Depuis 2005 et le choc cannois de La Mort de Dante Lazarescu, la Roumanie envoie régulièrement de ses nouvelles aux cinéphiles français. On a un temps craint l’effet de mode, mais film après film, cette « vague roumaine » a prouvé qu’elle savait se renouveler, stylistiquement et thématiquement, sans perdre pour autant sa capacité à manier un humour très noir (mais non dénué de tendresse). Ce que confirme aujourd’hui ces Contes de l’âge d’or, suite de saynètes écrites et produites par Cristian Mungiu, dont les 4 mois, 3 semaines, 2 jours avaient reçu en 2007 une Palme d’or méritée au festival de Cannes.
Les quatre Contes de l’âge d’or sont inspirés de « légendes urbaines » qui circulaient dans la Roumanie communiste, et que les Roumains se racontaient en riant quand ils étaient sûrs qu’aucun agent de la Securitate ne pouvait les entendre : comment un petit bourg se mit en quatre pour accueillir un cortège de dignitaires (La Légende de la visite officielle) ; comment un membre du Parti partit vaillamment combattre l’analphabétisme dans un village de montagne (La Légende de l’activiste zélé) ; comment une famille de Bucarest tua un cochon dans sa cuisine (La Légende du policier avide) ; comment le quotidien du Parti, Scinteia, dut retoucher en catastrophe une photo du dictateur Ceauşescu, pour ne pas le montrer tête nue aux côtés d’un suppôt du capitalisme (Valéry Giscard d’Estaing !) dûment chapeauté (La Légende du photographe officiel).
Ces courtes farces tragi-comiques s’enchaînent selon la logique du film à sketches. C’est d’ailleurs l’horizon avoué et ambitieux du film : faire renaître ce genre tombé en désuétude depuis le déclin de la comédie italienne dans les années 1970, et qui de nos jours n’est plus utilisé que pour commémorer sagement telle cause (Les Enfants invisibles), telle ville (Paris, je t’aime), voire tel festival (Chacun son cinéma). En plus de ressusciter le mauvais esprit des Monstres, les auteurs de ces Contes ont su donner une cohérence à un assemblage a priori hétéroclite. Par nature, les films à sketches sont voués à être inégaux, mais ici le résultat est remarquablement homogène, et l’ensemble n’est pas inférieur à la somme de ses parties. Sans doute est-ce dû au fait que Mungiu a écrit la totalité des contes, et qu’il les a produits et coordonnés – mais le talent des quatre autres réalisateurs (Hanno Höfer, Răzvan Mărculescu, Constantin Popescu et Ioana Maria Uricaru, jusqu’à présent inconnus dans nos contrées) n’est sans doute pas non plus étranger à cette réussite. Il manque certes aux Contes de l’âge d’or le flamboyant de ses modèles italiens. L’image a ainsi un petit côté suranné (qui n’est d’ailleurs pas sans charme). Mais ce que les Contes perdent en truculence, ils le gagnent en empathie, voire en tendresse, ce qui manquait aux féroces comédies italiennes. Le petit fonctionnaire qui part alphabétiser les fermiers et les bergers est certes ridicule, mais il n’est pas ridiculisé ; sa sincérité, son enthousiasme et sa maladresse le rendent même assez touchant. Les auteurs ne ricanent jamais sur le dos de leurs personnages.
Pour autant, le film reste une charge politique. Les deux premiers sketches se moquent des petits cadres du Parti, qui tournent en rond toute une nuit sur un manège endiablé (magnifique idée), qui crapahutent dans la montagne en costume de ville, et qui viennent bouleverser la vie des petits bourgs de province avec leurs directives absurdes. On songe un peu au cinéma d’Emir Kusturica, notamment pendant le premier segment qui semble aligner toutes les signes extérieurs du film d’auteur des Balkans : une fête, des animaux, de la musique et de l’alcool. Sauf qu’ici (et on ne s’en plaindra pas) l’hystérie slave est absente, remplacée par une ironie douce-amère typique des films roumains récents. Personne n’a envie de faire la fête, mais tout le monde joue à faire la fête. Derrière le décorum et les sourires officiels, on cache sa peur, sa lassitude, mais aussi une forme de résistance passive, bourrue, à la dictature (ce qu’illustre par exemple le personnage du berger). Les auteurs cherchent bien sûr à solder l’ère Ceauşescu, mais il ne s’agit pas pour autant d’un lourd et anachronique réquisitoire sur les années de dictature. Comme déjà, avant lui, 4 mois, 3 semaines, 2 jours ou Comment j’ai fêté la fin du monde, le film s’intéresse avant tout aux petites gens, et ne montre l’absurde totalitaire qu’à travers son impact sur leur vie quotidienne. Dans le troisième conte, qui relate une homérique entreprise de gazage de cochon, sont ainsi célébrés le système D et l’imagination dont devaient faire preuve les habitants de Bucarest pendant les années de pénurie. Et quand le propos se fait plus ouvertement politique, dans la quatrième légende, c’est à travers les yeux de deux photographes plus ou moins blasés, qui cherchent à faire vaille que vaille leur métier dans un univers ubuesque. Pour preuve que les leçons du film dépassent le seul cadre roumain : il est difficile pour le spectateur français qui regarde ce sketch de ne pas songer à certains trucages récents, destinés à masquer la petite taille d’un président ou à effacer ses bourrelets !
On est ainsi bien loin du « film de festival » : les œuvres roumaines ont beau être régulièrement sélectionnées à Cannes et ailleurs, elles s’adressent avant tout à leurs compatriotes – et c’est par leur ancrage dans les réalités passées et présentes de leur pays qu’elles parviennent à toucher à l’universel. Cette douce satire des années Ceauşescu, qui ausculte les déraillements du système avec un humour délicieusement pince-sans-rire, est une nouvelle illustration de l’âge d’or du cinéma roumain.