l’on ferme, qui claquent ou celles, plus subtiles, que l’on laisse entrebâillées. Le couple mythique du Port de l’angoisse se cherche en permanence dans tout ce qui nous est à peine montré. Que nous dit l’intrigue ? Après la disparition de son chauffeur, le général Sternwood charge le détective privé Philip Marlowe de le débarrasser d’un individu douteux nommé Geiger qui fait chanter sa fille Carmen, une nymphomane portée sur les paradis artificiels. Marlowe, qui a fait la connaissance de Vivian, la sœur de Carmen, découvre après une filature le cadavre de Geiger dans une maison isolée, et Carmen inconsciente. Qui a tué Geiger, pourquoi ? Quels sont ses liens avec le chauffeur et les sœurs Sternwood ? Vous n’avez pas compris l’enjeu policier du film ? Ce n’est pas très grave, car le dénouement n’est pas non plus clair comme de l’eau de roche.
C’est en cela que Le Grand Sommeil est peut-être l’un des films les plus personnels de Hawks : si l’on trouve tous les caciques du film noir, ses mélanges de noirceur et d’éclair, ses nymphettes et sa femme fatale, la volonté de compréhension ou d’enquête n’est pas le principal enjeu du film. Les meurtres se multiplient, les cadavres s’amoncellent comme les bribes d’une nouvelle policière, mais la mort immanente (bien qu’elle ne gagne pas en fin de compte), celle qui guette chacun des personnages, est omniprésente. Au travers de coquetteries stylistiques, Howard Hawks livre ici ses obsessions, ses peurs, principalement au travers de la mine glabre de Bogart et de l’implacable nuit qui se prolonge tout au long du film dont la lumière ne semble venir que de sources artificielles.
Les rapports entre êtres humains, beaucoup plus que le déroulement d’un récit, sont ici passés au crible. La volonté de pouvoir, dans laquelle le sexe et la mort ne peuvent être séparés, sont au centre des péripéties. On nous raconte quelque chose, sans beaucoup d’efforts de lisibilité au demeurant, mais on nous montre une parade nuptiale à mille lieues du polar : dans la scène d’ouverture, Sternwood présente à Marlowe l’affaire qui explique le besoin d’un détective privé. Filmé en champ/contre-champ, le dialogue est explicatif et prend des allures de partie de ping-pong traditionnelle. Dès que Vivian (Lauren Bacall) entre dans le champ avec Philip Marlowe, l’image ne les séparera plus. Il n’y a jamais de dialogues linéaires entre eux, mais une sorte de bataille permanente des corps dans l’image, corps rapprochés symboliquement plus d’une fois. L’image de leur première rencontre est, elle, limpide : Vivian est à gauche, Philip à droite et, entre eux deux, un lit à baldaquins, nid douillet d’un amour fusionnel déjà grandissant.
Parler d’érotisme pour Le Grand Sommeil n’est pas du simple placage : on sait que, pendant le tournage, Humphrey Bogart quittait sa première femme pour Lauren Bacall, ce qui a retardé la sortie du film. L’érotisme est double dans ce film : il est tout d’abord sous-jacent dans le ton parfois boulevardesque du film. Alors que Philip Marlowe reluque les jambes de chaque midinette qui se présente (Carmen entre autres), les personnages sont sans cesse placés dans des lieux possédant une tension sexuelle évidente : qu’il s’agisse de la véranda des Sternwood où la chaleur insupportable est propice à l’effeuillement ou des nombreux lieux de « rencontre » comme la bibliothèque ou le taxi, ce sont bien des hommes et des femmes qui se cherchent. Howard Hawks les filme ainsi de dos, de profil, les cachent, les superposent.
Mais c’est surtout la relation entre Vivian et Marlowe, entre Bogart et Bacall, qui transpire de sensualité. Les portes restent ouvertes lorsqu’ils sont ensemble ; le tonnerre gronde juste après leur rencontre. Le contact physique est rare : à peine deux baisers s’esquissent. Le jeu de séduction n’en est que plus cru et mordant : le frôlement de leurs mains, de leurs corps fait du « Look » (sobriquet de Lauren Bacall) et de Bogart un couple loin des clichés glamour, un couple où il n’existe ni victime ni bourreau, un couple où la bestialité et l’attirance règnent en maître.
Derrière l’apparente simplicité de l’affaire, les gros plans sur les cartes de visite et les sonnettes qui ouvrent les portes ne sont là que pour piéger l’amateur de polar dans une comédie humaine qui ne revendique aucun romantisme. Le Grand Sommeil n’est pas un film d’amour, c’est une œuvre de grande maîtrise technique au service de deux acteurs, de deux personnalités, et, surtout, l’histoire d’une quête des sens.