C’est sur une première controverse que s’ouvre la 71ème Mostra de Venise. The Look of Silence, deuxième film de Joshua Oppenheimer (The Act of Killing), suit l’enquête que mène Adi pour découvrir les circonstances de la mort de son frère, victime des tristement célèbres massacres de 1965 en Indonésie.
Si le film est mu par une ambition a priori inattaquable (restaurer la vérité d’un génocide, travestie en nécessité politique et éthique par les institutions en place), le regard que pose le cinéaste sur son sujet, et la mécanique de mise en scène qu’il met en place, suscitent davantage de défiance. The Look of Silence est ainsi construit autour de trois grands types de séquences, que l’on retrouve tout au long du film : 1) les entretiens d’Adi avec les responsables du génocide, où ces derniers, accompagnés souvent de leurs descendants, sont confrontés à la responsabilité morale de leurs actions ; 2) des rencontres avec les bourreaux seuls (réalisées sept ans auparavant par Oppenheimer lui-même) qui commentent et reconstituent avec beaucoup d’entrain (et de théâtralité) le détail des sévices commis il y a trente ans de cela ; 3) des scènes plus intimes, conçues comme des plages de respiration, où le metteur en scène se focalise sur la vie quotidienne des parents très âgés d’Adi. Dans le détail des deux premières structures, la présence d’Adi permet d’opérer par le montage une mise à distance vis-à-vis des propos recueillis au cours des différents témoignages : c’est son visage ému, au regard parfois réprobateur, et dont les yeux sont systématiquement striés d’une larme naissante, qui est opposé au déni ou à la fierté aberrante des bourreaux. C’est aussi ce visage qui scrute le spectacle bouffon joué par les responsables, seuls face à la caméra d’Oppenheimer : montrées sur un écran de télévision, ces images effarantes sont entrelacées avec la réaction mi-prostrée mi-consternée du héros. Outre la dimension inévitablement didactique de la mise en abyme (à la lisière de l’effet tire-larme), ce qui frappe demeure la façon dont la figure d’Adi pallie un déficit dans le filmage du cinéaste en incarnant un contrechamp aux images bien discutables d’Oppenheimer, qui ne semble d’une part jamais prendre la mesure concrète de ce qu’il filme (peut-on rencontrer les auteurs d’un acte monstrueux sans exprimer, ou du moins manifester un point de vue critique ?) et qui de surcroît organise le mouvement dialectique des entretiens comme une araignée tisse sa toile : tout est joué d’avance. Il s’agit ici de provoquer la défaillance du bourreau et de sa famille (en confrontant son témoignage à la preuve visuelle de son mensonge), et de capter, à coup de gros plans et de champs/contrechamps un poil trop ouvertement travaillés dans leur dramaturgie, l’émotion perlant des conversations.
Que reste-t-il sans ce filtre du visage d’Adi, porteur d’un contrepoint, souvent silencieux mais toujours expressif ? Justement les scènes intimistes que nous évoquions plus haut, où la mise en scène d’Oppenheimer se dénude jusqu’à laisser transparaitre son odieuse nature. Suite de portraits obscènes dans leur rapport à la nudité et à la vieillesse (filmés comme des freaks), cette partie du film sombre même dans l’immondice lorsque le père du héros, âgé de 114 ans et très sénile, se roule par terre seul dans une pièce en criant ne plus reconnaitre sa propre maison. Que fait Oppenheimer, tandis que l’épouse du pauvre homme est dehors ? Il filme, il cadre, il garde la scène au montage. Que peut-il bien se passer à ce moment dans la tête d’un cinéaste confronté à la crise de démence d’un vieillard, et dont la première réaction est d’enregistrer le spectacle avilissant d’un être démuni ? Dans cette scène précise, le visage d’Adi n’est plus là pour diluer l’ambiguïté du film (ou la maladresse, c’est selon le degré de bonne foi qu’on peut prêter aux intentions du cinéaste) et son absence lève le voile sur l’abjection du regard.