L’Heure du loup ou comment les affres balafrent l’image cinématographique. Retour sur un des films les plus radicaux d’Ingmar Bergman : la chute des corps dans un imaginaire des plus tortueux.
John Borg, peintre. Alma, sa femme, enceinte. Une île. Voilà L’Heure du loup. Ingmar Bergman revient une nouvelle fois sur les terres de Fårö, petite île baltique où le cinéaste s’était installé, et où il tourna plusieurs de ses films : À travers le miroir (1961), Persona (1966), L’Heure du loup (1968), La Honte (1968), Une passion (1969) et Scènes de la vie conjugale (1972). Il y meurt le 30 juillet 2007. Bergman invitera même Tarkovski à tourner sur l’île : ce dernier y réalisera Le Sacrifice en 1986. L’Heure du loup est le film qui suit Persona – ce dernier marqua d’ailleurs un point de non-retour dans le cinéma d’Ingmar Bergman, s’aventurant dans une radicalité formelle inouïe. Outre le lieu de tournage, on retrouve de nombreux grands thèmes communs entre les deux œuvres : obsession de la mort, de l’isolement ou de l’incommunicabilité. Mais L’Heure du loup lorgne davantage vers le film d’horreur ou le film gothique et multiplie les symboles. La complexité de la construction du film tient dans l’inextricable entrelacement du rêve et de la réalité.
John Borg et Alma s’isolent sur l’île. Pourquoi ? Bergman les enferme géographiquement pour confronter ses personnages à leurs propres maux, à leurs tourments. Borg, peintre tourmenté par ses démons, serait l’alter ego d’Ingmar Bergman. L’heure du loup est « l’heure où la nuit fait place au jour, où la plupart des mourants s’éteignent, où notre sommeil est le plus profond, où nos cauchemars sont les plus réels, c’est l’heure où celui qui n’a pas pu s’endormir affronte la plus violente angoisse, où les fantômes et les démons sont au fort de leur puissance ». Ainsi s’offrent à nous toute une série de tourments que subit John Borg. Alma découvrira son carnet intime où sont écrits les mondes imaginaires qui peuplent son art, sa création, ainsi que l’évocation d’une ancienne relation amoureuse : ce qui va immédiatement effrayer l’amante (enceinte de 8 mois).
L’Heure du loup est le film le plus radicalement pessimiste de Bergman. Rien ne permet d’échapper à la torpeur, à la violence, à la mort. Le déchirement du couple est une fatalité. Tandis que Persona tendait à la fusion, L’Heure du loup tire les cartes de la rupture. Alma se demande : « Une femme qui vit depuis longtemps avec un homme. Ne finit-elle pas par lui ressembler, par devenir comme lui ? » Le mimétisme dans la souffrance est-il réel ? Aussi Alma tente de sauver le couple à mesure qu’il se délite. Le jeu des essuie-glaces dont parlait un des personnages de La Frontière de l’aube (Philippe Garrel) est mis en perspective sous plusieurs angles – quand l’un poursuit, l’autre s’éloigne, et quand l’autre poursuit, c’est le premier qui s’éloigne – dessinant un drame horrifique de plus en plus ferme. Le sort de ses personnages est traumatique, jusque dans les rires affreux de quelques figures, où on devine que se glisse le grand rire du diable. On trouve d’ailleurs, dans l’esthétique de sculpteur d’image que pratique Bergman dans ce film, certaines traces des inspirations de Philippe Garrel. En effet, le cinéma impressionniste des années 1920 n’est jamais très loin. Aussi, ne se gêne-t-on visiblement pas pour de nombreux gros plans où la beauté et l’étrange (ce qui est beau est étrange, ce n’est pas nouveau) s’édifient à partir des visages déjà hallucinants des personnages et des lumières qui cisèlent les crevasses angoissantes des personnages – des rides qui sont comme les marques extérieurs des souffrances intimes des personnages. On flirte aussi parfois avec le cinéma italien, notamment Fellini : lorsque le désœuvrement bourgeois déstructure toute raison, les humiliations et petites folies s’empilent. Mais il est surtout étonnant de voir dans ce film les prémices des œuvres d’une myriade de cinéastes déjantés : Cronenberg, Lynch, Argento…
La scène surexposée du meurtre de l’enfant suscite la terreur. Depuis le bel enfant lascivement filmé jusqu’au raccord dans l’axe sur le visage ravagé par la folie du peintre, l’épreuve essouffle – le poids indéniable des images. L’excès de lumière chez Bergman devient l’allégorie même d’une propagation : les ténèbres franchissent le seuil de l’inconscient. Tout le film prend la forme d’une véritable introspection à vif, à sang. La force du film tient aussi dans l’absence totale d’ironie – comme chez Garrel, encore – car Bergman porte un regard extrême sur ses personnages, il évite la bienveillance castratrice et préfère malmener ses figures. Mais il dresse aussi le portrait d’un artiste bouffé par son imaginaire, autrement dit un grand film sur la création. L’Heure du loup s’ouvre sur les bruits d’ambiance d’un plan de tournage en train de se préparer, où chacun s’affaire à se mettre en place. Puis on lance le moteur : « Silence ! Ça tourne ! » Le film peut débuter. S’en suit un long plan-séquence explicatif où Liv Ullmann livre au spectateur face caméra la situation terrible de son mari. L’artifice cinématographique résonne comme une interpellation, voire une provocation pour le spectateur – le maintenir éveillé avec des coups. Ainsi le titre du film apparaît en beau milieu de celui-ci : « N’oubliez pas ce que vous êtes en train de voir. » Et Bergman nous replonge immédiatement dans le drame.
Dans l’entretien à propos du film présent dans le bonus du DVD avec Claude Miller, on revient sur les raisons qui ont poussé le cinéaste à insérer la scène du meurtre de l’enfant dans son film Le Sourire. Il note que les grands souvenirs de peur au cinéma sont pour lui Alien, Psychose, et cette séquence donc. Mais l’interview est constamment interrompue par de longs extraits du film, ce qui révèle de façon évidente l’absence malheureuse de quelque propos de la part de Claude Miller, n’ayant pas plus à dire qu’une déclaration d’amour informe pour le cinéma de Bergman. C’est dommage.