Pour son quatrième long métrage, et sa quatrième présence à Cannes (nous en avions dit du bien dans nos colonnes à l’époque), Cristian Mungiu, lauréat de la Palme d’or en 2007 pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours, filme les dilemmes d’un médecin père de famille d’une cinquantaine d’année, en proie à des doutes et revers : vie de couple à vau‑l’eau, maîtresse en attente, mère délaissée et malade, fille unique préparant son entrée dans les études supérieures. Mungiu filme avec talent les compromis moraux qu’il accepte pour assurer l’avenir de sa fille et qui le placent au centre d’un engrenage dangereux, et parvient à donner vie et souffle à ses personnages dans un scénario qui aurait pu être très programmatique.
Sauve qui peut la Roumanie
Pour quitter la Roumanie et aller étudier à Cambridge, comme son père Romeo l’y a préparé depuis le plus jeune âge, la brillante Eliza doit avoir 18 de moyenne au baccalauréat. Mais une agression l’empêche de présenter l’examen dans les meilleures conditions : on propose alors à Romeo, contre un service rendu, le soutien du proviseur, « un homme très serviable », pour s’assurer d’une correction favorable… S’il s’ouvre sur le dilemme moral d’une famille honnête, le scénario étend très vite son discours sur les trafics d’influence à l’ensemble de l’environnement social : on comprend que les travaux du centre-ville s’éternisent à cause d’un appel d’offre arrangé, que les listes d’attente de l’hôpital se doublent sans problème, que l’école primaire est prise d’assaut et n’est accessible qu’à celui ayant un minimum d’entregent… L’état de la société roumaine, décrit de biais, au travers de conversations secondaires (dans le commissariat) ou dans l’arrière-plan (la déliquescence des bâtiments de la petite ville de Transylvanie), est celui d’un chacun pour soi où règne le régime de l’exception. Dès lors, la grande force du film est de parvenir à dresser ce constat en incarnant son dilemme moral à l’échelle d’une relation père-fille : si le compromis paraît mineur, au regard de l’accident malheureux dont Eliza est la victime, c’est aussi, derrière cela, l’aboutissement de l’engagement d’une vie de père de famille qui est en jeu et la croyance au pouvoir rédempteur de la nouvelle génération. Cette grande cohérence du film est à mettre au crédit de Cristian Mungiu, qui évite l’écueil du pensum socio-politique et invite à considérer avec toute la complexité d’un phénomène psychologique les différentes étapes de compromission d’une société.
Environnement anxiogène
La Roumanie sans avenir de Mungiu n’est pas simplement exprimée, elle est incarnée dans un état de de tension et d’urgence sociale qui raconte, de manière latente, la nécessité pour Romeo de voir sa fille quitter le pays. La première scène est à ce titre exemplaire : une pierre balancée au travers d’une vitre ouvre un long plan-séquence de Romeo poursuivant un mystérieux agresseur, franchissant une voie ferrée après le passage bruyant et lourd d’un train. L’agressivité de l’environnement est rappelé par le grondement du moteur des voitures, l’étrangeté de retrouver les essuies glace de la voiture relevés au matin, le sursaut créé par la traversée soudaine d’un chien, jusqu’à la vitre de la caméra brisée d’un nouveau jet de pierre. Surtout, la violence sociale est à la base de l’engrenage puisque c’est l’agression d’Eliza qui déclenche la crainte de voir son avenir compromis. Les plans séquences du réalisateur étirent le temps des dialogues, les silences et placent les personnages dans de longs faces à faces qui évoquent des tractations de négociants. La mise en scène, centrée sur le personnage de Romeo, accompagne enfin les élucubrations du père en retranscrivant sa peur, ses doutes, ses angoisses, dans sa perception du monde : de troublantes scènes viennent conforter le potentiel paranoïaque du film, en particulier lorsque le fils de la nouvelle compagne de Romeo s’approche de lui affublé d’un masque de loup et le regarde fixement en refusant de lui adresser la parole.
Entre Baccalauréat, La Fille inconnue (les frères Dardenne) et Le Client (Asghar Farhadi), l’axe du polar social était de mise chez les cinéastes cannois cette année, comme si la tension vibrante du drame parapolicier permettait de mieux développer le discours critique sur l’état d’une société. Au-delà des tabous culturels qui structurent Le Client et du poids du mensonge social de La Fille inconnue, le cinéma de Mungiu a la capacité de nouer ensemble responsabilité collective et individuelle, et de faire vivre le conflit moral dans une situation complexe. Le dernier plan du film est exemplaire de subtilité : ouvrant la porte à une potentiel réconciliation père-fille, il incarne surtout les espoirs et paradoxes d’une société dans les sourires ambigus d’une photo de classe crispée de fin d’année.