Rencontre avec Cristian Mungiu autour de Baccalauréat, Prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2016, pour évoquer la chorégraphie de ses plans-séquence, la violence sociale en Roumanie et la culpabilité de son personnage principal.
Êtes-vous d’accord avec l’idée que Baccalauréat est entièrement sous-tendu par le dilemme auquel Romeo, son personnage principal, fait face ? Quel est ce dilemme ?
Il n’est pas possible de résumer un film à un seul thème, mais on pourrait sans doute dire que l’enjeu de fond est : est-il possible de rester complètement honnête dans une société malhonnête? La réponse de Romeo, c’est qu’il ne peut pas; mais il veut aider sa fille à avoir une vie honnête. Mais le cinéma est bien plus complexe, il est fait de petites choses, de sens ambigus, comme la vie, qui n’est pas uniforme et interprétable directement. Le film parle aussi des relations de Romeo avec les autres femmes de sa vie, de la société roumaine et, au-delà, de la nature humaine: quelle est la relation entre les compromis personnels et la corruption d’une société? C’est surtout le portrait d’un homme d’une cinquantaine d’années, qui fait un bilan de sa vie et se pose la question de son parcours, des décisions qu’il a prises depuis son plus jeune âge. Son expérience ne lui permet plus de changer sa vie, mais elle peut servir à éduquer son enfant. Pour autant, peut-il l’éduquer à côté de la société dans laquelle il vit ? C’est impossible à dire.
Romeo est un personnage trouble, dont les motivations sont multiples. Le fait que le dilemme moral soit ancré dans un profil psychologique rend le regard social beaucoup plus juste.
Est-ce qu’on peut condamner un homme de cet âge parce qu’il cherche un sens à la vie? C’est vrai que Romeo est un peu ambigu, mais cette complexité est importante : le film n’est pas un discours, n’est pas didactique, n’apporte pas de jugement; il amène une situation, une histoire, des personnages complexes comme dans la vie réelle, où l’on ne prend pas de décisions pas de façon très rationnelle, et où le temps réserve beaucoup de moments qui ne sont pas essentiels. En ce sens, Baccalauréat est une déclaration sur une façon de faire du cinéma. C’est la raison pour laquelle j’utilise ce schéma de longs plans-séquences: même si c’est plus compliqué, cela permet d’utiliser la durée de vie, qui n’a pas de montage et n’organise pas le sens. Le style que j’ai inventé pour la caméra est le résultat d’une chorégraphie très complexe qui doit permettre de rendre le film naturel et de dissimuler la présence du réalisateur. Ce qui est important, c’est d’avoir la vérité de chaque petit moment, du jeu des comédiens… Il faut rester ouvert, ne pas tout contrôler et tout prévoir. Car les petits détails appartiennent plus au cinéma que les grandes idées prévues au début. Dans l’écriture des dialogues aussi, j’essaie de retirer ce qui vient de moi, que je veux dire, et de ne laisser que ce le personnage dirait.
Cherchez-vous à traduire une forme de confrontation en mettant en scène les dialogues dans des face à face très marqués ?
Cela n’exprime pas quelque chose de précis, mais découle de cette décision initiale de filmer en plan-séquence: comment filmer de façon variée le modèle de deux personnages qui se parlent? Souvent les gens se regardent, mais est-ce suffisant? J’essaye de rester inventif et de trouver des solutions qui permettent de voir les deux personnages en même temps. Par exemple dans la cuisine, il y a des scènes tendues, Romeo et sa femme ne se regardent pas : il entre, elle fume, il est très proche de la caméra, on ne voit pas son visage, mais on sent dans son attitude la pression, le manque de communication entre eux. Le film parle aussi de cet état de la famille, lorsque les choses ne sont pas exactement comme on les a imaginées au départ. Par contre, quand Romeo vient parler avec sa fille, c’est un moment intime: ils sont proches, se parlent frontalement. J’essaye aussi d’utiliser la profondeur de champ et le hors-champ, car le film est plus grand que ce que l’on voit à l’écran. Par exemple, lorsque la caméra filme la cuisine de l’extérieur, on entend la voiture arriver et on comprend que Romeo surveille sa femme. Mais, encore une fois, j’essaye de ne pas réduire à un résumé le sens d’une scène pareille pour les comédiens et le spectateur.
Certaines scènes expriment une certaine étrangeté: par exemple lorsque la caméra surprend le commissaire dans une sieste avec un mouchoir sur le visage.
Cette étrangeté m’intéresse seulement si elle correspond à ce que je veux dire, qui peut passer par une atmosphère et des éléments assez abstraits. Si j’essayais par exemple d’expliquer la scène de l’enfant qui porte un masque de loup, je pourrais être amené à réduire les choses. C’est une mise en scène qui a à voir avec le sentiment de cet enfant face à la menace de la relation de ce monsieur (Romeo) avec sa mère; mais elle parle aussi plus généralement de dissimulation et fait écho à la manière qu’a Romeo de cacher la vérité. J’essaye de parler au spectateur de manière graphique. Il y a un petit dialogue à la montagne avec les sièges d’un téléphérique qui passent dans l’arrière-plan, et les personnages parlent de la perspective qui a changé depuis qu’ils étaient jeune. J’espère qu’ils ne parlent pas que du paysage.
Comment avez-vous travaillé la violence de cette société, le malaise de vivre dans cet endroit, qui justifient le besoin de partir ?
Exprimer ce que le personnage principal ressent est quelque chose de compliqué à mettre en scène, car contrairement à la littérature, on perçoit le monde depuis un point de vue extérieur. Il faut alors chercher ces plans qui expriment son angoisse, sa tension. Ça se prépare dès le scénario, le film ne se fait pas directement sur le plateau : le fait que Romeo ait fait trop de compromis dans sa vie se sent dans la paranoïa qu’il développe. Il se sent regardé, agressé. Je prévois beaucoup de scènes qui développent cette idée, et puis je vois ce qui fonctionne ensuite au montage. Ce qui est intéressant, c’est que j’ai eu l’impression en présentant le film dans beaucoup de pays, en Italie, en Espagne, à Cannes, que cela ne parlait pas uniquement de la société roumaine: la plupart des journalistes me disaient qu’ils comprenaient très bien la frustration que les gens ressentent, que c’était la même chose dans leur pays.