« Les rapports de Lovecraft et du cinéma nous semblent très importants, même si, jusqu’à présent, ils brillent par leur absence. » Cette phrase étonnante de François Truchaud, qui dirige en 1969 un numéro des Cahiers de l’Herne consacré à H. P. Lovecraft, ouvre le sous-dossier portant sur les liens que l’œuvre du « reclus de Providence » tisse avec le septième art. On peut toujours la considérer comme d’actualité, quand bien même elle précède la sortie de plusieurs (très libres) adaptations (Ré-animator et Les Portes de l’Au-delà de Stuart Gordon) et films « para-lovecraftiens » (The Thing et L’Antre de la folie de John Carpenter, évoqués ici). C’est l’un des paradoxes de l’œuvre lovecraftienne : si elle semble naturellement prédestinée au cinéma, par son abondance de visions et la précision de certaines « séquences » – « de nombreuses scènes sont traitées en pures séquences cinématographiques, dans lesquelles tout est indiqué et dit» –, elle n’aura au fond jamais accouchée du « film véritablement lovecraftien, c’est-à-dire vivant de ses mythes et de sa création » que Truchaud appelait de ses vœux. Les raisons de cette « absence » sont potentiellement multiples : Lovecraft, contrairement à Stephen King, n’est pas un nom à la valeur commerciale affirmée ; ses nouvelles sont globalement courtes, à l’exception de quelques titres (L’Affaire Charles Dexter Ward ou Les Montagnes hallucinées, que James Cameron et Guillermo del Toro ont failli adapter), ce qui a souvent obligé les adaptations recensées à s’éloigner des récits lovecraftiens pour les remodeler à leur guise ; la construction sinusoïdale du « Mythe de Cthulhu », qui regroupe un certain nombre de motifs et d’entités en commun, implique une connaissance étendue de l’univers lovecraftien sans pour autant obéir aux lois de la sérialité – chaque nouvelle est indépendante l’une de l’autre, et dans le même temps repose implicitement sur des effets de reconnaissance (la présence du fameux Necronomicon, l’ouvrage maudit rédigé par « l’Arabe dément » Abdul Al-Hazred, la mention de telle figure ou espèce découverte dans une autre histoire, etc.).
Résistance
Tous ces éléments expliquent en partie les difficultés pratiques et économiques qu’il y a à adapter Lovecraft, sans pour autant totalement éclairer le « problème » (pas tout à fait insurmontable, on y reviendra) que pose la transposition de ses écrits au cinéma. Il faudrait tout d’abord partir du style de Lovecraft et de son approche du fantastique – entendu comme la ligne, classiquement indiscernable chez Poe ou Maupassant (les fins de leurs écrits fantastiques ouvrent autant sur une interprétation réaliste que surnaturelle), séparant le réel du merveilleux. Chez Lovecraft, cette friction entre deux strates induit, plus qu’une indécision, une résistance dans le récit, dont l’une des incarnations est « l’indicible ». La narration, souvent rétrospective, bute sciemment sur la verbalisation de ce à quoi ont assisté les protagonistes, témoins d’événements susceptibles de les faire basculer dans la folie. L’auteur joue ainsi sciemment d’un grand écart entre, d’un côté, la précision millimétrique de descriptions architecturales ou anatomiques et, de l’autre, des passages où le narrateur gravite autour d’un point aveugle. La description elle-même, à rebours d’éclairer le lecteur sur la nature de ce qui est vu, peut par ailleurs devenir un instrument de confusion. Ainsi des corps des Montagnes hallucinées trouvés dans la neige par une expédition envoyée en Antarctique : l’autopsie, si riche en détails, en vient à déréaliser toute représentation des membres proliférants des créatures, sorte d’arborescences grouillantes. La notion d’indicible, fondamentale dans le style littéraire de Lovecraft, implique ainsi de dire sans tout à fait pouvoir dire, de jouer habilement sur un entre-deux de la représentation, qui se livre en même temps qu’elle conserve une part inébranlable de mystère.
Qu’est-ce à dire pour l’objet qui nous intéresse ici, à savoir le cinéma ? Que l’indicible (ce qui ne peut être dit ou traduit) va de pair avec une certaine infigurabilité (ce que l’on ne peut se représenter ou se figurer), déjà inhérente dans l’œuvre de Lovecraft, si l’on se réfère par exemple à la présence récurrente de structures obéissant à une « géométrie non-euclidienne », d’angles à la fois aigus et obtus, de courbes qui semblent redessiner le tissu même de la réalité. De la même manière que « l’indicible » revient à partiellement dire, sans pleinement aller au bout, « l’infigurable » repose sur une tension sans cesse rejouée entre le visible et l’invisible, sur le spectacle là encore d’une résistance au fondement même de l’apparition d’une figure. Si la vision constitue le point de convergence des lignes du récit lovecraftien, les modalités de son surgissement attestent de son étrangeté vis-à-vis du monde tangible et concret dans laquelle elle s’inscrit. En cela, Lovecraft raisonne parfois indirectement comme un réalisateur fantastique en quête de solutions pour filmer ce qu’il ne peut totalement dévoiler. C’est sur ce point précis, plus que sur celui de l’imaginaire (l’adjectif « lovecraftien » est trop souvent réduit à quelques traits saillants tels que des entités tentaculaires et des héros sombrant dans la démence), qu’il est possible de mettre au jour des correspondances avec le septième art, et plus précisément un cinéaste : David Lynch.
Un passage entre deux mondes
Lynch n’est pas seulement un possible cinéaste « para-lovecraftien » – c’est-à-dire dont l’œuvre, sans reprendre le moindre élément mythologique concret (la lettre du texte), n’en partage pas moins certains principes communs (son esprit) –, il est l’un des seuls dont l’approche figurale du surnaturel rejoint véritablement le nœud lovecraftien préalablement décrit. Il existe certes, sur le plan strict de l’imaginaire, quelques correspondances évidentes qui invitent à comparer Lovecraft avec Lynch. On pense notamment au rôle prédominant que jouent des figures maléfiques, qui semblent venir d’ailleurs et gouverner secrètement l’ordre de l’Univers – cf. la « SDF maléfique » de Mulholland Drive, qui manipule à la fin du film la mystérieuse boîte bleue. Comme dans Twin Peaks, où les protagonistes font face à des forces supérieures dont l’identité et la provenance restent floues, les héros lovecraftiens entrevoient une cosmogonie où règne un panthéon terrifiant. On pourrait enfin rapprocher les deux auteurs à partir de leur propension commune à mêler ésotérisme et science (la géométrie chez Lovecraft comme l’électricité chez Lynch se révèlent être des passerelles secrètes vers d’autres espaces-temps), mais c’est davantage dans les plis des scènes que les liens potentiels entre les deux œuvres se révèlent les plus fructueux. Trois exemples, tous tirés de la saison 3 de Twin Peaks, peuvent en attester :
1) L’Abomination de Dunwich / La désintégration de Richard Horne
Dans L’Abomination de Dunwich, l’une des meilleures nouvelles de Lovecraft, de mystérieuses circonstances mènent à la naissance d’une créature invisible qui croît peu à peu, jusqu’à semer la destruction dans la région, en ne laissant derrière elle que des traces de dévastation. Pour la vaincre, trois savants usent de leurs connaissances occultes dans une scène où, enfin, le monstre se dévoile. L’apparition s’opère en plusieurs temps, que l’on pourraient résumer de la manière suivante. Une colline est d’abord observée par l’entremise d’une lunette. Grâce à cet instrument, un personnage secondaire relève quelques signes attestant de la présence de la chose (de l’herbe et des buissons qui bougent sans raison). Les savants arpentent ensuite le sommet et gagnent un point en amont de l’endroit où semble apparaître le monstre, puis pulvérisent une poudre nécessaire à sa destruction. À cet instant, la poudre rend momentanément visible la créature. Deux visions en découlent : celle, majoritaire, des villageois rassemblés là, qui aperçoivent « simplement l’image fulgurante d’un nuage gros comme une maison de bonne taille », et celle du porteur de la lunette, qui décrit de manière « incohérente » une monstruosité terrible. Un grondement sourd retentit, puis « un éclair jaillit et la foule s’étonna de ne voir surgir aucune nuée d’orage ». Un second fait suite, « plus brillant que le premier, et les spectateurs crurent discerner une brume vague autour de la table de pierre ».
L’action connaît encore quelques développements (où la figuration partielle du monstre s’appuie davantage sur deux autres sens, l’ouïe et l’odorat), mais l’essentiel se tient dans cette mise en place, qui n’est pas sans tisser quelques liens avec une séquence de l’épisode 16 de The Return. Il s’agit, là aussi, d’une scène placée sous le signe d’une hérédité pervertie, qui voit le doppelgänger de Cooper se rendre, en compagnie de son fils, à une location désignée par des coordonnées. Un point situé sur un rocher en haut d’un petit monticule, où Richard Horne se rend avant d’être foudroyé par des éclairs surgissant de nulle part. La scène se fonde d’emblée sur une séparation de l’espace en deux : en pleine nuit, une voiture s’arrête au bout d’un chemin dont le tracé se voit prolongé avec irrégularité par les lumières du véhicule.
En somme, les deux hommes s’arrêtent précisément là où le réel s’estompe et où un autre monde se révèle (Twin Peaks abonde de ces localités cachées, à l’image de la fameuse « Red Room »). L’ascension est par ailleurs observée par un troisième personnage, Jerry Horne, alors sous l’emprise de psychotropes, qui assiste aux événements à l’aide de jumelles. Au-delà du détail partagé avec Dunwich, la lunette participe pleinement de la logique de « l’infigurable » préalablement décrite, en cela que la focalisation, source a priori de clarté, participe au contraire d’une abstraction, en faisant de la vision une trouée tremblante dans les ténèbres (les contours de la lentille). Cette inversion de la fonction originelle de l’appareil s’accompagne d’une autre : la désintégration et la forme ovale des lunettes dessinent un œil dans la pénombre, dont l’iris serait le corps embrasé de Richard. L’horreur de Jerry Horne tient quelque part à un renversement de la vision, dont il devient l’objet plus que le sujet. C’est l’une des caractéristiques de l’image « infigurable » : elle imprime le regard au point de le neutraliser ; celui qui voit découvre moins qu’il n’est découvert (au sens littéral : la matière du réel se fissure, plus rien ne fait obstacle entre le témoin et l’événement surnaturel).
Enfin, si la désintégration (qui, à l’instar de l’apparition/disparition du monstre dans Dunwich, s’accompagne d’un « éclair sans orage » et de brume) est pour le coup figurée, c’est davantage sa trace qui témoigne de toute sa violence : la fumée produite par l’électricité tapisse les lumières de la voiture, révélant l’ombre géante et convulsée de Richard, comme aspirée par le ciel d’encre. Cette image est l’équivalente du « nuage » qui apparaît de manière fulgurante dans Dunwich ; une vision voilée et qui dans le même temps frappe car elle porte en elle cette « résistance » de la figuration, nécessairement parcellaire. Elle révèle en partie ce que la vision de Horne convulsé ne peut montrer : la force invisible qui le foudroie.
2) La Maison de la sorcière / « One chants out between two worlds »
C’est un mantra emblématique de la série : « Through the darkness of Future Past, the magician longs to see, one chants out between two worlds, Fire – walk with me. » (« À travers les ténèbres du futur à venir, un magicien espère entrevoir un passage entre deux mondes. Feu, marche avec moi. ») Lynch fait de ce « passage » un principe de mise en scène qui pourrait donner quelques idées à un cinéaste se risquant à adapter La Maison de la sorcière. Dans cette nouvelle tardive de Lovecraft, un mathématicien de l’Université de Miskatonic d’Arkham emménage dans une chambre où vivait jadis une sorcière tristement célèbre, condamnée à Salem lors des fameux procès de 1692 mais qui se serait mystérieusement évadée de sa geôle. Rapidement, le jeune homme tombe sous la fascination des angles étranges de la charpente, au point de développer de troublants rêves où il semble d’abord voyager, par ce passage né d’une géométrique tordue, vers d’étranges contrées, avant que se dessinent plus nettement, de nuit en nuit, la silhouette voûtée de la sorcière et celle de son abominable démon familier, Brown Jenkin, un petit monstre mi-rat, mi-humain. L’univers du rêve, cadre idéal de la nouvelle fantastique (en cela qu’il ménage le flou sur la véracité des événements relatés), devient le terreau d’une superposition de plusieurs strates qui se télescopent de manière indécise. On sait que Lovecraft trouvait l’inspiration dans ses rêves et qu’il a consacré à la figure du rêveur plusieurs écrits, quand Lynch, de par son penchant pour le surréalisme, a toujours fait du rêve (dès Eraserhead) une matière privilégiée de son cinéma. C’est toutefois dans une séquence non-directement onirique de The Return que la superposition du rêve et de la réalité se déploie pleinement : un trajet répété deux fois, pour passer d’un monde à l’autre, où le plan d’un couloir se superpose à celui des bois entourant la petite ville. Le procédé n’est pas sans rappeler un plan connu du Testament du Docteur Mabuse de Fritz Lang : la surimpression, comme image mentale qui recouvre la vision tangible du monde, devient l’instrument d’une porosité. Désormais, deux perceptions s’entremêlent.
Lynch tire de ce principe deux approches somme toutes lovecraftiennes : d’abord en figurant un déplacement vers l’espace du rêve, ensuite en faisant de cette perméabilité de l’image la possibilité d’une fissure ouvrant, inévitablement, vers la terreur. C’est ce qui se produit au début de l’épisode 8, lorsque l’arrivée, en surimpression, d’une foule de curieux SDF aux visages enduits de suie (puis l’apparition du sourire démoniaque de Bob), laisse le spectateur de la scène, Ray, dans un état de détresse proche de la folie qui menace les héros lovecraftiens.
3) Les Montagnes hallucinées / Une brèche dans le ciel
Le dernier exemple rapproche deux scènes de prime abord sans lien direct : la fin des Montagnes hallucinées où, à bord d’un hélicoptère, Danforth, l’acolyte du narrateur, est saisi d’une terreur qui le bouleverse à jamais, et une scène de l’épisode 11, où Gordon Cole (joué par Lynch), dans le cadre de l’enquête sur la mort de Ruth Davenport, se rend à un endroit où aurait été aperçu le Major Briggs. Dans les deux cas surgit une vision dont l’amplitude se couple à une confusion : Danforth aperçoit un « mirage » difficilement descriptible et reviendra sur cet événement en « murmurant des choses incohérentes et déraisonnables », à propos entre autres d’un « trou noir », d’une « échelle lunaire », de « la gelée blanche primordiale », de « la couleur venue de l’espace », d’un « cylindre sans nom », mais aussi des « yeux dans les ténèbres » et de « l’originel, l’éternel, l’impérissable ». Dans une tradition purement fantastique, le narrateur interprète cette vision au regard du choc qu’ils viennent de vivre (leur échappée d’une cité ancestrale et la découverte des terribles secrets qu’elle renferme), suppose que son compagnon a imaginé ces formes dans les « tourbillons de poussières de glaces » qui tapissent « les hauteurs du ciel vaporeuses et assez perturbées », et conclut simplement que son compagnon n’aurait, de toute façon, « jamais pu voir autant de choses en un seul regard ». Ce qui est de l’ordre de l’infigurable implique ici un trop-plein : la vision n’est pas humainement concevable car elle embrasse plus que ce que l’œil ne peut voir d’un coup ; le surnaturel déborde, jusqu’à saturation, sur le monde.
Ce débordement est aussi à l’œuvre dans la scène de Twin Peaks qui nous intéresse ici. Tandis que Cole observe un point aveugle dans le ciel, un vrombissement recouvre tout d’abord l’espace sonore, avant que l’image se floute et paraisse animée d’une légère pulsation, comme distordue par l’effet d’une force invisible. C’est à ce moment qu’apparaît dans le ciel un trou noir avalant les nuages et les feuilles des arbres voisins. La figure de Cole, absorbée par ce spectacle, se dédouble sous l’effet de la distorsion céleste, puis un flash doré clignote au centre du trou (qui redessine, à nouveau, l’image d’un œil contemplant celui qui le regarde). Se creuse alors au cœur de la spirale un gouffre dont la circonférence grandit ; en son cœur apparaissent trois « SDF maléfiques » debout sur un escalier, peinturlurés de noir et bombardés de flashs lumineux. Enfin, une langue de feu recouvre Cole, dont la silhouette devient invisible une seconde sur deux, jusqu’à ce que son collègue l’attrape par le bras et l’éloigne de la vision.
Comme chez Lovecraft, une indécision persiste sur la nature de ce qui est exactement vu : si le spectateur peut vaguement s’appuyer sur la reconnaissance de figures préalablement aperçues ou de sons familiers (l’électricité), il ne peut au fond tirer de la scène qu’une interprétation, avec toute l’incertitude que comprend le terme. La véracité de la vision, dans une tradition fantastique (mobilisée ici à des fins discrètement comiques), est de surcroît mise en doute par la prise en compte d’un point de vue extérieur donnant un aperçu plus trivial de l’action – ce plan où Lynch apparaît les bras levés, tremblant seul dans une espèce de transe.
Si la signification bute à nouveau sur une résistance, les effets de la vision sont néanmoins pleinement figurés et constituent le réel enjeu de la découpe. Outre la duplication de l’œil déjà évoquée à propos de L’Abomination de Dunwich, la scène formalise la distorsion de la vision qu’implique la contemplation du surnaturel. D’une certaine manière, la vision horrifique procède, comme le spectacle du miracle, d’un ravissement, en témoigne la manière dont l’éclat lumineux qui recouvre Cole (et qui fait directement écho à la lumière aveuglant l’escalier des SDF, là encore dans une logique de débordement) paraît comme l’arracher à la terre ferme. Lynch, en authentique cinéaste para-lovecraftien, filme alors ce moment où la vision change à jamais la compréhension du monde, en révélant les horreurs qui se cachent dans les plis du visible.