Le festival CPH:DOX soufflait cette année ses dix bougies. Il était temps pour Critikat d’aller explorer cette manifestation dont la vaste et exigeante programmation contribue à dissiper un malentendu documentaire souvent commenté dans ses colonnes. Plus encore que d’autres festivals cousins comme Cinéma du réel ou le FID, CPH:DOX propose en compétition une majorité de films hybrides, usant autant des « faits » que des capacités du cinéma à en créer d’autres de toutes pièces. Le festival présentait cette année plus de 200 films au total, sans même parler des soirée spéciales, conférences, concerts et autres joyeusetés qui constituaient le programme. En attendant de pouvoir envoyer la totalité de l’équipe sur place, nous devrons donc contenter nos lecteurs d’un compte-rendu des deux sections compétitives principales de cette dixième édition. Signalons en tout cas la curiosité du public danois qui a peuplé les salles de façon constante malgré la profusion de séances.
La section DOX:AWARD réunissait cette année 14 longs métrages tandis que la section NEW:VISION AWARD présentait 24 films aux durées diverses et ayant encore un peu plus d’accointances avec les arts visuels. Cinéastes reconnus et inconnus, premières et reprises de films ayant déjà fait le tournée des festivals se côtoyaient dans ces deux sélections globalement passionnantes. Si le terme de « documentaire » y prenait les directions les plus diverses, les effets de résonance entre les différents films ne manquaient pas. Petit tour d’horizon des œuvres marquantes de ces compétitions à travers deux thèmes qui les ont hantées.
Rejouer, déjouer
Plutôt que de tendre vers la captation d’une réalité, de nombreux films s’attachaient à documenter un processus dont ils étaient eux-mêmes l’origine, à l’image du César doit mourir des frères Taviani, déjà sorti sur les écrans français mais présenté en compétition à Copenhague. Dans ce cas-ci comme dans les autres, il s’agit de semer de la fiction dans les choses pour les rendre mieux visibles. Plusieurs films de cette compétitions se seront ainsi frottés à un procédé souvent avili par la télévision : la reconstitution (le terme anglais de reenactment rend mieux compte de l’aspect actif et créatif d’un tel procédé, qui est celui qui inspire les cinéastes en question).
The Act of Killing, co-réalisé par Joshua Oppenheimer, Christine Cynn et un(e) anonyme, fut indéniablement le film le plus vu et le plus commenté de la compétition principale, en plus d’avoir remporté le DOX:AWARD. Il faut dire que son point de départ avait tout pour exciter la curiosité (morbide) des spectateurs : les trois réalisateurs y rencontrent des Indonésiens ayant activement participé au massacre des « communistes » (et autres ennemis du pouvoir accolés sous cette étiquette) commandité par le pouvoir militaire en 1965, qui fit entre 500 000 et un million de victimes. Non contents de recueillir les récits de ces tortionnaires, les réalisateurs leur proposent de rejouer certaines scènes typiques de ces temps-là pour en faire des scènes de cinéma : interrogatoires bidon, exécutions ou encore destruction de villages.
À travers le portrait de ces personnages monstrueux, qui affirment avec fierté leurs terribles méfaits, c’est aussi celui d’une société qui se dessine. Ainsi, la scène la plus marquante du film est sans doute le passage où Anwar Congo, le personnage principal du film, est invité sur le plateau d’une émission de télévision. Un sourire Colgate scotché à la figure, la présentatrice présente Anwar comme un gangster, « mais gangster signifie à l’origine “homme libre” » (comme chacun se plaît à répéter), puis le félicite pour son invention d’une méthode « plus efficace » pour l’extermination des « communistes ».
On comprend dès lors qu’il y ait un enjeu majeur dans le simple fait de montrer ces personnages sans fard, de les entendre reconnaître leur propre cruauté, quand la mythologie nationale en fait les sauveurs de la nation. Mais l’on sent Joshua Oppenheimer et ses acolytes un peu trop fascinés par leurs personnages. Le film échoue trop souvent à créer des significations qui soient les siennes propres, plutôt que celles des gangsters. Contrairement à la démarche de Rithy Panh dans S21, la machine de mort khmère rouge, à laquelle on pense forcément, le processus de mise en abyme établi dans The Act of Killing est rendu assez stérile par l’inanité avec laquelle il est capté. Le sentiment qui prédomine est celui d’être en train de regarder des personnages incroyables ; le regard des réalisateurs ne parvient pas à rivaliser avec leur folie, les cadres manifestant rarement quelque chose de plus consistant que la simple volonté de montrer. Dans la continuité de cette attitude, le film insiste lourdement sur l’émergence apparente de remords chez Anwar, leur donnant une importance exagérée et obscène, quand la scène où le vieil homme exige de son petit-fils qu’il demande pardon à un canard accidentellement blessé aurait suffit.
Avec Public Hearing, James N. Kienitz Wilkins proposait une approche de la reconstitution diamétralement opposée. Tourné en 16 mm noir et blanc, le film donne une seconde vie à ce que l’on pourrait qualifier de non-événement : une consultation publique concernant le projet d’extension d’un centre commercial, dans une petite ville des États-Unis. Le réalisateur a pris pour point de départ la transcription de cette séance, librement accessible, et a demandé à des acteurs professionnels ou non de jouer chacun des « rôles » présents dans ce document dont il faisait ainsi un scénario. Public Hearing est sans conteste un film très théorique, qui questionne notamment la teneur documentaire que peut avoir un compte-rendu en créant une représentation possible de l’événement originel. Le travail de James N. Kienitz Wilkins a consisté, comme il l’a dit lui-même, à « lire entre les lignes », à combler les vides, notamment par le casting et la direction d’acteurs et à s’interroger par exemple sur ce que l’on peut déduire d’une personne d’après la simple transcription de paroles prononcées. Comme pour imiter la forme du texte écrit, où les paroles de chacun se succèdent dans le vide de la page, James N. Kienitz Wilkins déroule l’intégralité de sa reconstitution par des gros plans sur les visages des participants – le plus souvent ceux qui parlent, mais aussi ceux qui écoutent. Aucune image ne vient englober ces différents êtres dans un même ensemble, ce qui renforce un sentiment grandissant au cours du film : contrairement aux dires de chacun, ce n’est pas tant à une « communauté » que l’on a affaire qu’à une addition d’individus, dont les principes, aussi universels soient-ils en apparence, sont indissociables de leur statut social.
Heureusement loin de se complaire dans sa rigueur conceptuelle, Public Hearing est aussi un film très ludique. D’abord par l’étrangeté du texte qu’il renferme, originellement émis de façon orale et spontanée et qui devient un scénario pour des acteurs. Par l’aspect stylisé de sa mise en scène, le cinéaste fait sentir la distance qui sépare le texte de son interprétation et laisse ainsi un espace propice à imaginer la personne qui avait émis ces mots la première, la façon dont elle les disait, elle. Plus simplement, ce procédé met en exergue les tics de langage, l’aspect répétitif, circulaire ou absurde de certains discours. James N. Kienitz Wilkins joue par ailleurs de ce qu’un compte-rendu ne rend justement pas compte de tout pour inclure de-ci de-là des touches de comique à tendance absurde : variations de la sonorité des voix selon la distance bouche-micro, façons inattendues pour ceux qui écoutent (ou entendent et attendent) d’occuper leurs mains… Malgré l’aspect rébarbatif de son matériau de base, que Public Hearing embrasse sans détour, rares furent les spectateurs à quitter la séance en cours de route.
Plutôt que de reconstituer un événement passé, il s’agit dans The Lebanese Rocket Society de convoquer son esprit pour tenter de le rendre actuel de nouveau. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige y racontent comment, dans les années 1960 au Liban, les élèves et professeurs d’une université arménienne de Beyrouth construisirent et lancèrent des fusées, une première historique dans cette région du monde. Ces engins alimentés par du combustible fabriqué maison, qui ne parcouraient au départ que quelques mètres, en vinrent finalement à intéresser l’armée et à inquiéter les pays voisins. Mais malgré une médiatisation importante à l’époque, seules les personnes qui furent directement concernées semblent se souvenir de ce projet.
Après une première partie assez traditionnelle, où l’on suit pas à pas l’exhumation par les cinéastes de ce programme spatial oublié, le film bifurque et devient acteur du réel : Joana Hadjithomas et Khalil Joreige décident de ressusciter pleinement l’utopie qui irriguait la Lebanese Rocket Society en faisant construire une réplique de l’une des fusées, destinée à orner l’université qui la vit naître. Une façon de faire exister de nouveau, plus que le souvenir de cet épisode de l’histoire libanaise, la capacité d’une nation à se projeter dans l’avenir, de déjouer un enfermement dans une certaine représentation de soi-même. Lorsque l’on recherche « lebanese rocket » sur Google, on ne trouve rien d’autre que des images de guerre ; exhiber cette fusée qui avait, elle, pour seule vocation d’atteindre l’espace n’a alors rien d’anodin.
La démarche de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige entre en résonance avec celle dont témoigne Walker, un court métrage de Tsai Ming-liang. Démarche, c’est le cas de le dire, puisque le film consiste en l’observation d’un homme habillé en moine (mais qui n’est autre que l’acteur fétiche de Tsai, Lee Kang-sheng) se déplaçant au ralenti dans une métropole. L’extrême lenteur de ses mouvements, saisis à différentes échelles selon les plans, entre en friction visuelle avec le fourmillement de la circulation urbaine et se projette comme un cri au milieu du brouhaha.
Alors que tous ces films utilisent le faux pour convoquer le vrai, un autre aura su emmêler les fils de l’un et de l’autre au point qu’il ne nous reste qu’un nœud à contempler. Il s’agit d’I Am Fiction (Identitetstyveriet), de Max Kestner. En repensant à ce film, on songe au Vérités et Mensonges de Welles, d’ailleurs lui aussi programmé dans le cadre d’une carte blanche au vidéaste Douglas Gordon. Non pas que les films aient beaucoup en commun, mais l’un comme l’autre mettent en scène la supercherie pour mieux questionner la fiabilité de tout narrateur. Le faussaire en question ici ne copie pas des tableaux mais la réalité : Claus Beck-Nielsen, un artiste danois reconnu dans son pays, est accusé par l’un de ses anciens collaborateurs, Thomas Altheimer, d’avoir pillé une partie de la biographie intime de celui-ci pour en faire un roman, tout en utilisant son véritable nom ainsi que son image. Le réalisateur du film (instance dont la place n’est pas explicitée dans le film) confie alors à Thomas des caméras qui vont l’accompagner durant les longs mois menant au procès. Il leur confie son sentiment d’être dépossédé de son identité, les emporte lors de ses sorties dans le monde et partage avec elles ses moments de solitude. Difficile de prendre ce récit au premier degré à partir du moment où l’on apprend que, comme Nielsen, Thomas change régulièrement de nom et que le travail artistique que les deux hommes menaient ensemble tendait à brouiller les frontières entre l’art et la vie. Un clin d’œil au cinéma de fiction est déjà présent dès les premières scènes, où alternent plans généraux et plans rapprochés sur les soliloques de Thomas. Sauf que, dans un geste quasiment parodique qui convoque autant l’histoire du journal filmé que les confessions trop intimes qui pullulent sur YouTube, les plans rapprochés sont filmés avec une caméra miniature tenue à bout de bras, avec tout le bruit vidéo et les déformations optiques que cela implique. Puis une voix off américaine vient nous expliquer qui est Thomas de la façon la plus premier degré qui soit (qu’une telle ironie soit volontaire ou pas fait partie du mystère du film). On navigue tout au long d’I Am Fiction dans ces eaux troubles en compagnie de personnages hauts en couleur en observant le développement de ce paradoxe : parler de la lutte d’un individu contre son devenir-personnage-de-fiction par le biais d’un film qui en fait un personnage de fiction.
À l’aventure !
Des jet-skis du Mekong Hotel d’Apichatpong Weerasethakul au trois-mâts de The Expedition to the End of the World (un film de Daniel Dencik, léger et amusant), des bateaux de toutes formes et de toutes dimensions auront peuplé les deux compétitions du festival. Faut-il y voir autant de tentatives d’échapper à la morosité ambiante ?
Nous ne reviendrons pas sur le sublime Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, vainqueur de la compétition NEW:VISION déjà remarqué au festival de Locarno. Face à ce film-monstre (comme le qualifiait Véréna Paravel lors de l’acceptation de son prix), retenons deux expéditions plus modestes dans leurs proportions.
L’esquif le plus incongru du festival fut probablement le pédalo en forme de cygne dont Andrew Kötting fait le personnage principal dans Swandown. Le cinéaste reste ici conforme à son excentricité toute britannique et décide de parcourir à bord de ce véhicule les 160 miles séparant Hastings de Hackney. Dans un acte qui semble héritier de la psychogéographie situationniste, le cinéaste, accompagné de l’écrivain Iain Sinclair, fait un pied de nez à une ville qui s’apprête à orchestrer une compétition sportive d’ampleur internationale en empruntant la voie opposée : lenteur, détours et digressions. Aucun événement de taille ne surviendra lors de ce voyage, mais des rencontres avec des riverains, des invités ou des apparitions. Andrew et Iain se chamaillent amicalement et suivent les fils de leurs pensées, tantôt in, tantôt off, leurs voix filtrées à travers un talkie walkie. La voix de Werner Herzog vient poser sur les images du périple quelques phrases ésotériques. La caméra, elle, évoque tantôt les perceptions qui pourraient être celles des pédalistes, tantôt le point de vue des lieux eux-mêmes. Tout cela est très badin, joueur et pas prétentieux pour un sou. On pourra initialement se demander ce que l’on fait là, mais Swandown parvient peu à peu à imposer son rythme et l’on en vient à apprécier l’occasion ainsi fournie de partager une nonchalante balade aquatique.
Le voyage des trois enfants de Tchoupitoulas ne s’étend, lui, que sur quelques centaines de mètres, la largeur du fleuve Mississippi qui les sépare du centre de La Nouvelle-Orléans. Une distance pourtant infranchissable après le départ du dernier ferry, manqué de justesse. La journée en ville des garçons va donc se poursuivre jusqu’au matin suivant et les rencontres – musicales – se multiplier. Avec ce deuxième film, les frères Bill et Turner Ross se placent à hauteur d’enfant. Ils suivent le jeune William dans les rues de la ville, en compagnie de ses deux frères plus âgés et de leur chien. Écoutent leurs conversations, leurs phrases trouvées chez les adultes et recyclées. Les regardent écouter les musiciens qui croisent leur route. Puis passent de l’autre côté du miroir et filment ce qui se passe à l’intérieur des bouges du quartier, ce à quoi ils n’ont pas accès : concerts de rock, danseuses de cabaret, bars à huîtres… Ils créent aussi de purs espaces de cinéma, préservés, pour recueillir les jolis rêves du kid. Tchoupitoulas s’inscrit en partie dans la lignée du cinéma de la marginalité, celui qui rend visible ceux que l’on ne regarde pas, par crainte ou par simple négligence : ses héros sont des garçons noirs qui estiment que « personne n’en a rien à faire d’[eux] ». Mais au-delà de cet aspect social, on a rarement vu une évocation aussi juste de l’enfance, en particulier de ce sentiment de se trouver au milieu d’une multitude de choses dont on ne peut réellement faire partie. Vivement le débarquement de ce film-là en France !