On avait tout à craindre de J’accuse au regard de l’état de santé du cinéma de Polanski (et plus particulièrement des nouvelles données par son dernier film, D’après une histoire vraie), mais aussi du parallèle que le metteur en scène, en évoquant la possibilité de réaliser ce projet, tissait entre ses propres démêlés judiciaires et la condamnation inique d’Alfred Dreyfus. Première bonne surprise : cette reconstitution de l’affaire qui a déchiré la France de 1894 à 1906 n’a pas grand-chose à voir avec un plaidoyer pro domo, et déjoue même cette interprétation par la manière dont aucun personnage n’est présenté comme innocent. Le colonel Marie-Georges Picquart (Jean Dujardin), qui sera au cœur des révélations à l’origine de la révision du jugement, affiche ainsi d’emblée son antisémitisme. S’il défendra finalement Dreyfus, qui fut son élève à l’École supérieure de guerre, c’est au nom d’une haute conception de l’Armée et d’une volonté de laver cette tache qui menace l’honneur de l’institution. Dreyfus (Louis Garrel) se voit quant à lui dépeint comme un homme antipathique et orgueilleux, qui remerciera Picquart du bout des lèvres pour le rôle qu’il a joué dans sa réhabilitation. Enfin, les supérieurs de Picquart, impliqués de différentes manières, font surtout étalage de leur médiocrité, par leur esprit de corporatisme, l’antisémitisme dans lequel baigne l’époque ou encore la lâcheté qui les saisit devant la perspective de reconnaître leur incompétence. L’ensemble des figures se met en cela au diapason de la lumière et des conditions météorologiques : J’accuse se révèle en effet comme un film chromatiquement gris, qui semble presque tout du long (à l’exception d’une scène champêtre) plongé dans un froid automnal et une lumière blafarde. Plus qu’un vertige progressif, qui pourrait saisir le spectateur devant l’ampleur du mensonge et de ses ramifications, Polanski vise à dépassionner l’affaire, pour mieux pleinement ausculter ses ambivalences. Car de fait, le cas Dreyfus est difficile à saisir et prend à la fois la forme d’une erreur judiciaire et d’un complot politique. Le mérite du film est moins de défendre une nouvelle piste ou de privilégier une thèse nette, que de littéralement relire l’épais dossier.
De droite à gauche
C’est là que le film ménage, au-delà de son implacable construction scénaristique, une certaine singularité. J’accuse s’ouvre sur un long panoramique qui accompagne Dreyfus jusqu’à sa dégradation militaire, image bien connue car immortalisée par un dessin d’Henri Meyer pour le Petit Journal où l’on voit le sabre du « traître » être brisé en deux. La scène s’arcboute toutefois moins autour de la cassure au cœur de cette image, qui reviendra à la toute fin pour servir de toile de fond au générique, que dans deux petits détails de mise en scène capitaux : d’abord, le panoramique balaie le cadre de droite à gauche, c’est-à-dire dans le sens inverse de la lecture en Occident, celui qui, naturellement, organise l’accès au sens et à la compréhension. Cette lecture à rebours pointe que quelque chose cloche, ce que confirme ensuite la dégradation à proprement parler, où la position de Dreyfus dans la Cour Morlan de l’École militaire est inversée par rapport au dessin de Meyer, comme le montre le montage ci-dessous.
Autrement dit, ce que pointent avec subtilité ces deux choix, c’est bien que l’affaire Dreyfus est d’abord et avant tout le fruit d’une lecture erronée des « preuves » regroupées dans le fameux « dossier secret » que le film, par sa construction dramaturgique et son montage, rouvre afin d’examiner chacune des pièces. Au moins trois scènes confirment cette importance du sens de la lecture, au-delà des séquences où Picquart étudie les différents documents :
1) La première précède la révélation dans la presse du fameux « bordereau », supposément rédigé par Dreyfus, qui entérine le discrédit de Picquart auprès de sa hiérarchie. L’action se déroule dans un salon que la caméra balaie d’abord, là encore, de droite à gauche, comme le prélude d’une injustice répétée qui s’abattra cette fois non pas sur Dreyfus, mais sur son nouvel allié. C’est le panoramique lui-même, et plus encore le mouvement de lecture de droite à gauche, qui « dégrade » le personnage.
2) La deuxième concerne le grand tournant de l’affaire Dreyfus : la publication du célèbre « J’accuse… ! » d’Émile Zola dans L’Aurore. Contrairement aux deux séquences préalablement décrites, la scène met en scène l’avancée de gauche à droite d’une voiture où se trouve Picquart, arrêté par la police, qui sur le chemin de la prison assiste à l’emballement populaire et demande à s’arrêter pour saisir un journal et entamer sa lecture.
3) Dernier exemple, qui s’apparente à une synthèse des deux scènes que l’on vient de décrire : le duel entre Picquart et Henry (Grégory Gadebois), son ancien subordonné au service des renseignements et l’un des responsables de la manipulation des preuves. Dès les premières secondes, Henry, à droite du plan, attaque furieusement Picquart, acculé à gauche. Le combat fait entrechoquer les deux dynamiques jusqu’à leur inversion selon deux modalités : d’abord les personnages finiront le duel dans des positions inverses, et ensuite c’est par l’épée, qui renvoie à celle de Dreyfus injustement brisée, que Picquart blessera le véritable « traître » et le condamnera à la honte.
L’architecte
On le voit, la mise en scène suit un cap précis, à partir duquel le film développe une série de variations formelles. Ce premier jeu de dynamiques entre la droite et la gauche se voit ainsi couplé à un autre, entre le premier et l’arrière-plan, à l’image par exemple de la tentative d’assassinat de Labori, l’avocat de Dreyfus, et la dernière scène entre Picquart et sa maîtresse (Emmanuelle Seigner). L’enjeu de ces séquences consiste autant à lire les faits qu’à inscrire dans l’espace les nombreuses implications d’un dossier tentaculaire. Si c’est dans cette complexité que le cinéma de Polanski retrouve indéniablement de sa vigueur, il n’en demeure toutefois pas moins que le film n’est pas complètement formellement abouti à chaque endroit et brille davantage par son architecture générale que par ses finitions. Certains bouts du récit paraissent moins investis, à l’image du petit film d’espionnage paranoïaque qui se met en place lorsque Picquart se retrouve surveillé par l’armée, où la découpe joue un peu trop nettement la carte du minimalisme, en se tenant à une ombre vaguement discernée sur le seuil d’une porte ou à un bref regard inquiet de Picquart lorsqu’il s’apprête à retrouver Zola dans le plus grand secret. C’est que l’intérêt du film réside toujours dans l’enchaînement des faits et la « lecture » d’ensemble qu’il en tire : ce qui se trouve en périphérie (exemplairement, les scènes avec Emmanuelle Seigner) ou encore le détail de certaines péripéties (les rares « scènes d’actions ») ne témoignent pas toujours de la même minutie. Ces limites ne doivent toutefois pas occulter que le film aura su développer un axe suffisamment fort et ferme pour trouver la hauteur de vue nécessaire à l’étude d’un pareil dossier. On n’en attendait pas tant.