Plan d’ouverture : une citation de Voltaire s’inscrit au-dessus d’eaux noires qui ondulent doucement. Attention, c’est du sérieux ; The Act of Killing s’aventure sur le terrain du Mal, en nous voulant sans doute beaucoup de bien. Réalisé par Joshua Oppenheimer, Christine Cynn et un(e) anonyme.
En Indonésie comme dans d’autres contrées, la chasse au communisme a été une activité d’État directe, ou bien couverte par les institutions sous la forme de pratiques d’exception ; la bien utile appellation « communiste » permettant d’inclure tous ceux pouvant faire de l’ombre au régime. Il ne faut pas aller chercher bien loin le premier écueil de The Act of Killing : les agissements des protagonistes dépeceurs de rouges ne sont absolument pas mis en perspective avec l’histoire d’un pays né d’une guerre d’indépendance, constitué d’une large minorité chinoise et, en contrepoint d’un pays semblable à une mosaïque, travaillé par un puissant nationalisme, troublé plus récemment par des formes radicales de l’islam. Ces éléments seront distillés de façon éparse, nonchalante, toujours lacunaire et hasardeuse, sans doute parce qu’il s’agit de ne pas troubler la belle mécanique spectaculaire. Quelques cartons expliquent donc que des jeunes gens liés à des milices œuvraient au milieu des années 1960 contre les ennemis du régime ; et The Act of Killing de nous proposer une presque double heure de baguenaude en compagnie de ces personnages toujours protégés, et même chéris, par le pouvoir actuel.
Le film est centré sur Anwar Congo, sémillant vieillard, exécuteur des basses œuvres du temps de sa jeunesse, époque d’une dolce vita constituée de fêtes débridées, de consommation d’alcools et de drogues multiples et variés. Et ce qui bottait cette jeunesse, c’était le cinéma américain dont la violence nourrissait les agissements, à la manière d’un débordement de la fiction sur le réel. C’est précisément ce que leur offre The Act of Killing : entrer dans une image de cinéma pour rejouer cette violence – avec le masque d’une perspective cathartique. On ne manquera évidemment pas de citer S21, la machine de mort khmère rouge de Rithy Panh. Immédiatement pour infirmer la comparaison ; le Cambodgien met en scène les tortionnaires du camp dans ce qui s’apparente à un geste où cinéma, histoire et mémoire sont inextricablement noués dans une triple mise en perspective. Pas la moindre trace de cela ici, évidemment. Parmi les cinéastes qui ont su réaliser des œuvres fertiles au service de la complexité des mécanismes de la violence dans un pays proche de l’Indonésie, on peut aussi mentionner le percutant et facétieux Malais Amir Muhammad (The Last Communist : A Semi-Musical Documentary, 18 MP, Village People Radio Show), que l’on avait pu découvrir lors de l’édition 2008 de Cinéma du Réel à Paris.
La complexité surtout pas : il s’agit ici de laisser parader ces anciens tortionnaires comme des paons dans une bagnole décapotable jaune ridicule et dans une multitude de genres cinématographiques : tableaux chorégraphiés, westerns ou bien polars (où l’on appose aux protagonistes des sortes de tranches de carpaccio sur le visage en guise de maquillage). Si l’étau finit par se resserrer sur Anwar Congo, c’est bien lui qui commande la mise en scène – il n’est jamais représenté par une instance énonciatrice, il se représente toujours, menant la danse, même dans les plus fâcheuses postures. Le seul malaise procuré par le film provient de cette passivité coupable du « poste-réalisation » qui n’organise ici qu’un sensationnalisme grotesque, hystérique et satisfait. Dans de telles circonstances et particulièrement lorsqu’on souhaite interroger les mécanismes de la violence, le film se doit d’être au moins un bras de fer entre filmeur(s) et filmé(s), comme le fait notamment Gianfranco Rosi dans El Sicario, chambre 164 (2010) : mettre en scène ou être mis en scène ; une belle, bonne et nécessaire question, mais qui nécessite un engagement physique de la part de qui s’y frotte, appelons ça du courage, cette vertu dont The Act of Killing est totalement dépourvu.
Anwar Congo, placé dans le rôle de la victime, finit par être pris de puissants haut-le-cœur. Ce retournement ne change pas pour autant la donne ; on a depuis bien longtemps eu envie de vomir The Act of Killing, objet qui s’apparente à une sorte d’expérience – suspecte – où le spectateur fait partie intégrante du protocole. Dans un premier temps, il lui est imposé d’être sidéré par l’absence de remords du sbire et de sa clique. Il lui sera dans un second temps demandé de remettre ses certitudes au placard en raison de l’humanité dont fait preuve le monstre – tenez-vous bien, il aime ses petits-enfants. Car oui, ce sont bien des salauds, mais aussi des hommes. Bref, un parfait coup d’épée dans l’eau, ou plutôt un film qui veut faire un coup. Ce qu’il a réussi en festivals – comme à Copenhague où il a été primé, pas par notre Agent Cooper (Hadjian) –, se faisant même adouber par Saint Werner Herzog, docteur ès descente au plus profond de l’âme humaine. Pourtant, ce film sur des salauds est simplement à ranger sur une étagère avec l’étiquette suivante : « films salauds ».