Attenberg sort enfin en France, plus d’un an après sa présentation en compétition lors de la 67e Mostra de Venise ; l’occasion d’une autre heureuse rencontre, avec la réalisatrice d’un film qui figure parmi les plus passionnants de cette année 2011.
Attenberg est le premier de vos films à être distribué en France, est-ce que vous pouvez retracer rapidement votre parcours qui se révèle assez diversifié ?
C’est une longue histoire… J’ai étudié aux États-Unis, d’abord à New York, puis j’ai rencontré Richard Linklater et sa bande. Comme j’avais très envie de travailler avec eux, je suis parti au Texas, à Austin, où l’on a commencé un festival de cinéma d’avant-garde, plutôt orienté art vidéo et musique. Nous étions tous étudiants, alors ça a été comme une école de cinéma. On a montré des courts de cinéastes comme Miranda July, Kelly Reichardt, Apichatpong Weerasethakul ; maintenant on se croise à d’autres festivals, plus importants. Il s’agit d’une période vraiment essentielle, j’ai notamment pris conscience que la réalisation devait s’accompagner du fait de produire des films, d’écrire et enseigner, de programmer, puis aussi d’appartenir à un groupe, ou plutôt une sorte de réseau.
Vous avez effectivement une activité de productrice, notamment des films de Yorgos Lanthimos (dont on a pu voir Canine en France).
Oui, mais pas la production en tant que business ; si un jour je le fais dans cette optique, je produirai de très mauvais films. Pour moi produire signifie rendre possible la réalisation d’un film auquel je tiens. C’est une histoire d’amitié et de respect mutuel, avec là encore l’idée de réseau, souple et très fluide. Aux États-Unis, nous n’avions jamais d’argent pour réaliser les films, pas d’aides publiques, juste quelques bourses assez maigres. Mais à Austin, il y a ce groupe qui est très solidaire – notamment autour de Richard Linklater. J’ai donc voulu importer cette méthode en Grèce où il était impossible jusque récemment de faire des films sans le soutien du Centre national du cinéma. Comme nous avions étudié à l’étranger, on avait appris comment faire des films, les produire avec peu de moyens, mais avec l’idée que la production soit intégrée au processus créatif, avec beaucoup de discussions sur le scénario, etc.
Si Attenberg traite finalement de sujets largement universels et ne peut y être réduit, il est toutefois difficile de ne pas songer qu’il vient d’un pays plongé dans un profond état de crise – au-delà même des aspects économiques et financiers. Vous sentez-vous une responsabilité de cinéaste, plus globalement d’artiste, dans la représentation de ce qui peut s’apparenter au malaise d’une société très malmenée ?
Je ne crois pas au « message », mais, par ailleurs, il est impossible de ne pas être des filtres, ces choses entrent d’elles-mêmes dans les films. J’ai eu du mal à faire mon premier film « grec », il y a eu cinq ans de maturation. Quand je me suis décidé à écrire, le pays en était au début des émeutes (fin 2008) ; je suis venue en France pour dix jours et c’est sorti tout naturellement. Le tournage d’Attenberg se situe neuf mois plus tard et je crois que le film a reçu cette mélancolie, l’impression de clôture d’une époque. C’est ce que le père ressent avant son départ…
…Par exemple lorsqu’il dit que le vingtième siècle est très surestimé…
… Oui, et c’est d’ailleurs ce que je pense aussi.
Attenberg frappe par la singularité et la précision de son écriture – aussi bien visuelle que narrative – ses ruptures de ton et de rythme ; on est très curieux de connaître la façon dont le film s’est élaboré. Était-il largement écrit avant ou bien est-ce que beaucoup de choses ont émergé sur le plateau du tournage ?
La gestation a été aussi longue que le scénario final était précis, pour les dialogues comme la mise en scène, le son et la musique. En fait, je suis une vraie freak du contrôle. Puis nous n’avions pas beaucoup de pellicule, alors sur le plateau il fallait être très économe et précis. C’était un peu comme filmer du théâtre, avec cette fixité de la caméra, et le mouvement pour les séquences de transition. Ce n’est pas un cinéma naturaliste, je m’intéresse beaucoup à la relation organique entre les membres de l’équipe du film et la façon de l’exprimer à l’image.
Avec ces corps qui semblent se chercher une présence et une place dans l’espace, Attenberg est très travaillé par la chorégraphie, s’agit-il d’une discipline artistique qui vous passionne particulièrement, ou bien êtes-vous plutôt partie du cinéma burlesque ?
Je suis très admirative et influencée par la screwball comedy, Howard Hawks étant l’un de mes héros. Aussi Godard dans la construction de tableau vivant à l’intérieur de cadres fixes ; l’idée étant aussi dans Attenberg de chorégraphier le décor et le quotidien. D’ailleurs, comme vous êtes maintenant face à moi, c’est très intéressant, la relation entre le corps et l’espace…
La contrainte qui s’exerce ici pour moi, de tenir l’enregistreur tout en fumant une cigarette, ce qui me rend un peu ridicule… Je rebondis avec cette impression qu’il s’agit aussi pour vous de mettre en place un rapport burlesque aux choses, un réel étrange, plein d’aspérités…
J’ai une vraie fascination pour l’irrationalité quotidienne. D’ailleurs, j’ai approché les humains comme dans une réalité de science-fiction. Si l’on voit deux personnes s’embrasser, cet échange de fluide est peut-être déjà très dégoûtant, tout comme faire l’amour renvoyer à une très grande étrangeté. Concernant le père qui se sait mourant, il s’agit évidemment de tragédie mais aussi de la comédie de l’existence.
Il n’y a rien de plus tragique que les figures burlesques.
Buster Keaton représente pour moi le comédien le plus sublime et exact dans sa façon de mettre en tension tragédie et burlesque.
Selon vous, quel est le moteur du cheminement de Marina ? L’apparition de cet ingénieur ? La maladie de son père ? Une sorte de nécessité vitale et intérieure ?
Elle vit la mort de son père comme un passage, une sorte de rite initiatique de séparation. Et il s’agit de sa mort comme enfant, comme une éclosion. J’ai aussi voulu traiter leur relation comme dans un buddie movie ; ils décident d’être sincères, de s’ouvrir l’un à l’autre sans prévention. Puis il y a aussi l’idée du rite archaïque du père livrant sa fille à un autre homme lorsque sa mort est venue.
On peut aussi se poser la question s’il n’y a pas un peu ou beaucoup de vous dans Marina ?
C’est plus diffus, il y a de moi dans tous les personnages, mais ça n’a rien d’autobiographique. Je n’étais pas du tout comme ça, mais je peux me reconnaître dans cette forme de mélancolie.
L’absence de la figure maternelle devient une question taraudante pour le spectateur.
Je ne voulais pas donner de précision sur ce sujet, notamment pour éviter tout psychologisme. Elle est partout par son absence ; par exemple, la ville qui englobe ces personnages peut être perçue comme une figure maternelle.
Et cette ville assez incroyable, est-ce que vous la connaissiez ?
Elle a été construite dans les années 1960 par Péchiney ; il s’agissait d’une utopie urbaine pour la Grèce, mais maintenant c’est une ville fantôme. J’y ai vécu les cinq premières années de mon existence, mais j’en garde une impression très forte. En y revenant et en tournant, je me suis aperçue que j’ai vécu dans une expérience qui s’est soldée par un échec, comme la Grèce contemporaine. Si ce n’est pas un geste symbolique pour moi et j’espère que ça ne semble pas forcé dans Attenberg, il est certain que cette ville contient une dimension métaphorique.