Chaque semaine durant le confinement, nos rédacteurs profitent de rediffusions télévisées pour évoquer quelques films marquants.
Elle et lui de Leo McCarey (1939)
Diffusé le 26/03 sur Ciné+ Classic à 20h40.
On ne peut pas parler d’Elle et Lui (Love Affair, 1939) sans évoquer Elle et Lui (An affair to remember, 1957), tous deux de Leo McCarey, et sans répondre à l’éternelle question : lequel est le meilleur ? L’Histoire a tranché, évidemment, pour la flamboyance du deuxième : Cary Grant et Deborah Kerr en cinémascope technicolor, du pink champagne et une ribambelle de gamins chanteurs insupportables. Mais Elle et Lui premier du nom, tout en 1.33 et en noir et blanc qu’il est, a plus d’un tour dans son sac, à commencer par la fabuleuse Irene Dunne, dont les anciens rêves d’opéra (une audition ratée au Metropolitan Opera en 1920 la fit abandonner sa carrière de soprano) enrobent de regrets les scènes de chant du film. Avec son allure un peu gauche d’habituée de screwball comedy (dont deux ans plus tôt, le parfait Cette sacrée vérité, également de Leo McCarey), elle est peut-être supérieure à Deborah Kerr. Quant à Charles Boyer, son air éternellement narquois égale celui de Cary Grant dans la partie comique ; en ce qui concerne le mélo, Cary Grant le dépasse toutefois (malgré son bronzage décadent), sauf peut-être dans le beau plan à travers le hublot, où Charles Boyer voit passer Irene Dunne sans pouvoir l’atteindre. C’est un rond au milieu d’un (presque) carré, une incompatibilité de formes annonçant déjà l’impossibilité des retrouvailles.
Au fond, c’est un peu comme choisir entre Kurosawa et Ozu. À vingt ans, on préfère Kurosawa, à trente ans, Ozu, à quarante, dernier caprice vers Kurosawa, et puis, observant une fin de saison, retour à Ozu. Alors parfois on a envie de pleurer à chaudes larmes, pendant 1h59 (1957), et parfois on a envie d’avoir la gorge serrée, pendant 1h28 (1939). La même année, le couple Charles Boyer/Irene Dunne illuminait également Veillée d’amour (When Tomorrow Comes), mélo d’adultère de John M. Stahl, secoué par un orage enfermant les protagonistes dans une église pour la plus belle scène du film. Il aura lui aussi son remake, Les amants de Salzbourg (Interlude) de Douglas Sirk, également en 1957. Libre à vous de choisir, puis de changer d’avis.
Marin Gérard
Le Sixième sens de Michael Mann
Diffusé sur Paramount Channel le 28/03 à 22h20.
Lorsque j’ai découvert Heat, ce qui participait à mes yeux de la beauté du film, c’était (entre autres choses) la manière dont Michael Mann avait su orchestrer, vingt ans après Le Parrain 2, la rencontre entre de De Niro et Pacino par un simple champ-contrechamp. Il avait eu le talent de le rendre à sa fonction initiale, celle de mettre en relation par le montage deux figures dont la coprésence à l’écran se révélait impossible. Et pour cause : Pacino, De Niro, c’était dans le film les deux faces d’un Janus, le reflet, de part et d’autre de la ligne séparant la loi de la criminalité, d’un même abandon à la vie professionnelle, au détriment de la famille et de l’amour. Reste qu’au gré des visionnages, je me suis aperçu que cette idée, certes géniale, avait un précédent. C’était dans Le Sixième sens que le cinéaste l’avait convoquée pour la première fois, film magnifique et un peu sous-estimé où Mann rénovait le polar urbain west coast en opérant la rencontre entre néons publicitaires, classicisme hawksien et noirceur seventies.
Voici la scène : Will Graham (William Petersen) rencontre pour la première fois Hannibal Lektor (Brian Cox), bientôt connu du monde entier sous les traits d’Anthony Hopkins et le nom de Lecter. La ligne infranchissable entre le Bien et le Mal est figurée le plus simplement du monde (des barreaux de prison), mais très vite, la règle du champ-contrechamp vient semer le trouble. Chaque protagoniste s’avérant le reflet exact de l’autre (même visage au trois quarts de l’écran, cerné entre deux barreaux blancs), qui est « l’homme libre » des deux ? Le tueur manipulateur ou le flic obsessionnel ? Ne sont-ils pas d’abord deux « professionnels » virtuoses et tourmentés, chacun à sa manière ? La tension monte si vite que Graham s’enfuit de la cellule, s’engouffre dans un dédale de couloirs qu’il dévale durant une éternité, avant d’atteindre une passerelle extérieure. La structure hélicoïdale des escaliers laisse place à des séries de lignes droites, signes d’un retour à l’ordre accompagnant une possible quiétude. Mann clôt toutefois la scène sur une note étrange qui lui donne toute sa force. Graham essoufflé tourne la tête ; que voit-il ? Un amas de pixels abstrait, s’avérant par la suite être une étendue d’herbe, et qui n’est pas sans rappeler ces très beaux plans sur la mer orange ou bleutée, irréels comme les projections de l’idéal de Graham, cet accès à la liberté que son métier entrave. En quelques minutes sublimes, Mann réussit donc le prodige de condenser la ligne de son récit (le Mal est toujours en passe de contaminer les agents du Bien), l’horizon éthique et politique de son cinéma (la liberté en Amérique suppose un retour à la nature) et surtout son devenir technologique, ouvert avec sa conversion au numérique.
Thomas Grignon
Le Deuxième souffle de Jean-Pierre Melville
Diffusé sur Arte le 29/03 à 20h55 et suivi d’un documentaire de Cyril Leuthy, « Melville intime, le dernier des samouraïs ».
Au-delà d’être l’un des plus beaux films de Jean-Pierre Melville, Le Deuxième souffle constitue surtout un point pivot dans sa filmographie. Refermant le chapitre du noir et blanc (à partir de là, Melville adoptera définitivement la couleur), le titre ouvre le cycle final (et le meilleur) de l’œuvre du plus américain des cinéastes français. Désormais, Melville ne filmera plus que des ombres cheminant lentement vers la mort (L’Armée des ombres, Le Samouraï), aux visages déjà embaumés (Un Flic), des êtres traqués qui défient le destin au cours de scènes d’action aussi amples que patientes. C’est bien simple : pas d’Armée des ombres (le duo Ventura-Meurisse), de Cercle rouge (qui reprend quasiment point par point la trame du film) ou d’Un Flic (l’attaque du train) sans Le Deuxième souffle, récit d’une rédemption impossible et drame métaphysique où flics et malfrats s’affrontent tout en obéissant à un code moral secret. Et si enfin le film n’atteint pas tout à fait les sommets que seront L’Armée… et Un Flic, il fixe le style melvillien tardif, savant mélange d’épure et de virtuosité retranchée.
Josué Morel
Zodiac de David Fincher
Diffusé le 29/03 sur Ciné+ Frissons à 23h.
Si le fait-divers du « tueur du Zodiac » reste peu connu en Europe, il est à l’inverse extrêmement célèbre aux États-Unis : dans les années 1970, de nombreux meurtres furent commis dans les alentours de San Francisco, sans que le coupable n’ait jamais été retrouvé, malgré une enquête policière et journalistique étalée sur plus d’une dizaine d’années. David Fincher reprend à son compte tous les éléments de cette affaire pour réaliser ce qui reste certainement l’un de ses meilleurs films. Tout au long de l’intrigue transparaît l’une des obsessions fondamentales de Fincher : l’empreinte. Celle du tueur du Zodiac ne se limite pas à ses meurtres ou aux objets qu’il envoie aux journalistes ; dans cette reconstitution ultra rigoureuse, tous les éléments, même les plus anodins (écritures, affiches, bouts de papiers, montres, etc.), constituent potentiellement des indices pointant dans sa direction. Le signe du tueur du Zodiac plane comme l’ombre d’un doute sur tout le film. Au plus près des multiples rebondissements de l’affaire, le metteur en scène reconstitue la vérité qui a filé entre les doigts des journalistes et des policiers – et retrouve ainsi le souffle d’une époque en transformation, qui passe de l’insouciance de la fin des années 1960 aux soupçons paranoïaques des années 1970. Les multiples ellipses, au même titre que l’omniprésence des dispositifs de communication (téléphones, titres journalistiques, télévision, le film Dirty Harry…) jalonnant l’enquête, contribuent à amplifier la confusion dans laquelle sont plongés les personnages. Dans sa retranscription à l’identique d’une époque, le film, malgré sa morbidité, prend la forme d’un jeu dans lequel les personnages se jettent. De cette dimension à la fois ludique et maladive découle l’humeur paranoïaque de ce grand film inquiétant, qui marche dans les pas du Conversation Secrète de Francis Ford Coppola.
Victor Touzé
Mademoiselle de Joncquières d’Emmanuel Mouret
Diffusé sur Ciné+ Club le 30/03 à 20h50.
En 2014, Emmanuel Mouret réalisait son premier mélodrame, le magnifique Une autre vie (en partie inspiré par Veillée d’amour dont nous parlons plus haut), plutôt défendu dans nos colonnes mais injustement mal aimé en général — peut-être en raison du virage qu’il constituait dans une œuvre d’une grande cohérence comique. Après un retour à la comédie de maladresse en 2015 avec Caprice, Mouret, sur une proposition de son producteur, commence à travailler sur une nouvelle adaptation de l’histoire de Madame de la Pommeraye, personnage de Jacques le fataliste et son maître de Diderot, soixante-treize ans après celle de Robert Bresson (Les Dames du Bois de Boulogne). Opérant ainsi son retour au drame, il réalise son premier film en costumes. Mademoiselle de Joncquières prolonge le récit des Dames du Bois de Boulogne au début et à la fin, comme le scope prolonge le 1:33 à gauche et à droite de l’écran, de manière à offrir un éclairage nouveau sur sa complexité sentimentale. Le plaisir des dialogues y est immense, entretenu jusqu’au bout par les comédiens (impériale Cécile de France, son plus grand rôle), par Mouret scénariste et par la mise en scène aussi délicate que précise : un trouble dans la discussion et la caméra s’approche légèrement du visage, comme si de rien n’était. « Comme si de rien n’était » est d’ailleurs une phrase qui pourrait diriger le film ; elle s’applique autant au plan diabolique de Madame de la Pommeraye qu’à la déroute dont cette dernière est la spectatrice impuissante, toute engoncée qu’elle est dans son amertume.
M. G.
Une journée en enfer de John McTiernan
Diffusé sur W9 le 30/03 à 23h20.
Dernier feu des noces entre John McTiernan et Hollywood, à la veille d’un lent et douloureux divorce, Une journée en enfer (1995) apparaît à la revoyure comme une sorte d’îlot préservé au pays des actioners, bientôt nourris à la réflexivité (Mission : Impossible, 1996) et au mélange heureux de Hong Kong et des effets spéciaux (Matrix, 1999). C’est connu : John McClane (Bruce Willis) est le dernier représentant de ces héros d’action vincibles, son corps, presque à nu au début de cet opus, se couvrant davantage de coupures et d’ecchymoses que de vêtements au fur et à mesure de l’intrigue. D’où le plaisir extrême pris au jeu du chat et de la souris qui occupe les trois-quarts de l’intrigue ; la dynamique du récit repose moins sur les prouesses d’un corps rompu à tous les exploits (celui de Schwarzenegger, grosso modo) que sur la capacité d’adaptation de ce flic costaud et plutôt malin. Dans une ville de New-York caniculaire, McTiernan orchestre ainsi un ballet mécanique et explosif aussi déchaîné que précis : une explosion souffle perpendiculairement le trafic d’une rue bondée ; un métro déraillé se tord à 90° et balaie le quai comme une équerre ; une mercenaire taciturne tourne sur elle-même pour poignarder un flic… Tout ou presque dans Une journée en enfer est affaire de croisement, de circularité, de renversement de direction et de virage inattendus – en quoi McTiernan signe ici la meilleure suite possible au Piège de cristal, puisqu’il en inverse les données spatiales. À la verticalité triomphante de la Nakatomi Tower dans les premières aventures de McClane s’oppose ici l’horizontalité grouilleuse de la Big Apple, en proie à une frénésie paranoïaque. Le grand méchant de l’histoire (Jeremy Irons) l’a d’ailleurs bien compris : la découverte de son visage de Mabuse moderne se fait sur le toit d’un immeuble, où il apparaît en spectateur hautain de l’Apocalypse orchestrée par ses soins. Ce bref moment d’apesanteur – contrepoint unique dans ce film de bruit et de fureur – révèle alors ce qui fait la grandeur de son metteur en scène : parvenir à saisir avec une parfaite lisibilité le chaos de la vie moderne en se plaçant directement au cœur de la fournaise.
T. G.
La Vallée de la peur de Raoul Walsh
Diffusé sur OCS Géants le 31/03 à 22h20.
Jeb Rand (Robert Mitchum) s’allume un cigare et, confortablement assis dans un fauteuil, regarde sa bien-aimée s’atteler à la broderie. Au coin du feu, le foyer retrouvé s’apparente soudain à un doux refuge. Dehors, la mort peut encore attendre. Et en premier lieu la sienne, de mort, souhaitée par tous les hommes qui ont croisé jusqu’ici sa route. Se poser, donc, afin de littéralement arrêter le temps dans un film qui par ailleurs ne lui laisse aucun répit. Dans La Vallée de la peur de Raoul Walsh, le combat entre le mal et le bien est sans merci : il se joue à pile ou face mais semble toujours perdu d’avance. À mesure que Jeb avance, tente sa chance, essaie d’échapper à son destin, les événements le font reculer, toujours le ramènent à son point de départ : une cachette dissimulée sous un plancher et depuis laquelle il a assisté, enfant, au meurtre de toute sa famille. Un souvenir traumatique enfoui dans la mémoire qui a jeté un voile macabre sur sa vie. Toujours susceptible d’émerger, la noirceur du refoulé s’enracine dès lors dans le moindre recoin, inonde l’espace. La violence est ici avant tout formelle : intérieurs qui oppressent, extérieurs qui écrasent. C’est une noirceur expressionniste de film noir inoculée au western, dont on dira également à l’époque de sa sortie, en 1947, qu’il était le premier à injecter des ressorts psychanalytiques dans un récit se référant aussi ouvertement à la Bible. Si, aujourd’hui, la lecture freudienne a perdu de son audace, sinon de sa pertinence, reste cette douleur chevillée au personnage de Jeb, méchant malgré lui qui sème le malheur sitôt que le bonheur lui tend les bras, perdant magnifique jamais résigné, à la furie contenue et la gravité altière. Le monde tient dans son regard inquiet de cow-boy à la virilité tranchante. C’est un héros tourmenté mais dont les tourments le font tenir debout coûte que coûte dans un décor soumis à l’emprise du mal. Si son corps est le siège d’un doute qui le brûle en permanence, tout le génie de Walsh et de son scénariste Niven Busch consiste à filmer sa droiture posturale sans cesse menacée par les ombres qui l’entourent. Qu’il décide de s’asseoir un instant pour fumer un cigare et c’est tout l’univers prêt à vaciller qui suspend son souffle.
Fabrice Fuentes
Celui par qui le scandale arrive de Vincente Minnelli
Diffusé sur TCM le 31/03 à 22h40.
Celui par qui le scandale arrive (Home From The Hill – chose rare, le titre français est magnifique) constitue l’une des preuves les plus éclatantes que Minnelli, encore aujourd’hui principalement connu pour ses comédies musicales, fut surtout un maître du mélodrame, dont il livre ici une incarnation parfaite. C’est que le cinéaste a compris que le genre s’apparente à un ballet où les personnages, mus par des passions entravées, se rapprochent autant qu’ils s’éloignent les uns des autres. L’un ne peut aller sans l’autre ; la clef tient dans cette légère oscillation constante, que Minnelli envisage comme un pur principe de mise en scène. Un exemple parmi d’autres : la dernière séquence entre Wade Hunnicutt (Robert Mitchum) et son épouse Hannah (Eleanor Parker). Pour la première fois en dix-huit ans de mariage amer, le couple se prend à rêver d’un nouveau départ. Si mari et femme sont initialement séparés par une série de champs-contrechamps, la voix de Wade déborde ensuite dans les plans où figure son épouse, assise à côté d’un mur orné d’un cor semblant comme relayer les mots de son conjoint. Puis, les deux personnages partagent ensemble l’espace ; dans un geste bouleversant, Wade s’abaisse pour parler à sa femme, presque à genoux, s’amendant d’une voix douce, le regard grave. Émue, Hannah hésite toutefois. Elle se lève, accompagnée par la caméra, qui exclut par là l’époux du cadre. Mais au moment où elle semble quitter la pièce, elle se retourne, glisse un mot d’espoir à son mari, qui alors se redresse. Elle s’éloigne ; il s’avance ; tout tient dans une chorégraphie de gestes et de regards contraires, une dynamique des sentiments que Minnelli condense à l’extrême (la scène dure trois minutes). Mitchum, sublime, regarde sa partenaire s’en aller, puis se retourne, tandis que la caméra s’approche de son visage, où se dessine un léger sourire et brillent des yeux ravivés par une passion longtemps enfouie. Le chemin reste long et, Wade ne le sait pas encore, son destin prendra une toute autre voie dans la minute fatidique qui va suivre. Qu’importe : pendant une poignée de secondes, la distance le séparant de l’être aimé s’est, au moins un peu, amincie.
J. M.