Dans Herbert West, réanimateur, un jeune étudiant en médecine et son assistant (qui est aussi le narrateur de la nouvelle) se livrent à des expériences sur des cadavres pour les ramener à la vie. De fil en aiguille, la recherche de spécimens « frais » les conduit à garder un œil sur des lieux interlopes tels que les cercles clandestins de combats de boxe. Un soir, les deux compères tombent justement sur un corps, celui de Buck Robinson, surnommé « la fumée de Harlem », mis K.O. pour l’éternité. Le cadavre du Noir, qui sera ensuite simplement désigné comme « la chose », est alors décrit en ces termes : « Il était laid et ressemblait à un gorille, avec des bras anormalement longs (que je ne pus m’empêcher d’appeler des pattes de devant), un visage qui faisait penser aux secrets innommables du Congo et aux battements du tam-tam sous une lune mystérieuse. Il devait avoir l’air encore pire de son vivant, mais le monde contient tant de laideur ! »
Impossible de nier le racisme évident du passage, d’autant qu’il n’est guère le seul dans l’œuvre de Lovecraft. Outre la sortie de la série Lovecraft Country, le contexte actuel invite à s’intéresser plus en détail à ce trait de l’auteur : ses ouvrages offrent un cas d’étude tout à fait passionnant à l’heure de la « cancel culture », de la prise de conscience du racisme d’œuvres emblématiques (la polémique en juin dernier sur le retrait puis la contextualisation d’Autant en emporte le vent sur la plateforme HBO Max), et plus largement sur les controverses qui, pour le cinéma (Polanski, Brisseau) ou d’autres sphères artistiques (Céline, Balthus, Gauguin), ont ébranlé ces dernières années la sacro-sainte « séparation de l’homme et de l’artiste » et soulevé un certain nombre de questions sur les rapports que nous entretenons avec les œuvres. La première particularité de Lovecraft tient à ce que chez lui l’art et l’intime se confondent à la perfection. Issu d’une famille protestante et puritaine, l’homme fut, comme l’auteur, un WASP raciste, réactionnaire, hostile à la modernité et animé par une peur pathologique de l’autre. Dans H.P Lovecraft, contre le monde, contre la vie, Michel Houellebecq relie ce trait de sa personnalité à son séjour de quelques années à New York, où il vit dans les mêmes quartiers populaires et pauvres que ceux qu’il abhorre. La mixité dont il est le témoin ne fait que nourrir l’aigreur que suscite son propre déclassement ; appartenant à une famille éduquée mais désargentée, l’écrivain s’avère lors de son séjour incapable de trouver un emploi pour subvenir aux besoins de son ménage. Sa vie à New York, ville dont il fustige « l’hybridité puante et amorphe », acte définitivement une inadéquation au monde et son rejet. Sa haine raciale, qui explique en partie la réclusion dans laquelle il se plongera à son retour à Providence, s’exprime par ailleurs par un antisémitisme bien caractéristique de l’époque – l’écrivain manifestera même un temps son admiration pour Hitler. Mais elle est surtout, au-delà du champ biographique, l’un des moteurs de son œuvre : la haine de l’autre, le sentiment d’une déliquescence profonde du monde et de ses fondements, la croyance qu’une monstruosité rampante contamine silencieusement la civilisation humaine, sont au fondement de l’écriture fantastique de Lovecraft et de son univers où des forces maléfiques, invisibles pour l’homme, hantent les profondeurs des océans et l’immensité du Cosmos.
Le terreau
Revenons à la citation tirée de Herbert West, réanimateur, qui synthétise nombre de motifs de l’écriture lovecraftienne : une obsession pour l’hybridation entre l’homme, l’animal et le monstrueux (qui culminera dans le tétanisant Cauchemar d’Innsmouth), une vision du monde où subsistent encore des régions semi-inconnues dont les ténèbres abritent des mystères ancestraux, et, bien entendu, la « laideur du monde » qui, paradoxalement (c’est le nœud de son œuvre), est l’inspiration d’une écriture riche et parfois macabrement lyrique. Si Houellebecq, connu pour ses positions anti-féministes et islamophobes, n’apparaît assurément pas comme le meilleur avocat pour défendre Lovecraft face à ses détracteurs progressistes (on pourrait même arguer, sans trop extrapoler, que l’écrivain se reconnaît quelque part dans la misanthropie de Lovecraft), il me semble toutefois que son essai, par ailleurs inégal, fait preuve d’une intuition tout à fait pertinente lorsqu’il avance que « Toute grande passion, qu’elle soit amour ou haine, finit par produire une œuvre authentique. On peut le déplorer, mais il faut le reconnaître : Lovecraft est plus du côté de la haine ; de la haine et de la peur. », puis que « Là est le profond secret du génie de Lovecraft, et la source pure de sa poésie : il a réussi à transformer son dégoût de la vie en une hostilité agissante [en italique dans le texte]. »
Autrement dit, le racisme de Lovecraft, qu’il n’est bien entendu pas question d’excuser ou de justifier, n’est pas un à‑côté de ses écrits, que l’on pourrait retrancher du reste, mais une part inextricable de son esthétique ; elle n’est pas une zone d’ombre de l’œuvre, mais l’un de ses poumons noirs. La haine débordante de l’auteur (qui vise tout à la fois la modernisation d’un monde industrialisé, la lente libéralisation des mœurs, la mixité grandissante de la population américaine, et plus simplement le vivant dans son ensemble) est à la fois la source d’un rejet et d’une inspiration littéraire. En cela, le « problème Lovecraft » pose autrement la question de l’intrication entre esthétique et morale : il s’agit moins de juger une œuvre d’hier à l’aune des valeurs morales d’aujourd’hui (même si Lovecraft est indéniablement le produit de sa classe et de son époque), que de s’interroger sur l’articulation entre une vision du monde et ce qu’elle produit – ici, de la littérature. Dans cette perspective, la lecture et l’étude de Lovecraft livrent un enseignement précieux, dans un contexte où la prise de conscience collective de la persistance d’inégalités et d’injustices occulte parfois un fait : l’art n’est pas toujours le fruit de sentiments nobles et honorables, de l’évocation des émotions les plus fortes et vibrantes, de l’ivresse que produit la contemplation de la nature et des êtres, ou encore de la volonté de représenter dans toute sa diversité et sa richesse le monde dans lequel nous vivons. La peur, la frustration, le désespoir, l’insatisfaction, le dégoût et la haine (de soi comme celle des autres) peuvent se révéler être des moteurs artistiques tout aussi forts.
Que peut la critique ?
Se pose toutefois alors un défi pour la critique, qu’on ne peut pas pleinement occulter, même après avoir dépassé certains automatismes (invoquer systématiquement le « contre Sainte-Beuve » de Proust face à ceux qui lisent l’œuvre à l’aune de l’intimité de son créateur, ou encore tomber dans le piège de circonvolutions pour défendre une œuvre nourrie par des positions intolérables) : quel rôle peut dès lors jouer cette instance, dont la mission est idéalement de nouer un dialogue avec les œuvres – puis d’inviter le lecteur à dialoguer à son tour avec elles –, quand ce dialogue, précisément, paraît impossible, voire moralement indéfendable ?
Que répondre, par exemple, à une lectrice ou à un lecteur, quelle que soit son origine ethnique, qui décide, à la lecture du passage susmentionné de Herbert West, réanimateur, de refermer le livre avec dégoût, de ne plus jamais lire Lovecraft, voire de pétitionner contre sa diffusion ? Face à une question aussi complexe, qu’on ne pourrait résoudre en quelques lignes, il est néanmoins possible d’esquisser deux premiers éléments de réponse. En premier lieu, il convient de reconnaître certaines limites de notre travail : une telle décision relève de l’intimité du rapport que chacun tisse à l’art et plus loin au monde. Cela, à un moment, ne se discute plus ; ce n’est en tout cas pas l’affaire du critique qui, du moins à mon sens, devrait se garder de fustiger les réponses, même maladroites et hésitantes, que les amatrices et amateurs d’art ménagent pour concilier leurs convictions personnelles et leur pratiques culturelles.
Mais pour autant, il ne faudrait pas réduire la critique à l’impuissance face à des débats et polémiques qui peuvent flouter la ligne entre ce qui relève de l’esthétique, du positionnement moral individuel et des questions de représentation. Il lui revient d’abord de ne pas alimenter la confusion, c’est-à-dire, par exemple, de légitimer une lecture idéologique au cas par cas, comme le soulignait Alexandre Moussa dans son article De la guerre entre féministes et cinéphiles en général, et d’Iris Brey en particulier, en y recourant pour de « bons » objets (dans le cas évoqué par mon confrère : la lutte des classes, le refus de l’ultralibéralisme), mais pas pour d’autres (le féminisme et la réflexion sur les représentations de genre). Il lui incombe également de ne pas tomber dans la contradiction, en louant l’humanisme de telle œuvre et condamnant la misanthropie de telle autre, pour ensuite arguer que l’esthétique est une citadelle parfaitement étanche aux questions morales et idéologiques animant la société. Il s’agit d’un double discours qui, au-delà de son manque de cohérence, participe pleinement d’un évidement de la notion même d’esthétique. Lovecraft constitue en cela un cas où l’analyse peut pleinement incorporer des questions morales sans tomber nécessairement dans, d’un côté, l’invisibilisation (minorer le racisme ou le dissocier du reste de l’œuvre) et, de l’autre, le rejet pur et simple (disqualifier l’œuvre au regard du racisme qui la nourrit). C’est une prise de conscience, terrible mais importante pour appréhender pleinement l’écriture lovecraftienne : ce qui relève, selon la sensibilité des lecteurs, de son « génie », va de pair avec la violence, la brutalité et même l’abjection de son rapport au monde.