Dernier Eastwood en date, J. Edgar est un biopic pas comme les autres. Le cinéaste transcende la logique plan-plan du genre pour pénétrer les arcanes psychologiques d’un personnage complexe, fondateur du F.B.I., figure mythique de l’histoire américaine, et réalise un mélodrame stimulant, serti d’un beau camaïeu gris-bleu.
Ah, si seulement la télévision confiait à Clint Eastwood les clés d’une émission culinaire… elle gagnerait pour sûr quinze belles minutes par semaine ! À y regarder de plus près, deux des scènes les plus tendres vues récemment au cinéma figuraient dans ses derniers films. Un cours de cuisine entre Matt Damon et Bryce Dallas Howard dans Au-delà, où l’affection naissait d’un bouquet de saveurs manipulé par le binôme. Et ce déjeuner doux-amer à la fin de J. Edgar, à l’aube des années 1970, où le fameux fondateur du F.B.I., figure mythique mais vieillie de la vie publique américaine, casse deux œufs à la coque, le sien et celui de son compagnon de toujours, son bras droit et amant Clyde Tolson.
Les deux acteurs, Leonardo DiCaprio, qu’on ne présente plus depuis qu’il endosse à lui seul la fêlure psychique américaine (Aviator, Shutter Island et Inception), et Armie Hammer, remarqué par son interprétation spéculaire des jumeaux Winklevoss dans le Social Network de David Fincher, apparaissent alors grimés sous une tonne de maquillage. Tolson, considérablement diminué, soufrant de troubles moteurs, sort d’une attaque cardiaque. Hoover cherche à lui faire reprendre du service et se crispe sur son défaut d’élocution. « Articule ! », lui intime-t-il, de plus en plus autoritaire. Son ami présente les signes d’un vieillissement qu’Hoover ne saurait accepter. Lui qui a traversé les époques comme un seul bloc, attaché à son idée fixe comme une moule à son rocher. Lui qui campe depuis toujours sur ses positions, figé dans une paranoïa d’un autre âge (la menace d’une infiltration communiste), alors que Nixon voyage au même moment en Union Soviétique, et que pointe le scandale interne du Watergate. Comment Hoover pourrait-il tolérer l’indiscutable fissure de son plus solide édifice : pas tant le F.B.I., dont il a pourtant assis la légitimité, que la forteresse bâtie autour de sa vie privée ?
Eastwood orchestre un étourdissant aller-retour entre les années 1920-1930 et les années 1960, entre Hoover jeune et Hoover vieux, en esquivant subtilement de souligner le passage du temps. Entre les deux époques, un gouffre reste béant – la Seconde Guerre mondiale, le maccarthysme –, au-dessus duquel le cinéaste ne cesse de sauter. Pour lui, il ne s’agit pas tant de marquer la différence entre ces décennies que d’assurer une continuité contre-nature, perturbante, tant l’esthétique de la photographie se maintient de scènes en scènes dans cette impression de noir et blanc en couleurs, tant les affaires se suivent et se ressemblent, tant les enjeux, d’une décennie à l’autre, demeurent pour Hoover étonnamment les mêmes. Les présidents ont beau se succéder, Hoover reste à sa place, qu’il tient par un habile contrôle de l’information. Si l’intelligence et l’incroyable capacité d’adaptation du personnage sont d’abord mises en avant, la nécessité de durer, le souci de conservation ouvrent petit à petit, dans sa perception, sur un brouillage du réel. Le personnage perd pied, règle d’or du rise and fall à l’américaine : dernière manipulation d’Hoover envers la postérité – ses confidences à un biographe sont le moteur de la fiction – ou perte progressive de prise sur son époque ? Le film ne tranche pas, et c’est tant mieux. On finit plutôt par se demander, et la question est autrement plus intéressante, si Hoover n’a pas fondé et imposé le F.B.I. avant tout comme une forteresse pour se préserver, pour s’abriter sous le tapage médiatique, enfin disparaître, sous le feu des spotlights, dans la surexposition.
Certes, J. Edgar écope du caractère quelque peu boiteux des dernières réalisations d’Eastwood, comme si ses récents films étaient tiraillés par des forces contraires. Ici, le biopic impose sa loi systématique de cause à effets, cherchant trop souvent à expliquer les faits publics par les événements privés. Si Hoover a tant cherché à s’imposer, à faire ses preuves, c’était forcément pour impressionner une mère castratrice et omniprésente. S’il a toute sa vie durant été hanté par le spectre bolchevique, c’est forcément pour avoir perdu, dans sa jeunesse, son patron et mentor dans les attentats meurtriers de Washington, perpétrés en 1919 par des agents communistes. Peu importe. Ce qui reste, c’est la façon dont Eastwood transcende le genre pour en dégager une figure forte, infiniment complexe, dont le grossier dessin psychologique ne cesse de s’étoffer et gagner en mystère. Et, en effet, son Hoover réunit un ensemble de paradoxes assez déroutant – corruption/pureté, trahison/fidélité, lucidité/aveuglement –, face auquel la notion même de personnage en vient à se brouiller. Devant lui, ne tient plus qu’une seule question : celle de la durée. Quel secret pour durer ? Quelle fontaine de jouvence ? Il est notable que Leonardo DiCaprio réponde encore à cette question de la jeunesse éternelle, et incarne de nouveau ce corps sans âge, ce monstre sur lequel le temps ne produit aucun effet tant sa corruption l’obsède (cf. Aviator de Martin Scorsese). Une première réponse réside en cette singulière alliance formée, à la tête du F.B.I., avec sa secrétaire Helen Gandy et son bras droit Clyde Tolson, triumvirat d’une fidélité à toute épreuve, lié par un étrange mélange d’affects et d’intérêts. Rien que le dessin des rapports dans ce curieux ménage à trois vaut son pesant de cacahuètes.
Mais le plus passionnant repli de J. Edgar reste son endroit sexuel. Non pas que le sexe tienne pour sujet frontal du film, pas plus que l’homosexualité de son personnage, ni même la question du genre, qu’Eastwood ignore souverainement – ses préoccupations ne sont pas d’ordre sociologique. Le sexe serait plutôt ce point aveugle où se noue tout le mystère du personnage, son étrange partage entre compromission et pureté, et qui devient de facto un véritable enjeu de représentation. Hoover a vu défiler les présidents et, s’il s’est maintenu, c’est bien parce qu’il gardait sur eux des documents compromettants. Et ces documents, rien à faire, masquaient toujours des histoires de cul. Le nez dans les fonds de culottes de la présidence, Hoover tenait le pouvoir « par les couilles ». Pourtant, rien d’un prince de la corruption chez le personnage. Pas Casanova pour un sou, on le voit peiner à la drague avec Helen Gandy et n’avoir aucune autre femme dans sa vie que sa mère. Sa vie privée, protégée par le mur médiatique qu’il dresse autour de lui, est empreinte de la plus grande pureté. Rien n’entache ce maître en manipulations sous lequel reparaît de temps à autres le bégaiement de l’enfant timide. Même sa relation avec Clyde Tolson figure comme l’une des plus pudiques litotes cinématographiques qu’on ait été amenés à voir depuis l’abolition du Code Hays. Une tea-party entre bons camarades, où l’on se rend aux courses hippiques le week-end, où l’on partage en peignoir la même chambre d’hôtel.
Sous cette ambivalence, se cache bien entendu chez Hoover une forme de panique hygiéniste, une peur de la contamination (de la sphère privée : impeccable, immaculée) par les saloperies du métier, par la fange sur laquelle est assis le directeur du F.B.I. Le sexe, évidemment, fait partie de ces agents polluants – ce que le film prend au pied de la lettre. Lorsque immanquablement il fait saillie, car il doit faire saillie, cela occasionne l’une des plus belles scènes du film, où Clyde Tolson et John Edgar Hoover se battent dans leur chambre d’hôtel, à coups de poings et sérieuses giclées de sang. Normal : Hoover venait d’annoncer à son plus tendre amour, dans un élan de cruauté insensée, qu’il comptait se marier avec Dorothy Lamour, une vulgaire blondasse de cinéma, pour assurer les convenances qu’exige son image publique. Ils s’affrontent durement, les coups portent et blessent, la scène est violente ; pourtant, à ce moment, il est évident qu’ils s’étreignent, qu’ils se font l’amour. La lutte se termine d’ailleurs par un baiser, fine fleur déposée sur la scène, la plus grande effronterie qu’Eastwood se sera permise tout au long de son film. Étrange et imprévues retrouvailles avec Fassbinder, comme pour lui répondre, par-delà la tombe : « Ja, Angst essen Siele auf, Liebe ist kalter as der Tod. »
Alors vous comprendrez qu’après cela, ce que le John Edgar d’Eastwood ait à voir avec le personnage historique réel, on s’en contrefiche.