Sans en avoir repris textuellement les écrits, John Carpenter fait partie des quelques cinéastes dont la filmographie dresse des ponts avec l’œuvre d’H. P. Lovecraft. La célèbre créature de The Thing ou l’asile de L’Antre de la folie s’en inspirent par exemple directement, mais la relation entre le maître de l’horreur et le reclus de Providence ne saurait se limiter à ce seul « imaginaire lovecraftien », trop souvent évoqué quand il s’agit d’étudier les liens entre les deux œuvres. L’influence de Lovecraft sur le cinéma de Carpenter peut également prendre une forme bien plus riche et profonde, en se prêtant notamment à une réflexion sur les propriétés monstrueuses des lettres et des images et le rapport étroit qu’elles entretiennent avec le surnaturel.
Des lettres
Ce qui rapproche tout d’abord Carpenter de Lovecraft tient à la place primordiale que leurs fictions respectives accordent au texte. Chez Lovecraft, les personnages accèdent presque toujours au fantastique par la lecture de journaux, d’ouvrages scientifiques, de livres ancestraux et d’obscurs parchemins (dont le Necronomicon, passé depuis au rang de mythe). Il en va ainsi de la lecture de textes occultes qui, dans L’Affaire Charles Dexter Ward ou L’Abomination de Dunwich, deux nouvelles phares de l’auteur, permet de faire renaître ou disparaître une entité venue d’ailleurs. L’écriture est chez Lovecraft une porte vers un monde hors du temps, que l’on rouvre ou que l’on referme comme un livre, tandis que l’acte même d’écrire fixe une trace à destination d’une autre époque. En stimulant l’imaginaire et en multipliant ainsi les strates temporelles de la fiction, l’écriture possède ce pouvoir de troubler l’appréhension du réel et de faire advenir l’inconnu. The Fog de Carpenter met brillamment en scène cette idée en annonçant dès le début le surgissement de revenants par l’entremise d’un vieux manuscrit, passant lui-même après un récit oral et une citation littéraire en guise de carton d’ouverture (tirée d’un célèbre poème d’Edgar Allan Poe : « Is all that we see or seem but a dream within a dream ? »). C’est qu’en plus de perturber le réel et la structure du récit, l’écriture fait de l’irruption du fantastique une fatalité, un horizon impossible à éviter car déjà écrit ou raconté, que les protagonistes ne peuvent donc nier qu’un temps. C’est le retour inévitable des morts annoncé par l’ouvrage de The Fog, la fin du monde prédite par une simulation informatique dans The Thing, tout événement narré rétrospectivement chez Lovecraft, ou encore ce passage de L’Abomination de Dunwich, qui corrobore l’hypothèse de l’écriture comme un funeste présage qu’il est parfois bienvenu de dissimuler : « Ayant lu le hideux journal, Armitage savait trop bien à quelle manifestation il devait s’attendre, mais il se garda de faire la moindre suggestion afin de ne pas augmenter les craintes des indigènes. Il espérait obtenir la victoire sans révéler au monde le monstrueux destin auquel il aurait échappé. »
Une séquence fameuse de L’Antre de la folie expose ce lien qui unit les lettres aux monstres lovecraftiens, tout en faisant la synthèse des points précédemment évoqués (l’écriture comme porte ouvrant sur le fantastique, l’indistinction entre fiction et réalité, la fatalité du surgissement). Dans le dernier tiers du film, John Trent (Sam Neill) rencontre le célèbre auteur Sutter Cane (Jürgen Prochnow), qu’il soupçonne de vouloir provoquer l’Apocalypse en publiant de maléfiques best-sellers. Après avoir tapé quelques lignes sur une machine à écrire, l’écrivain s’approche d’une grande porte dégoulinante qui semble cacher d’innommables entités, puis fait corps avec l’image avant de se déchirer le visage devant le regard stupéfait de Trent. Ce qui avait l’air d’être fait de chair et de bois brut se révèle être une immense feuille de papier, sur laquelle figure un passage évoquant la littérature de Lovecraft (il y est question de perdre la raison devant l’apparition d’Anciens « wider than the universe »). La déchirure du papier ouvre alors sur une béance, puis John prend la fuite au moment où la lecture d’un extrait tiré de Lovecraft (la nouvelle Les rats dans les murs, reprise presque mot pour mot) par son éditrice Linda Styles (Julie Carmen) fait déferler des monstres dans la pièce. Dans un mouvement qui emprunte beaucoup à la course finale des Montagnes hallucinées, l’écriture puis la lecture amènent au surgissement de créatures immondes que le film n’aura eu de cesse d’annoncer par petites touches, au gré de détails et de brèves visions à la manière des écrits de Lovecraft où seul le narrateur semble refuser d’admettre une vérité pourtant évidente : le monde n’est plus réductible à sa réalité tangible.

Et des images
Outre l’écriture et la lecture, l’image et son observation peuvent tout autant jouer ce rôle de « point de passage » vers le surnaturel chez Lovecraft et Carpenter. Pour le premier, on pense aux bas-reliefs des Montagnes hallucinées, qui ne cessent de prédire aux explorateurs les abominations à venir, ou encore au portrait de Joseph Curwen dans L’Affaire Charles Dexter Ward, qui préfigure le retour du sorcier d’entre les morts. Une nouvelle met particulièrement l’accent sur cet aspect peu commenté de son œuvre. Il s’agit du Modèle de Pickman, un texte plutôt court dans lequel un homme découvre une série de peintures monstrueuses. Alors que l’horreur se devine dans les descriptions auxquelles se livre l’observateur médusé par les abominations contenues au sein des toiles, le doute s’installe quant à la nature des figures qui y sont représentées : sont-elles vraiment nées de l’imagination débordante d’un peintre surdoué ? Le perfectionnement du geste pictural est d’abord mis en cause (« C’était la technique, Eliot – cette technique maudite, impie, contre nature ! Aussi vrai que je vis, nulle part ailleurs je n’ai vu le souffle de la vie si intimement mêlé à la toile ! »), avant que ne soit découvert une photographie où pose l’un des modèles terrifiants du peintre Pickman. On devine aisément ce qui a intéressé Lovecraft dans cette idée d’infigurable photographié : si la peinture peut potentiellement tout figurer, en ce qu’elle déploie ses représentations ex nihilo, que se passe-t-il lorsque l’infigurable investit le champ de l’empreinte ? Comment une image entretenant une relation indexicale avec la réalité visible pourrait-elle dévoiler une telle abomination ? À l’inverse de la peinture, attestant au mieux du talent du peintre, la photographie donne la preuve de l’existence monstrueuse et devient à son tour une passerelle vers l’horreur. Dans une séquence analogue de L’Antre de la folie, Carpenter vient quant à lui mettre en scène l’étrangeté de l’image une fois mise en mouvement. Arrivé dans un hôtel au cœur de Hobb’s End, village récurrent dans l’œuvre de Crane, John observe une peinture accrochée à un mur. Dans celle-ci se tient un couple de dos, aux abords d’un lac, qui ressemble en tout point à celui qu’il forme avec Linda. Comme dans La Chute de la Maison Usher de Jean Epstein revisitant Le Portrait Ovale d’Edgar Allan Poe, la peinture se met alors soudainement en mouvement avant que le visage de la femme ne se retourne pour regarder Trent droit dans les yeux.

Ce court passage vient quelque part prolonger Le Modèle de Pickman : ce n’est plus seulement l’effet d’analogie qu’une image entretiendrait avec la réalité qui terrorise l’observateur (sa ressemblance avec le sujet de la toile, ou le photoréalisme du tableau), mais davantage le fait que l’image se mette en mouvement, libère la vie qu’elle renferme. La séquence invite à envisager l’image de cinéma, de par sa nature interfaciale (une surface entre deux mondes) et cinétique (simuler le mouvement du réel), comme une « image-écran » capable de « faire advenir l’infigurable dans la figure » – c’est-à-dire propice au fantastique et au surgissement du monstrueux. L’apparition des spectres de The Fog se joue sur le même mode réflexif, étant donné que leur surgissement s’opère par le truchement d’une toile blanche (l’épais brouillard), métaphore évidente d’un art de la projection lumineuse qui tient à remettre les morts en mouvement. La filiation avec Lovecraft est ici à trouver du côté de L’Affaire Charles Dexter Ward. Dans un passage à la fin du texte, le médecin de la famille Ward explore de lugubres cavités dans lequel le personnage-titre s’est adonné à une série d’expériences impies, puis s’exclame : « Miséricorde ! quelle est cette forme qui apparaît derrière le rideau de fumée ? ». Dans le même ordre d’idée, une vidéo refilmée (et donc exhibée en tant qu’image) à la fin du Prince des ténèbres laisse entrevoir le surgissement d’une figure maléfique, encore une fois près d’un « rideau de fumée ». Doublement surcadré par une porte et la présence de barreaux, l’événement ne manque pas d’assimiler l’écran vidéo à une ouverture sur les abîmes du visible. Une séquence brillante qui fait écho à un autre surgissement, fugitif mais non moins marquant, dans Le Cauchemar d’Innsmouth de Lovecraft : « La porte du sous-sol était ouverte sur un rectangle de ténèbres. Et au moment où je la regardais, quelque chose passa ou sembla passer sur ce fond obscur, gravant dans mon esprit une impression fugitive de cauchemar d’autant plus affolante que l’analyse ne pouvait y déceler le moindre caractère cauchemardesque. »

En plus de la photographie, du cinéma et de la vidéo, le miroir peut enfin tenir le rôle de porte ouverte sur l’effroi, dans la mesure où il renvoie la figure à sa propre monstruosité, répond au regard de l’observateur de la même façon que le tableau dans L’Antre de la folie. Tout en évoquant celui de Cocteau dans Orphée, le miroir dans lequel Brian Marsh (Jameson Parker) observe son reflet à la fin du Prince des ténèbres résonne à ce titre avec Je suis d’ailleurs, une nouvelle terrassante et réflexive de Lovecraft dans laquelle le narrateur découvre, au contact d’un miroir, que cette fois-ci le monstre, c’est lui : « Je sais pour toujours que je suis d’ailleurs, un étranger en ce monde, un étranger parmi ceux qui sont encore des hommes. Et cela, je le sais du moment où j’ai tendu la main vers cette abomination dressée dans le grand cadre doré, depuis que j’ai porté mes doigts vers elle et que j’ai touché une surface froide et immuable de verre lisse. »

De la syntaxe au montage
Bien que centrale et manifeste, la présence diégétique de l’écriture et de l’image n’est pas l’unique vecteur du fantastique chez Lovecraft ou Carpenter : les moyens formels et stylistiques employés par l’un (les lettres et la syntaxe) comme par l’autre (la mise en scène et le montage) sont aussi d’une importance capitale. À ce sujet, il faudrait peut-être commencer par aborder une partie de ce qui fait la profondeur et la richesse des textes de l’écrivain : l’indicible et le monstrueux chez Lovecraft s’incarnent aussi dans l’écrit, l’agencement et la forme des lettres se révélant parfois elles-mêmes sources de terreur et d’étrangeté. À la fin de L’Affaire Charles Dexter Ward, un curieux message rédigé dans une langue ancienne et en minuscules saxonnes est ainsi découvert par deux hommes qui enquêtent sur la disparition de l’interné donnant son nom à la nouvelle. Au lieu d’être intégré au texte comme les autres citations, le message prend la forme d’une illustration avec une typographie singulière, toute en courbes et en prolongements tentaculaires. Dans le manuscrit original, Lovecraft l’inscrivait même dans un cadre, en accordant un soin tout particulier à la forme des lettres. À la limite de la calligraphie, il n’y a dès lors plus vraiment de différence entre le contenu et la forme du texte, qui d’un coup se reconfigure, change de statut pour faire image.

Manuscrit original de L’Affaire Charles Dexter Ward
Ce passage de l’écrit à l’illustration éclaire une dynamique importante à l’œuvre chez Lovecraft : le texte est lui-même une forme monstrueuse à appréhender (typo)graphiquement. C’est le cas des nombreuses incantations, isolées et mises en exergue par la mise en page, qui poussent le lecteur à formuler des phrases imprononçables séparément du reste (comme dans la suite de Dexter Ward, où les apostrophes prennent la forme d’hideux appendices : « OGTHROD AI’F / GEB’L – EE’H / YOG-SOTHOTH / ‘NGAH’NG AI’Y / ZHRO ! »). Un autre exemple en atteste, liant le texte aux notions de mouvement et de montage. Il s’agit d’un passage fondamental des Montagnes hallucinées, déjà évoqué dans ces colonnes, où un cadavre découvert par des scientifiques semble se décomposer de lignes en lignes. À mesure que la description progresse et que la visualisation de la créature s’avère de plus en plus ardue pour le lecteur, la syntaxe particulièrement touffue et alambiquée du long passage descriptif participe d’une surcharge figurative et d’une désorientation. Plus que le contenu des phrases (des dimensions, des membres, des organes sont mentionnés), c’est davantage le recours à la ponctuation (avec une abondance de virgules et de phrases très courtes), en quelque sorte à un sur-découpage syntaxique, qui laisse entrevoir la complexité et le caractère composite de l’entité examinée. La monstruosité est dès lors tranchée et disséquée, montée par la prose lovecraftienne qui, de plus, paraît lui octroyer du mouvement de virgule en virgule. Dans The Thing, Carpenter est parvenu à mettre en scène cette idée en façonnant la Chose selon ces deux points essentiels, le mouvement et le découpage. La créature du film a en effet ceci de notable qu’elle se transforme image après image, comme une forme évolutive (un membre émerge d’un buste en décomposition, des tentacules serpentent en partant du corps éventré d’un chien), mais également l’espace d’un plan (passant, au gré d’une coupe, d’une carcasse osseuse de petite taille à un énorme bulbe aberrant). Autrement dit, la créature jouit de cette « surprenante souplesse en dépit de l’extrême fermeté » dont parlait Lovecraft à propos des cadavres gelés des Montagnes, mais également des caractéristiques métamorphiques des monstres représentés sur les fresques de la fameuse cité antédiluvienne (« Ils changeaient sans cesse d’aspect et de volume, projetant des appendices provisoires ou de simili-organes de la vue, de l’ouïe et de la parole à l’imitation de leurs maîtres, soit spontanément, soit sur suggestion. »). En témoigne cette scène au début du film, où la Chose, en dépit de sa matérialité exacerbée (organes ouverts, sang, bave et pus liquide et dégoulinant), se transforme au sein des plans par le biais du mouvement, et entre les plans à l’aide d’un montage ponctué de contrechamps sur l’audience.

C’est dans ce type de montage dit « syntaxique » que les enjeux primordiaux de la description littéraire se voient rejoués. Il s’agit tout d’abord d’insuffler une certaine continuité dans le mouvement descriptif et figuratif en vue de composer une image logique et cohérente (par exemple, débuter par les caractéristiques centrales d’une forme ou d’un décor avant de se porter sur des détails périphériques). Ensuite, de réorganiser l’image décrite en la scindant, en la découpant selon certaines convergences et étrangetés notables, avec le risque de s’y perdre, à l’instar des descriptions picturales du Modèle de Pickman chez Lovecraft (« Ils avaient une physionomie vaguement canine. La plupart semblaient faits d’une espèce de caoutchouc. Pouah ! Je les vois encore. Que faisaient-ils ? Ne me demandez pas d’être trop précis. »). Cette double dynamique est omniprésente chez Carpenter : filmer frontalement la Chose dans The Thing, c’est prendre la voie d’une figuration nette et précise, quasi chirurgicale, soit assumer le rapport indexical de l’image cinématographique avec son sujet. Mais cela revient également à inscrire la Chose dans une profonde instabilité, en lui donnant la possibilité de changer complètement d’apparence par le mouvement et le montage. C’est tout le paradoxe du cinéma que de tenter de cristalliser, comme la photographie avant lui, les contours d’une figure à l’écran, de « fixer artificiellement les apparences charnelles de l’être », tout en lui offrant la possibilité de se mouvoir et de se transformer, d’être « la momie du changement », incessamment défigurée, voire « infigurable ». On pourrait dès lors envisager le cinéma en général sous cet angle, longuement théorisé par Epstein et sa « cinégénie » comme puissance du devenir face à la permanence, en partant du principe que la créature de The Thing, en plus de partager quelques caractéristiques notables avec la pellicule (elle se « déplie », se découpe et surtout peut être vaincue par le feu), en reconduit les propriétés figuratives. Incarnation macabre de la plasmaticité qu’évoquait Eisenstein à propos des Silly Symphonies de Walt Disney, la Chose de Carpenter est comme elle insaisissable : elle se déplace sans cesse, reproduit la forme et l’apparence des êtres sans jamais pouvoir s’en revendiquer pleinement. La « matière cinéma », c’est en somme la créature lovecraftienne elle-même : ce devenir-infigurable, si cher à l’auteur maudit de Providence, qui foudroie le spectateur de sa lumière noire et ouvre, par la magie impie du mouvement et du montage, sur ce que l’on ne pourrait « voir en un seul regard ».