Pourtant favori au Festival de Cannes, Dogville s’est fait voler la vedette par le fabuleux Elephant de Gus Van Sant, mais aussi le pitoyable Les Invasions barbares de Denys Arcand. Pourtant, ce premier volet d’une trilogie consacrée aux États-Unis avait de quoi retenir l’attention.
Dogville, sous ses aspects faussement compliqués, est un film intéressant bien que formel, bien plus audacieux dans la forme comme dans le fond que son prédécesseur Dancer in the Dark, pourtant auréolé d’une Palme d’or en 2000. Le propos est celui d’une fable dont il faut considérer le manichéisme et une évidente forme de moralisme, mais le réalisateur le gratifie ici d’un désenchantement assez déconcertant, un parti pris qui fait débat et qui donne à l’œuvre tout l’intérêt qu’on peut sciemment lui prêter.
Le dispositif peut d’abord paraître repoussant : un décor dépouillé et minimaliste, un studio passablement austère, un sol froid sur lequel sont tracées les contours des maisons, des rues, et un banc, tourné vers cet extérieur qui n’existe même pas. Une étrangère arrive, affublée d’un nom, en forme d’entité plutôt que d’identité, celui de Grace. Elle vient du coté obscur, des coulisses, et révèle assez rapidement la paranoïa d’un village (du réalisateur?) et sa peur de l’étranger. Pourtant, elle se pose immédiatement en situation de vulnérabilité, étant à protéger, à cacher de ceux qui la poursuivent. Réfugiée pour quelque raison obscure dont on est incapable d’évaluer la gravité, cette femme étrangère semble sans âge, sans goût, sans affect, sans aspiration ni expériences particulières.
Lars von Trier n’a pas choisi l’actrice au hasard : Nicole Kidman a le physique idéal pour incarner ce personnage mystérieux : un visage beau et lisse que le temps ne semble pas avoir menacé, mais surtout un regard étonnement bleu et clair, troublant d’ambiguïté, en contraste de cette chevelure blonde et lisse qui nous la rend au premier abord si angélique. Dévouée à la cause villageoise, elle va tour à tour endosser quantité de rôles : garde-malade, aide-soignante, nourrice. Elle participe de plein gré à la vie économique du village, jusqu’à se laisser dépasser par ce qu’elle croit cautionner et maîtriser. Elle devient finalement l’élément révélateur et l’esclave des pulsions les plus animales des habitants du village. Le dispositif est alors en place et le spectateur se familiarise sans mal à ce décor transparent, au parti pris d’une mise en scène à priori théâtralisée mais que la caméra à l’épaule et le montage riche de faux raccords nous ramène immédiatement au langage cinématographique.
Le propos n’est pas sans nous rappeler les œuvres précédentes de Lars von Trier, et tend, en premier lieu, à exaspérer tant la redondance des obsessions du réalisateur nous devient trop familière et possible à anticiper. Comme dans Breaking the Waves ou encore dans Dancer in the Dark, la narration se concentre avant tout sur la destinée d’une femme dévolue à Dieu ou à un idéal particulier, figure emblématique du Christ, soumise et prête à se sacrifier à la morale des Hommes ‑même si elle est discutable‑, refusant avant toute chose de se poser en juge d’une quelque décadence. Ici, les indices foisonnent à volonté : il n’est d’abord question que du principe de mérite et de punition, de droit renié et d’honneur, du regard que l’on subit et contre lequel il n’est pas possible de s’élever. Le réalisateur semble parfois utiliser ces arguments sous forme de clins d’œil, sans toujours en exploiter la forme et le fond et l’impression générale qui peut s’en dégager est celle d’une représentation symbolique manichéenne et donc discutable. Pourtant, on se rend progressivement compte que ce film est en trompe-l’œil, que sous ses dehors de transparence (il n’y a aucun mur derrière lequel se cacher dans le décor), il ne s’agit pas là d’une quelque représentation de la religion, mais au contraire, cette distanciation ironique, ce cynisme parfois revendiqué s’attachent avant tout à pointer l’inhumanité des hommes. C’est une approche que l’on ne connaissait que trop peu dans l’œuvre de Lars von Trier, tant le mélodrame est souvent chez lui synonyme du sérieux, de rigidité théorique. Ici, le choix d’une voix-off monocorde et passablement indifférente aux drames qu’elle décrit n’est pas sans nous convaincre que le propos du réalisateur n’est pas encore dévoilé, que l’enjeu ne se situe pas immédiatement dans ce qui nous est donné à voir, mais dans la manière dont Grace reçoit et accumule l’animosité de ses proches, dans la conséquence. Le jeu de Nicole Kidman est inscrit dans cette continuité, dans cette évolution qui nous laisse imaginer que l’enfant devient adulte, pleinement consciente d’une solitude qu’elle avait tentée malgré tout de combler par la pluralité de ses amitiés trompeuses.
La scène finale est quasiment jouissive, et permet à Grace de déverser à son tour tout ce sadisme dont les autres l’ont nourri. Pour les spectateurs qui restent hermétiques à l’ensemble du film, la fin peut paraître comme une sorte de soulagement espéré, mais aussi un revirement malhonnête ou capricieux d’un réalisateur qui décide, tel un enfant, de casser ses figurines par simple amusement et qui démantèle en si peu de temps tout ce à quoi il s’était attaché à nous familiariser ; il met à nu le dispositif minutieusement mis en place. A contrario, la fin peut être aussi vue comme complaisante vis-à-vis du spectateur, témoignant d’un souci de flatter son propre désir de massacre, et finalement de le renvoyer à son propre désir de sadisme. Une chose est sûre, Lars von Trier, au-delà de l’intérêt que l’on peut porter pour sa filmographie atypique, est un manipulateur de premier ordre qui laisse peu de choix au spectateur.
Avec Dogville, il consolide un film cinéphilique, truffé de subtiles références au septième art : on pense à L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht, à Théorème de Pier Paolo Pasolini, au Parrain de Coppola ou encore à L’Homme des hautes plaines de Clint Eastwood. Reste que l’accueil critique du film aux États-Unis fut musclé, accusant le réalisateur d’avoir tenu un propos clairement anti-américain. Il est clair que l’intention de Lars von Trier était, entre autres, de pointer l’hypocrisie d’un pays qui se pose en grand moralisateur, un territoire duquel part l’anéantissement de toute forme d’idéalisme et qui ne court plus qu’après toute représentation imagée de la haine. Facile ? Le débat reste ouvert.