Marraine investie et engagée, Carole Laure défend avec une conviction toujours plus forte chaque édition de « Cinéma du Québec à Paris ». Cette année, elle est aussi présente en tant que réalisatrice et inaugure cette semaine québécoise avec la présentation de son quatrième film, Love Project, le 21 novembre au Forum des images.
Love Project est étonnant. On a l’impression d’être sur un territoire connu avec un film de coulisses, partagé entre préparation d’un spectacle et découverte de la vie privée des artistes. Mais, en même temps, on reste tout le temps surpris par la douce folie de personnages à la trajectoire inattendue, dans ce film aux confins des genres. Comment s’est déroulé le processus d’écriture ?
Je produisais le spectacle de Lewis Furey après mon dernier film et je réfléchissais à un nouveau projet. Le point de départ, ça a été l’envie de faire un film différent dans son écriture : je ne voulais pas que tout tourne autour d’un personnage central comme dans mes précédents films, mais travailler sur un ensemble. Le spectacle que je produisais m’a inspiré, donc j’ai écrit sur de jeunes adultes plongés dans une vie de troupe, pour explorer leur vie théâtrale comme personnelle, pour confronter les deux scènes de leur existence. Le film a été long à écrire. Les musiques et les textes des chansons devaient servir à nourrir le récit, à prolonger les scènes dialoguées ou à les remplacer : comme avec la grande déclaration d’amour qu’Alex fait à Louise par exemple. À ce moment-là, elle est assez réservée, elle ne lui répond pas. Mais dans la scène suivante, ils dansent une espèce de tango déstructuré, elle est dans ses bras et l’émotion est palpable. J’ai donc beaucoup travailler la structure du film pour trouver des effets de résonance entre les scènes, de façon différente de mes autres films, pour figurer de façon sensible les émotions des personnages.
Love Project, c’est aussi l’exploration d’une jeune génération, que vous regardez dans sa diversité et son étrangeté…
Oui, le but, c’était aussi de faire un portrait multiple d’une génération, de les considérer dans les relations avec leurs familles, leurs parents. D’où l’importance de personnages secondaires comme le petit Diamond, pour lequel on peut craindre à un moment le pire. J’ai toujours pensé que là où l’on a très peur dans la vie, ce n’est pas là que le malheur survient. C’est quand on ne s’y attend pas du tout qu’il nous prend par surprise. J’ai voulu décrire une génération qui a un vrai appétit de vivre, qui est dans l’urgence, veut tout, et vit en même temps dans une forme d’angoisse permanente. Donc les personnages de Love Project veulent tout faire en même temps et se posent beaucoup de questions face aux alternatives possibles : est-ce que je veux vivre le grand amour ou est-ce que je veux des relations simplement hygiéniques ? Comment puis-je concilier le succès artistique et mon rôle de mère ? Est-ce que je dois faire ci, est-ce que je dois faire ça ? J’ai aussi essayé de parler de leur sexualité en abordant quelque chose qui me semble important pour cette génération : la perméabilité des frontières. Ils ne sont pas figés dans des identités sexuelles stables. Si un des personnages est gay, ça ne l’empêche pas d’être un Don Juan qui drague tout le monde, filles et garçons, à l’affût de la moindre occasion. Il se prend d’ailleurs une bonne claque à la fin ! Mais, au fond, tous ces personnages cherchent l’amour. Ça reste une grande valeur humaine, quoi qu’on en dise. Qu’il s’agisse d’un amour romantique ou filiale. Mais je voulais que l’émotion sorte d’abord des parties dansées et chantées. Dans leur art, mes personnages se dévoilent et montrent d’autres facettes d’eux-mêmes.
C’est une belle déclaration d’amour aux artistes, en particulier à ceux que vous avez choisis pour incarner les héros du film. Vous leur en demandez beaucoup, ici, en termes de performance (jeu, danse, chant). Comment les avez-vous sélectionnés ?
Oui, ils sont tous multidisciplinaires. Ils chantent tous les titres. Natacha Filiatraut (Julie dans le film) est une grande danseuse : elle était au Théâtre de la Ville il n’y a pas longtemps. Mais c’était la première fois qu’elle jouait au cinéma. Eric Robidoux, qui joue Marc, est danseur, acteur et plasticien. Les autres jouent tous au théâtre comme au cinéma. Ce sont des artistes complets. Je les connais depuis longtemps, j’ai vu leur travail sur scène. Du coup, les choix ont été évidents pour la distribution. Celle qui joue le metteur en scène, Céline Bonnier, c’est une grande star chez nous. Elle tourne beaucoup au cinéma, mais joue aussi souvent au théâtre.
Comment avez-vous préparé ce film particulier, entre le travail sur le texte, le chant, les chorégraphies ?
Les chansons ont été écrites en même temps que le scénario, dans un même élan d’écriture. Ensuite, quand j’ai fait le casting, il y a eu un grand travail de pré production, pour apprendre les chorégraphies tous ensemble et enregistrer les chansons par petits groupes. Tous ces artistes travaillent beaucoup et ils ne sont pas tous rencontrés pendant les enregistrements. L’effet de troupe a été plus clair au moment du tournage, mais pas avant. L’écriture du film a été plus longue que pour mes précédents films, du fait de ce croisement entre les arts et de la choralité du récit. Je voulais faire parler les images et les corps, je me suis confrontée à de nouveaux challenges de mise en scène et de réalisation. J’ai pensé Love Project comme un film ouvert, comme une succession de coups de pinceau : le tableau pourrait se prolonger, l’histoire pourrait continuer.
Pour votre premier film, vous avez joué et réalisé. Ensuite, vous êtes restée derrière la caméra. Pourquoi ?
Pour Les Fils de Marie (2002), j’ai joué dedans parce que je l’avais écrit et conçu comme ça. C’était une évidence. Je pourrais rejouer dans un film, mais là ça ne me tente pas. Mes films suivants, je ne les ai pas écrits pour moi, contrairement au premier. Et puis, dans Love Project, je voulais vraiment regarder une autre génération, celle de mon fils, qui joue d’ailleurs dans le film (NDRL : Tomas Furey). Mais réaliser ne m’empêche pas de continuer à jouer un peu chez les autres. J’ai tourné dans un film de Guy Maddin, juste avant le tournage de Love Project, mais ce n’est pas encore sorti. Aujourd’hui, c’est vrai que les occasions sont plus rares. Si on arrivait à moi avec des scénarios tout faits, je ne serais peut-être pas à ma table en train d’écrire pendant des mois. Mais j’aime écrire et réaliser. Je fais le montage aussi. Donc c’est beaucoup de travail et ça ne laisse plus de place pour autre chose.
Vous avez commencé à écrire Love Project il y a six ans. Quelle a été la phase la plus compliquée de ce long projet ?
Comme pour tous les films, et encore plus pour celui-là, le plus compliqué c’est le montage financier. Trouver les financements demande vraiment une bonne dose d’acharnement, surtout avec un projet singulier comme celui-là ! La pré-production, avec la recherche des lieux et les répétitions, a été plus lourde que pour mes précédents films aussi. Mais l’argent, ça reste le plus compliqué à gérer…
Il y a deux ans, à l’ouverture de Cinéma du Québec à Paris (avec le film Rebelle de Kim Nguyen), on avait ressenti un moment d’émotion et de fébrilité dans votre discours sur la question du financement du cinéma québécois dans son ensemble. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Quand on change de gouvernement, on craint toujours des coupes budgétaires. Et l’on sait que, dans ces cas, la culture est la première touchée. À cette époque, le gouvernement fédéral avait interrompu des aides dans beaucoup de domaines, même si les aides provinciales étaient maintenues. Il y avait eu un gros débat sur le financement de la télévision nationale en particulier. Aujourd’hui, la situation s’est apaisée, mais elle reste fragile. Pour notre cinéma, la coproduction est souvent une solution pour réunir le budget nécessaire et toucher plus de territoires d’emblée. Mais ce système ne correspond pas forcément à tous les films. Pour Love Project, je n’ai pas fait de coproduction, donc je dois chercher un distributeur pour que le film soit vu en France par exemple.
Vous suivez Cinéma du Québec à Paris depuis ses débuts. Comment s’est passée votre rencontre avec cette manifestation ?
Je suis d’abord venue pour accompagner des films dans lesquels je jouais, puis j’ai été invitée à présenter les films québécois et à devenir leur porte-parole. Au début des années 2000, j’ai commencé à réaliser et j’ai donc continué à accompagner Cinéma du Québec à Paris avec ma double casquette d’actrice-réalisatrice. Ça me plaît, car je suis fan de ce cinéma et que je veux défendre des films qui ont besoin de trouver des distributeurs. Cette semaine d’exposition est toujours riche. En plus de la vitrine culturelle, l’enjeu est important d’un point de vue économique. C’est un moment de rencontre entre producteurs pour de futures coproductions.
Depuis quelques années, on constate une petite embellie dans le nombre de sorties de films québécois chaque année au Québec. Peut-on avoir de l’espoir pour l’exportation de ce cinéma ?
Partout dans le monde, la circulation des films est difficile en ce moment. Il faut les aider à exister de plus en plus car l’économie du cinéma et les modes de consommation des films ont changé. Les films déménagent sur les ordinateurs, les tablettes, les téléphones… Les publics ne regardent plus les films comme avant et il faut en tenir compte. L’écran de cinéma n’est plus le seul qui compte, même s’il reste l’espace privilégié pour découvrir un film dans des conditions optimales. Pour moi, un long-métrage doit être vu sur grand écran au moins une fois ! C’est tellement merveilleux le rituel de la salle, je ne voudrais pas que ça disparaisse. Donc tout événement, qui permet de donner aux films une visibilité sur grand écran et qui permet d’inciter les acteurs de l’industrie cinématographique à mettre les films en salles, est bienvenu. Mais la situation est difficile partout.
Certains films québécois connaissent un succès d’estime en France, mais peu connaissent une réussite commerciale comme Starbuck de Ken Scott, qui est resté de longues semaines à l’affiche, ou Mommy de Xavier Dolan, qui occupe beaucoup le devant de la scène médiatique cette année. Je me fais un peu l’avocat du diable, mais ces succès ne sont-ils pas l’arbre qui cache la forêt, occultant la diversité d’une cinématographie bien plus riche que le public français ne le voit ?
Au Québec, on produit toutes sortes de films : du cinéma commercial comme du cinéma d’auteur, il y a de tout. On voit aussi beaucoup de courts-métrages très inventifs. D’ailleurs, ces temps-ci, on voit beaucoup de longs-métrages de réalisateurs plutôt jeunes. Une nouvelle génération émerge, avec des gens comme Alexis Durand-Brault (Les Grandes Chaleurs, La Petite Reine), Julie Hivon (Tromper le silence, Qu’est-ce qu’on fait ici ?), Chloé Robichaud (Sarah préfère la course), Maxime Giroux (Félix et Meira)… Il y a une très belle dynamique créative. La panoplie est variée et elle n’est pas forcément représentée tout au long de l’année dans les salles françaises (où tant de films sortent déjà). Mais la réussite de Xavier Dolan, c’est extraordinaire ! Pour moi, il a un talent rare. Aujourd’hui, son succès international est merveilleux, il le mérite. Quoi qu’il en soit, ça fait du bien au cinéma québécois. Bien sûr, on aimerait pouvoir inciter les distributeurs à mettre plus en valeur notre cinéma d’auteur, pas un seul cinéaste. Il faut se satisfaire déjà de ces réussites. C’est la même chose pour le cinéma français. Par ailleurs, il y a effectivement de grosses comédies qui drainent beaucoup d’entrées et laissent peu de place aux autres films à certaines périodes de l’année. En ce moment, il y a un film français qui marche bien chez nous et qui a beaucoup marché ici : Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? Il y en aura toujours des grosses machines comme ça, qu’on aime ou pas ce cinéma-là. Mais ça n’empêche pas de se battre pour faire exister d’autres films. Une semaine comme celle de Cinéma du Québec à Paris, c’est capital pour que d’autres types de films disposent d’une exposition privilégiée, pour que les gens les voient et que les distributeurs les achètent. C’est un tremplin essentiel. J’espère que le mien va être acheté d’ailleurs ! Et si vous aimez mon film, il faut en parler ! (rires).