La collection Côté Cinéma/Motifs a été inaugurée en 2007 par un premier essai écrit par Dominique Païni sur l’ombre. Son petit ouvrage L’Attrait des nuages poursuit ce travail original mené sur le motif au cinéma et témoigne du succès rencontré par cette collection. Nous avons rencontré Dominique Païni dans son fief près du Louvre, l’occasion de regarder ensemble les nuages… Au cinéma.
Comment est venue l’idée d’écrire sur un motif cinématographique ?
C’est une collection qui a commencé lorsque que j’ai écrit un petit ouvrage qui s’appelait L’Attrait de l’ombre. L’éditeur se posait des questions sur la faisabilité d’un livre de cinéma différent et de théorie générale. J’ai alors eu l’idée d’écrire sur des motifs. « Un livre qui se lirait en deux fois une heure et demie », ai-je dit à mon éditeur. C’est le temps du trajet Paris-Bruxelles / Bruxelles-Paris. Cet éditeur est belge… C’est ainsi que j’ai commencé à écrire un petit livre tiré d’un de mes cours à l’École du Louvre. Tous mes cours pourraient certes donner lieu à un petit livre, mais je ne le fais pas. Je le fais quand j’en ai vraiment envie avec urgence. D’autres commandes ont été passées : l’attrait de l’herbe, des vagues, de la poussière, du vent, du téléphone, des portes et fenêtres. La collection s’appelle « motifs » et voudrait insister un peu sur l’aspect fétichiste du motif.
Comment est né votre intérêt pour les nuages ?
Je me surprenais souvent en regardant un film à m’ennuyer car l’intrigue était trop prévisible. C’est très rare les films dont je sors en étant surpris par l’histoire. Du coup, je me suis intéressé à autre chose, et notamment à la partie supérieure des plans.
Quelle est la séquence de cinéma qui vous a donné envie de vous y intéresser ?
Aucune en particulier. J’ai peut-être été assez frappé par les nuages dans le cinéma soviétique. J’ai été surpris qu’il n’y ait finalement pas tant de nuages chez un cinéaste comme Dovjenko, et qu’il y en ait beaucoup plus chez Eisenstein. J’ai été surpris de voir dans « le » film que je préfère peut-être de Gus Van Sant, Gerry, une dizaine de séquences consacrées aux nuages et à leurs mouvements.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans le mouvement des nuages ?
J’ai été très intéressé par ce que le philosophe François Julien appelle les « transformations silencieuses », c’est-à-dire ce dont il faut détourner le regard pour percevoir le mouvement. Par exemple, les aiguilles d’une montre : si vous détournez le regard, vous n’y pensez plus, et si vous les regardez quelques instants d’après, vous vous apercevez qu’elles ont bougé. Les aiguilles d’une montre ne bougent pas si vous les fixez… C’est cela que François Julien appelle les « transformations silencieuses », comme le sont les évolutions des nuages. Car s’ils ne bougent pas physiquement parfois, ils sont néanmoins en mouvement constant. Il en va de la matière en général : cette table bouge, sa matière bouge, un grouillement d’atomes… La matière n’est pas immobile.
Comment évolue cette matière ?
Je suis obsédé par la vieillesse et le changement, l’effondrement des corps. C’est ce qu’il y a de plus injuste et de plus irrémédiable. Comme l’est la météo. Tous les matins, je l’écoute avec angoisse, bien que je ne puisse rien y faire : je ne peux pas m’en prendre aux nuages. Vous ne pourrez rien y changer, mais c’est ce que j’écoute tous les matins avec angoisse, comme je regarde tous les matins mon visage dans le miroir avec ce qu’il a de plus… ou de moins.
Quelles ont été vos références dans ce travail d’écriture ?
J’ai été très touché, quand j’ai commencé à lire de la philosophie, par Gaston Bachelard. Il a réfléchi sur les grandes lois et les éléments primordiaux de la nature : le vent, la terre, la poussière, les planètes, et l’espace. De plus, je l’avais vu dans un film de la série Les Bonnes Adresses du passé. Dans les années 1950, il descendait rue Mouffetard avec sa grande barbe blanche et choisissait son fromage de chèvre. Un philosophe qui prenait autant de temps à choisir son fromage de chèvre ne pouvait qu’émouvoir. Je voulais donc faire un livre en référence à lui, mais je ne pouvais pas l’écrire n’étant ni un universitaire, ni un philosophe savant. Son chapitre sur les nuages dans L’Air ou les songes m’amena alors à penser que ce motif pouvait être un grand thème cinématographique.
De quelle manière les nuages sont présents dans les autres arts ?
Le nuage m’a forcément renvoyé à la peinture. Je m’étais posé le problème de savoir pourquoi les nuages sont arrivés si tard en peinture, en particulier en Italie, et pourquoi ils disparurent avec l’art moderne. Il n’y a plus que Magritte et Dali qui ironisent les nuages. Aujourd’hui, de nouveau, il y a quelques artistes qui utilisent les nuages.
Vous évoquiez précédemment ces transformations silencieuses, ce « temps indicible » en prenant l’exemple des aiguilles d’une montre qu’on ne voit pas bouger, mais qui tournent, malgré tout. Cela me fait penser à cette séquence dans L’Heure du loup où Liv Ullmann et Max von Sydow font le décompte d’une minute face caméra. Quelle pourrait être selon vous la spécificité cinématographique des nuages ?
S’intéresser aux nuages, c’est se poser des questions simples : comment peut-on décrire une image qui défile ? Comment décrire du temps qui s’accomplit ? À peine a‑t-on décrit un élément qu’il s’en produit tout de suite un autre. Le cinéma, ce n’est pas un art de « l’accompli », c’est en train de s’accomplir quand on regarde un film. Le cinéma c’est toujours du présent, un sentiment de présent qui est donné à vivre.
Quelles pourraient être les fonctions cinématographiques des nuages ?
Ils ont beaucoup de fonctions. Entre autres, des vertus mystiques. Le nuage a dans la culture occidentale une fonction hiérophantique, autrement dit qui atteste de la présence divine.
Chez Straub ?
Oui, chez Dreyer aussi. Les nuages annoncent l’intervention divine ou supportent les dieux. Dans la peinture baroque, chez un peintre comme Giandomenico Tiepolo, tous les anges et toutes les déesses sont assis sur des nuages cotonneux qui supportent leurs corps, même si manifestement ces derniers sont très lourds et soumis à la gravité ! Ce ne sont pas des anges, car ils n’ont pas d’ailes : ce sont des personnes qui reposent sur les nuages. Comme vous savez, Dieu s’annonce souvent par une colonne de fumée dans l’Ancien Testament. Cet aspect est très important chez Eisenstein. Il renvoie Alexandre Nevski par exemple à un dieu en le mettant dans les nuages pour commander la grande bataille finale contre les Teutons. Il ne le met pas au niveau de la plèbe russe qui va combattre, il le met sur un grand rocher qui se confond avec les nuages.
Les nuages participeraient donc pleinement de l’action…
Oui. Quand on regarde un plan d’Apichatpong Weerasethakul ou de Hou Hsiao-Hsien ou de Kim-Dong Ho, on s’aperçoit, même si certains prétendent l’inverse, qu’il se passe dix fois plus de choses que dans un plan de Scorsese, où se produit une sorte de « hachis » des plans. Il se passe tellement de choses que cette saturation obture paradoxalement le plan…
Comment les cinéastes peuvent-ils « mettre en scène » les nuages, cet élément incontrôlable ?
Prenons l’exemple de Renoir. Quand Gabin est pris de folie, d’une compulsion criminelle et libidinale dans La Bête humaine, Renoir prolonge la séquence en surmontant son acteur par un énorme cumulus très tourmenté. Il y a chez les cinéastes une manière de souligner, de prolonger la signification de leurs plans au moyen des nuages. Il y a aussi des cinéastes qui n’y prêtent pas attention. J’ai l’impression qu’Eisenstein y a beaucoup prêté attention. Je ne suis pas sûr que John Ford en ait eu une conscience particulière. Dans la séquence presque finale de Fort Apache, lors de l’attaque indienne, on voit disparaître les ombres portées sur le sol. Un nuage passe et assombrit le plan. Ford n’a pas voulu refaire le plan, il a profité du retour du soleil pour appuyer l’arrivée de la charge indienne, qui occulte à nouveau le soleil en soulevant un nuage de poussière. Comme pourrait dire Cocteau, John Ford a feint d’être l’organisateur des hasards et des mystères du monde en récupérant dans son récit les aléas de la météo. Cela dit, je ne connais pas un autre art qui soit capable de cela. Au cinéma, on peut vraiment jouer avec ce qui advient. Un des signes pour se rendre compte que le cinéma c’est du temps qui « tombe dans l’image » (Jean-Louis Schefer), c’est entre autres les nuages qui bougent et se transforment.
À quel moment le cinéaste décide-t-il d’intégrer les nuages ? Dès l’écriture du scénario ?
Eisenstein les intégra sans doute très en amont, mais parfois il y a des cinéastes qui ne s’en rendent pas compte immédiatement. Je ne suis pas sûr que Straub dans De la nuée à la résistance ait vu l’énorme cumulus qui sort de l’église lorsqu’un ecclésiastique prend la parole sur le parvis d’une église. Certains cinéastes découvrent au montage la présence des nuages. Gus Van Sant par exemple dans Gerry, les accélère. Le cinéaste se démène avec les aléas des nuages, comme avec le corps des acteurs. Il se démène avec ce qu’on pourrait presque appeler les « accidents » des nuages. Ce qui est intéressant avec les nuages, c’est que ce sont des corps informes, contrairement à ceux des acteurs qui transformables par le travestissement et le maquillage. On ne peut pas agir sur le « corps d’un nuage ». Godard est le cinéaste qui s’intéresse en même temps au corps de l’acteur, et aux nuages, notamment dans Passion et dans Nouvelle Vague, et dans toute la période après Sauve qui peut la vie, lorsqu’il revient en Suisse.
Quelle est la première séquence qui aurait intégrée délibérément dans sa mise en scène des nuages ?
On ne peut pas savoir ! Il y a sans doute des nuages chez les frères Lumière… On a une idée vague, imprécise de la manière dont les nuages apparaissent en peinture. Mantegna est le peintre qui commence le plus à se préoccuper de la représentation des nuages. Auparavant, les peintres ne « savent pas » comment les dessiner. Les fonds d’or recouvraient les fonds. Il n’y avait donc pas vraiment de nuages. On ne pourra jamais savoir si certains cinéastes ont eu conscience ou non de filmer les nuages.
Je parlais de ça par rapport à la scène emblématique du Chien andalou de l’œil coupé par le couteau/nuage.
Ce film est assez tardif, et beaucoup d’autres films contiennent des nuages auparavant, Fantomas de Feuillade en 1913 par exemple, bien qu’on ne sache pas s’il s’agit de nuages ou de fumée qui obscurcissent le sol. C’est impossible de savoir.
Les surréalistes regardent le XIXe siècle, « ce sublime XIXe siècle », comme le dit Breton dans le Minotaure. Magritte et Max Ernst commencent à réintégrer le nuage, qui prend parfois une forme érotique. Le tableau de Dali ne s’appelle pas Le Grand Masturbateur pour rien : est-on en droit de penser aux pollutions nocturnes qui souillent les draps du dormeur ?
Non ! Mais je ne suis pas sûre de saisir le lien entre l’érotisme et le nuage.
Le nuage peut être lié au corps, au génital. Il est lié à tout ce dont on ne parle pas. J’en parle dans mon livre quand je parle de Baudelaire et de ses écrits sur Boudin. Si vous lisez attentivement ce texte (c’est une lecture très interprétative de ma part), Baudelaire paraît décrire les couleurs des taffetas et des lingeries des femmes peintes par Constantin Guys avec lequel il sortait dans les bordels… alors qu’il parle des nuages peints par Eugène Boudin ! Quand on s’intéresse à un motif, il y a forcément de la projection sexuelle. Je voulais mêler un projet poétique et théorique. Si l’on ne saisit pas cet aspect dans mon petit ouvrage, on passe à côté, car je ne parle pas vraiment des nuages mais en fait je parle des images.
Ce qui m’a beaucoup intéressé dans votre livre, c’est quand vous parlez des « cinéastes de la pensée », à propos des cinéastes qui incorporent les nuages dans leurs films.
Il est vrai. Je me suis beaucoup interrogé sur cette idée : les cinéastes qui ont beaucoup regardé les nuages se sont posés la question de la traduction de la pensée à l’image (Antonioni, Godard, Resnais)… C’est une hypothèse, mais je me suis dit qu’il y a certainement une interdépendance entre filmer les nuages, et vouloir filmer la pensée.
Ce qui permet peut-être aussi du coup de laisser la place à la pensée du spectateur, via la contemplation permise ?
Non, je ne pense pas. Bergman ne laisse pas totalement la place au spectateur par exemple. Car, dans ses scénarios, les personnages ont une place très forte, très « encombrante » par rapport à ceux d’Antonioni.
Oui, mais les nuages permettent un détachement du déroulement de la narration du film, une sorte de contemplation qui ne semble pas permise par la force des personnages.
Ce que je veux dire ne désigne pas un cinéma plus contemplatif qu’un autre. En apparence, il y a des cinémas qui sont contemplatifs, alors que l’action représentée est intense. Chez Bergman, il se passe beaucoup des choses, il y a beaucoup d’action, alors qu’on peut aisément dire que c’est un cinéaste qui filme la pensée. Ainsi dans Monika, dans cette séquence qui pourrait être une « installation » – cinq plans de la nature, dont un de nuages, sont intercalés entre deux plans de Monika derrière les roseaux. La pensée circule par un jeu complexe des métaphores.
À part Weerasethakul, y aurait-il un cinéaste qui utiliserait les nuages aujourd’hui ?
Je n’ai pas vraiment cherché… mais dans Piranha ?… Peut-être !