En deux documentaires sidérants, Joshua Oppenheimer a exploré les mécanismes de l’impunité en Indonésie, où les bourreaux du génocide de 1965 (qui causa la mort de près de 500 000 personnes) sont encore célébrés en héros. Après The Act of Killing (2013) et ses assassins fantoches rejouant leurs meurtres jusqu’à l’écœurement, The Look of Silence sonde la douleur des victimes et oppose un abîme de silence au rires bruyants de l’impunité. Accueilli tièdement en France, y compris chez Critikat, The Act of Killing surprenait par la neutralité d’Oppenheimer devant les délires grotesques de ses personnages. Par le biais d’Adi, né en 1966 dans une famille traumatisée par le génocide, The Look of Silence chemine cette fois-ci sur les sentiers escarpés de la réconciliation. On était curieux de rencontrer celui grâce à qui l’Indonésie, sept mois après la diffusion officielle du deuxième film (le premier, interdit, ayant circulé sous le manteau), commence enfin à crever l’abcès.
Les personnages de The Act of Killing ont-ils vu le film ?
Anwar Congo et Herman Koto, les deux protagonistes, l’ont vu. Lorsqu’Anwar, que j’accompagnais sur Skype (je ne peux plus me rendre en Indonésie, ce n’est pas sûr pour moi), a vu le film pour la première fois, il est resté silencieux pendant toute la durée de la projection. Puis il a pleuré, et m’a dit : « Joshua, ce film montre ce que c’est que d’être quelqu’un comme moi. C’est un soulagement. J’ai passé ma vie entière à parler de ce que le film montre sans que personne ne comprenne vraiment ce que cela voulait dire. » Nous sommes restés proches. Longtemps, je l’ai appelé deux à trois fois par semaine ; principalement pour m’assurer qu’il n’était pas victime de représailles pour avoir participé au film. Aujourd’hui, nous parlons tous les deux ou trois mois, simplement parce que nous nous manquons. Après avoir vu le film, Herman Koto a quitté les « Pancasila Youth » (groupe militariste proche du pouvoir politique). Je ne les ai pas forcés à regarder le film ; bien qu’interdit, il est montré clandestinement un peu partout en Indonésie.
Que pense Anwar de la scène cathartique dans laquelle il vomit littéralement sa culpabilité ?
Je ne parlerais pas de Catharsis, la Catharsis est un soulagement. Or Anwar n’éprouve pas de sentiment de ce genre. Il fait l’expérience de sa propre culpabilité. Il subit une manifestation physique de la culpabilité. Je n’avais jamais vu ce que ce sentiment pouvait produire sur un corps humain. Je pense que le processus du film, la longue reconstitution des fantasmes de ces meurtriers, ne leur apporte en définitive aucune protection contre la culpabilité. C’était la conclusion de cette histoire.
En France, The Act of Killing avait connu un accueil critique contrasté. Une partie de la presse épinglait le sensationnalisme du film, tandis que d’autres voyaient dans les reconstitutions délirantes des meurtriers la manifestation d’une démence dont vous épousiez courageusement la logique. Or, The Look of Silence apparaît comme le versant apaisé de ce premier film. On pourrait se demander si la réception musclée du film en France a modifié votre projet.
Il y a une scène dans The Look of Silence qui est à l’origine des deux films. Elle revient plusieurs fois dans le film : deux vieillards me conduisent au bord du fleuve pour mimer l’exécution de leurs victimes en 1965. J’ai filmé cette scène en janvier 2004 ; soit un an et demi avant que je ne rencontre Anwar Congo. Avant, j’avais toujours filmé les meurtriers seuls. J’avais peur qu’en les réunissant, les uns reprochent aux autres la teneur de leur propos, et qu’ils enveniment la situation au point de compromettre le projet. Finalement, après des mois de précautions, j’ai pris la décision d’en filmer deux ensemble. Contre toute attente, victimes d’un effet de surenchère, les anciens meurtriers se comportaient encore plus librement. Ce soir-là, je décidai de réaliser deux films : un sur les assassins, qui deviendra The Act of Killing – et que je ne caractériserais pas vraiment de documentaire, mais de cauchemar enfiévré –, et un second film sur les survivants ; sur ce que cela implique de vivre sous un régime meurtrier, impuni depuis quarante ans. Je n’ai pas conçu The Look of Silence en réponse aux critiques de The Act of Killing – le projet leur préexistait.
Comment avez-vous rencontré Adi ?
En 2001, je m’étais rendu au nord-Sumatra dans le cadre d’un atelier de cinéma que j’animais auprès d’ouvriers agricoles. J’avais vingt-six ans, j’aurais pu être envoyé n’importe où sur le globe, mais c’est là-bas que je suis tombé. J’ai très vite remarqué que les conditions de travail des ouvriers étaient extrêmement précaires. Alors qu’ils aspergeaient les plantations d’un herbicide très toxique et contre lequel on m’avait fourni des vêtements et un masque de protection, les ouvrières travaillaient en t‑shirt. Leurs conditions de travail étaient lamentables. Les ouvriers m’expliquèrent qu’ils avaient essayé de s’organiser en syndicat, mais que la compagnie qui les employait avait alors commandité les « Pancasila Youth » pour faire pression sur eux. Ils me confièrent peu à peu, après avoir gagné leur confiance, que leurs parents et grands-parents étaient morts pour avoir fait partie d’un syndicat en 1965. Date à laquelle un génocide d’un demi-million de personnes inaugurait une dictature militaire dont les acteurs demeuraient, en 2001, au pouvoir. Quarante ans après cet épisode, les ouvriers craignaient encore pour leur peau. Lorsque je revins en Indonésie six mois plus tard, à leur demande, on m’apprit qu’un prénom symbolisait à lui seul tout le génocide ; c’en était comme le nom de code : Ramli. Assassiné devant témoins, son corps avait été enterré à un lieu précis, contrairement à tous les autres que les meurtriers avaient purement exterminés. La tombe de Ramli devint ainsi la preuve que ce massacre, dont il ne restait aucune trace, n’était pas le fruit d’un fantasme collectif. Lorsque je rencontrai les parents de Ramli en 2003, ils se contentèrent de me dire, en guise de conseil : « Si tu veux voir à quoi ressemblait Ramli, rencontre Adi, ce sont exactement les mêmes. » Conçu par consolation juste après la mort de Ramli, Adi n’avait pas connu le génocide. Je rencontrai un homme différent des autres victimes. Né après la catastrophe, il n’avait pas été traumatisé comme ses pairs, mais il cherchait à comprendre la peur qui pétrifiait sa communauté. Toute sa vie, l’histoire de l’assassinat de son frère avait été un écho infini. Sa mère n’avait que cela à la bouche. N’ayant jamais connu que les mensonges du pouvoir et les films de propagande, elle fut enthousiaste à l’idée que soit réalisé un documentaire sur Ramli. Il convainquit les survivants de surmonter leur peur et de témoigner devant ma caméra, mais la police locale fit pression et les menaça. C’est lui qui me demanda de ne pas abandonner, et de persévérer à filmer les meurtriers.
Dix ans plus tard, le métier d’Adi (ophtalmologiste) vous offrira la métaphore de l’aveuglement sur un plateau.
Je suis heureux que vous le remarquiez. J’ai toujours été convaincu que le test des yeux ne fonctionnait pas comme métaphore de la vue, mais de l’aveuglement.
L’autre métaphore, miraculeuse elle aussi, c’est la présence de ce très vieil homme – le père d’Adi et Ramli. Sa cécité rend emblématique le handicap de toute une société recroquevillée sur sa peur.
C’est important de le souligner. Après la première interruption du tournage en 2003, j’ai passé sept ans à filmer les meurtriers. Au début j’étais pétrifié, puis je me suis rendu compte qu’ils se prêtaient au jeu avec beaucoup de plaisir. Lorsque je montrais les rushs à Adi et des amis de la communauté des droits de l’homme en Indonésie, tout le monde m’encourageait à continuer au motif que ce que je montrais n’était pas seulement le reflet du génocide, mais que la preuve que le génocide continuait d’exister « au présent ». Pendant que je collectais la matière nécessaire au montage du film consacré aux meurtriers, Adi tournait de son côté avec une petite caméra que je lui avais confiée. De retour en Indonésie après le montage de The Act of Killing, il me montra une cassette en particulier : un délire où son père, persuadé d’être enfermé chez un inconnu, cède à la panique et rampe contre les murs. C’était la première fois que son père manifestait une perte de mémoire. Adi me dit ce jour-là que son père était comme enfermé dans la prison de sa propre peur. Il me dit qu’il ne voulait pas que ses enfants connaissent un jour le sentiment de peur que ses parents et lui-même avaient connus toute leur vie. Raison pour laquelle il insista à rencontrer les meurtriers. « Si je les aborde sans méchanceté, sans la moindre intention de me venger, peut-être arriverai-je à leur accorder mon pardon », me disait-il pour me convaincre. Son intention était profondément pacifique. En réfléchissant à sa proposition, je me rendis compte que le fait que The Act of Killing ne soit pas encore sorti nous permettait de confronter Adi aux meurtriers de son frère sans risquer gros. Son insistance à participer me fit réaliser que le film ne ferait pas seulement coexister les meurtriers impunis et les survivants silencieux, mais qu’il s’agirait d’un film sur la mémoire et l’oubli. Qu’est-ce que cela fait de vivre un demi-siècle enfermé dans la peur ? Je sentis que ce film devait être composé à la manière d’un poème, pour commémorer non seulement les morts, mais toutes les victimes réduites au silence, et dont les vies ont été détruites.
Pour autant, vous ne vous réfugiez pas dans une vision angélique. Vous achevez le film sur une famille qui refuse de voir la vérité en face, et de rendre justice à la cause d’Adi.
Il y a une scène complémentaire à celle que vous citez, où une jeune femme de la même génération qu’Adi lui demande de les pardonner, elle et son père, ancien meurtrier. Cette scène nourrit l’espoir d’une réconciliation. Pour autant, je ne voulais pas conclure comme cela. Un happy end dans ce contexte de peur n’aurait eu aucun sens. La vérité, c’est que la société indonésienne est déchirée par la peur et la culpabilité. Cette situation ne profite à personne, tout le monde vit dans l’effroi et le silence. La dernière famille que rencontre Adi – celle que vous mentionnez – vivait dans son propre village. Avant l’entretien que nous voyons dans le film, j’avais déjà travaillé avec eux, et je savais qu’ils étaient conscients des agissements de leur père. Or, devant Adi, la veuve et ses fils se recroquevillent dans le mensonge, choisissant le déni plutôt que la discussion. Mon regard n’avait rien de punitif ou d’accusateur, j’espérais naïvement que le dialogue s’instaure. Ce fut un échec. J’avais non seulement déçu cette veuve et ses fils, avec qui j’étais devenu familier, mais surtout mis à mal les espoirs de réconciliation d’Adi. A posteriori, je trouve que le réflexe du mensonge montre à quel point la société indonésienne, du côté des survivants comme des familles des meurtriers, continue de se consumer dans la crainte. Si nous avions achevé le film sur les excuses de la jeune femme, le public y aurait probablement vu une résolution. C’eût été artificiel et mensonger.
Dans les interviews avec les meurtriers, il est curieux de constater que tous déclenchent le même réflexe amnésique à l’évocation du lien de parenté entre Adi et Ramli.
En effet, tous se rétractent sur les propos qu’ils tenaient quelques minutes plus tôt. Ils ne renient pas leurs meurtres, ils dénient leur part de responsabilité. De façon tout à fait symptomatique, chacun mettait en cause les ordres, plutôt que les actes qui en découlent. Ils essayent de se débarrasser de leur responsabilité individuelle.
Pensez-vous qu’un Indonésien aurait pu réaliser ce film ? Votre statut d’Occidental n’a‑t-il pas facilité les choses ?
J’en suis convaincu. Dans la situation politique du pays, un Indonésien n’aurait actuellement jamais pu réaliser ce film sans risquer la prison ou la mort. Mais je ne me suis jamais senti dans la peau d’un étranger débarquant pour sauver l’Indonésie. Soixante membres de la communauté Indonésienne des droits de l’homme ont participé au tournage des deux films : des journalistes, des activistes, des cinéastes risquant leur vie, pour certains pendant plus d’une dizaine d’années. Mon statut n’était pas le même que le leur, c’est notamment ce qui m’a permis d’entrer en contact – et de développer une relation amicale – avec Anwar Congo. Il ne s’agit pas d’une enquête journalistique expliquant point par point la situation. C’est un film sur le pouvoir, l’impunité, la culpabilité, l’aveuglement et la peur. Je n’avais rien d’un missionnaire chargé de susciter le soutien de l’Occident. Je demande simplement au spectateur de considérer ce film comme un miroir qui reflèterait les mécanismes de l’impunité.
Qu’en est-il d’Adi aujourd’hui ?
En raison de l’impact que The Act of Killing a eu sur le public Indonésien – les pouvoirs publics allant jusqu’à remettre en cause la version officielle de l’épisode d’épuration de 1965 –, Adi a insisté pour que The Look of Silence sorte dans la foulée. Nous avons alors relogé les vingt-cinq membres de l’équipe, y compris sa famille, dans une autre région du pays. Le film est sorti il y a environ sept mois (cette interview date du mois de juin 2015), et Adi ne reçoit plus aucune menace depuis tout ce temps (ce n’est pas mon cas). Il est considéré par les médias comme un héros national, la figure de proue du mouvement « Truth and reconciliation for Indonesia ». Le gouvernement a ratifié un contrat « Truth and reconciliation for Indonesia », lequel, scandaleux, ne fait que protéger les meurtriers ; mais cela prouve quand même que les choses commencent à changer – même timidement. Le succès de The Act ok Killing, distribué et projeté sans l’accord de la censure, a permit à The Look of Silence de bénéficier d’une exploitation plus large. Disponible en VOD, le film a été téléchargé des millions de fois et diffusé en salle partout dans le pays. Trois mille personnes étaient présentes à l’avant-première du film à Jakarta, et les organisateurs ont dû projeter le film une seconde fois pour que tout le monde puisse le voir. Adi, présent, y a reçu une standing ovation d’un quart d’heure. Les autorités militaires ont bien tenté de faire pression sur le comité de censure pour retirer le film des circuits de distribution commerciale, mais la presse et les médias ont immédiatement dénoncé l’opération.
Les mêmes médias qui, quelques années auparavant, invitaient Anwar Congo pendant la production de The Act of Killing pour parler de son projet de reconstitution du génocide au cinéma ?
L’Indonésie est un vaste pays, et le talkshow dont vous parlez était diffusé sur une chaîne régionale. Le gouvernement n’est pas unifié, il ne fait pas bloc comme en France voire aux États-Unis. Coexistent branches progressistes et répressives sans que ces dirigeants ne se rencontrent jamais. Cela dit, les milices paramilitaires comme Pancasila Youth sont très dangereuses car leur légitimité politique repose entièrement sur la version officielle de l’histoire. En acceptant de changer l’histoire officielle, le caractère illégitime de la richesse et du pouvoir d’un grand nombre de dirigeants serait reconnu par l’État.
Pensez-vous que les choses peuvent évoluer rapidement pour le peuple Indonésien ?
Le processus est en cours. L’effet qu’ont eu mes films, c’est de rendre indéniable le climat de terreur dans lequel vit l’Indonésie depuis un demi-siècle. Aujourd’hui, ces problèmes font l’objet de débat et de discussions au quotidien. Ce n’est qu’un premier pas, mais il est essentiel pour l’avenir de ce peuple. Je ne voulais pas faire un film accablant, ni un film candide ; je ne pouvais pas prévoir pas que les deux bénéficieraient d’un tel accueil, mais je ne leur aurais jamais consacré dix ans de ma vie si je n’avais pas un peu d’espoir au fond de moi. À présent que les instituteurs indonésiens peuvent comparer librement l’histoire officielle et la vérité devant leurs élèves, je suis optimiste comme je ne l’ai jamais été.
Après deux films aussi importants, et pour lesquels vous avez consacré…
Ma jeunesse !
… en quoi peuvent bien consister vos prochains projets ?
Me reposer.