L’annonce il y a quelques semaines de la mise en chantier d’un film indépendant américain, Finding Jack, a suscité quelques remous. La cause ? L’un des personnages sera campé par un double numérique de James Dean. La chose n’est pas tout à fait nouvelle (cf. le cas de Guy Henry, ressuscité dans Rogue One), mais elle concerne pour la première fois une figure emblématique et soulève, bien entendu, quelques questions, dont celle, inévitable, du remplacement possible des acteurs par des doubles numériques — une perspective que dessinait Le Congrès d’Ari Folman. N’en déplaise aux Cassandre, l’histoire récente des rapports que tissent acteurs et technologiques numériques tend à relativiser l’hypothèse d’un « grand remplacement » de l’homme par des clones en CGI (cf. aujourd’hui Gemini Man, qui duplique Will Smith pour mieux le mettre face à l’original). Bien au contraire, depuis presque vingt ans le cinéma numérique a plutôt cherché à accueillir en son sein les corps physiques des acteurs, quitte à procéder à des hybridations parfois audacieuses.
Il faut se souvenir qu’en 2001, un film en images de synthèse, Final Fantasy : Les Créatures de l’esprit, fondait sa communication sur la perspective de voir à l’écran des figures humaines intégralement conçues informatiquement et supposément réalistes. Le film fut un échec commercial, mais montre qu’il aurait été possible pour le cinéma de suivre cette voie, celle de la création d’une nouvelle espèce d’acteurs intégralement virtuelle. C’est pourtant un autre chemin qui a été largement privilégié : celui de la motion puis de la performance capture (dont nous parlerons dans le prochain épisode de notre podcast Scanners), une technologie encore mal comprise, qui plutôt que d’apposer un masque numérique sur les acteurs, et donc quelque part de les déhumaniser, suit en fin de compte le chemin inverse. Il s’agit en effet d’un instrument invitant l’humain à occuper le champ des images numériques, comme en témoigne par exemple l’évolution de la figure de Hulk au cinéma : pur être de pixels dans la version d’Ang Lee (2003, avec Eric Bana pour jouer Bruce Banner « au repos »), le monstre vert réapparaît dans L’Incroyable Hulk (2008, avec Edward Norton), cette fois par l’entremise de la motion capture, de sorte que ses mouvements sont toujours inspirés par celui d’un corps réel, dont l’action est enregistrée. Reste que ce corps n’est pas encore celui d’un acteur, mais appartient à un technicien, qui offre un squelette à partir duquel sera composée une figure synthétique. Quatre ans plus tard, avec Avengers (2012), une nouvelle étape est franchie : grâce à la performance capture, Eric Banner et son double vert sont désormais tous deux campés par un acteur, Mark Ruffalo, dont les traits sont visibles sur l’énorme visage vert colérique de Hulk. Autrement dit, ces techniques, plutôt que de nier les acteurs ou de le réduire à une simple « présence » (cf. une formule de Mia Hansen-Love, alors critique aux Cahiers du cinéma, à propos de la motion capture dans Le Pôle express de Robert Zemeckis, sorti en 2004), visent au contraire à donner une place de choix aux acteurs, à restituer avec la plus grande précision les spécificités de leur jeu, pour leur permettre d’habiter des personnages mutants, dont le corps est à la fois humain et machine.
Le laboratoire
Outre le clone numérique de Will Smith dans Gemini Man, l’année cinématographique en cours est marquée par deux films qui, en empruntant des voies pourtant distinctes, confirment cette hypothèse. D’abord, Alita : Battle Angel, film plus fin qu’il n’y paraît, s’inscrit dans l’horizon préalablement décrit. Alita est à la fois une actrice, Rosa Salazar, et une jeune mutante qui devra apprendre à dompter son corps nouveau, faire l’expérience sensible de marcher, de courir, de toucher, et par là d’être au monde. Vient ensuite un cas un peu plus retors, qui pose d’autres questions dignes d’intérêt : The Irishman de Martin Scorsese. La pratique du de-aging, qui consiste à rajeunir numériquement les acteurs (ici en particulier celui de Robert de Niro), pourrait s’apparenter à l’application d’un masque de synthèse, et en cela réduire l’horizon des interactions entre corps et effets numériques à celui d’un maquillage.
Il faudrait sur ce point préciser au moins deux choses. D’une part, que l’effet, loin d’être réaliste, décuple davantage la trace du temps, en présentant un visage lisse, presque en plastique, qui finira à l’issue du récit strié de rides. En somme, le rajeunissement outrancier de De Niro ou encore de Joe Pesci serait à comparer au vieillissement délirant de Il était une fois en Amérique ou, plus récemment, de J. Edgar. D’autre part, le lifting numérique ouvre sur une nouvelle forme d’étrangeté, dans des scènes où l’irréalité des traits de De Niro se voit accentuée par la raideur de ses gestes. Il en va ainsi de cette scène où le gangster passe à tabac un épicier. Sheeran s’y déplace et frappe comme un grand-père ; au lieu d’un homme dans la force de l’âge, c’est un corps irréel et désaccordé qui occupe l’écran. Cette étrangeté, qui est le fruit d’un mélange, participe de la spectralité du film. Au lieu d’une fontaine de jouvence, le de-aging (qui ne « dé-vieillit » en fin de compte pas du tout) engendre des corps mutants, fruits d’expérimentations numériques : des icônes mortes-vivantes. On revient à James Dean : il faut imaginer que ce fantôme synthétique, probablement imparfait, cette image arrachée aux limbes, donnera la parole à des acteurs en chair et en os. L’expérience – car le cinéma populaire américain est devenu en quinze ans un laboratoire où sont conçus des monstres passionnants – pourrait bien, plus que menacer le devenir des acteurs, ouvrir une nouvelle étape dans les rapports noués entre eux et les images numériques.