Avec le grand retour de Yann Arthus-Bertrand, Hubert Sauper et Joshua Oppenheimer, septembre 2015 prenait des airs de « Rentrée Internationale du Documentaire ». Autant dire qu’au petit jeu du « cherchez l’intrus », YAB ne fait pas illusion une seconde. On ne fera pas de mystère non plus sur Sauper, dont le Nous venons en amis ne tient la comparaison avec The Look of Silence qu’à la faveur d’un hasard de calendrier. À deux semaines d’intervalle, l’un revient d’une polémique vieille de dix ans (Le Cauchemar de Darwin, 2005), quand l’autre adjoint un opus à The Act of Killing (2013), trip sur les talons des bourreaux du génocide indonésien de 1965, dont la réception critique fut pour le moins contrastée (y compris dans nos colonnes). En apparence, contrechamp étouffé du théâtre macabre de The Act of Killing, ce volet 2 donne l’impression d’avoir pris acte des accusations d’indulgence et de racolage émotionnel dont son aîné fit l’objet deux ans plus tôt. Pourtant, déjà vu à Venise en 2014, The Look of Silence ne réconciliera pas le cinéaste et ses détracteurs. La faute à une appétence indéniable pour les émotions fortes, à laquelle on aurait tort de résumer le film pour autant – ce texte en développe l’argument.
A posteriori, le problème de la méthode de The Act of Killing tenait moins de l’irresponsabilité éthique que du spectaculaire à tout crin. Dans un Jakarta ubuesque, le réalisateur allait à la rencontre d’Anwar Congo, grand échalas calciné, célèbre pour avoir assassiné un nombre record de communistes pendant le génocide de 1965. Dans un second temps, le film s’employait à montrer la reconstitution des scènes de crime par les bourreaux, papys fringants dont les fantasmes démentiels viraient au Grand-Guignol. Jusqu’au-boutiste, Oppenheimer épousait alors les représentations capiteuses du mal, explorant l’impunité par le biais de ses images – spectaculairement grotesques, l’ignominie sans masque s’y faisant jour. Le récit s’achevait providentiellement sur l’écœurement d’Anwar, lequel finissait littéralement par vomir sa culpabilité. Dans l’intimité de la caméra, sans tiers devant qui fanfaronner, s’ouvrait alors un abîme de silence, ponctué des râles de l’ancien meurtrier. Silence dans lequel s’engouffre le deuxième volet de ce diptyque, non sans grossir, une fois encore, le trait de la terreur.
Le silence des vivants
Jamais revanchard, The Look of Silence éclaire après coup le noyau de lucidité autour duquel avait mûri tout le projet. Le film se présente moins comme une suite que comme le pendant de The Act of Killing. Moins consécutif que synchrone. Tandis que les tueurs se bidonnent, un silence accablant pèse dans les provinces – et plus particulièrement celle du nord-Sumatra, où l’on recense des dizaines de milliers d’exécutions ; y compris celle d’un certain « Ramli », dont le prénom symbolise le génocide pour avoir été tué devant témoins, puis enterré à un lieu précis (contrairement à tous les autres, jetés dans le fleuve). Ainsi, The Look of Silence offre un contraste saisissant à l’euphorie qui se dégageait du premier volet (que l’on conseille de revoir, au passage, tant les deux sont indémêlables). Rares sont les documentaires, même très longs, et même en plusieurs épisodes, à avoir su montrer l’endroit et l’envers d’une situation aussi complexe. Reste que, dépassé malgré la raideur de son dispositif – une caméra principalement fixe, des scènes d’interrogatoire –, le spectaculaire ne manque jamais de s’inviter à l’apparition des bourreaux. Cette façon de faire de chaque rencontre un petit théâtre de l’intimidation est autant à mettre au compte de la mise en scène, attentive à ces coups d’éclats, qu’à l’impunité manifeste dont ces monstres jouissent encore. Difficile d’échapper à cette réalité, surtout quand le film s’intéresse au mal d’aussi près – mais, en Indonésie, il faut reconnaître qu’il est le seul à l’avoir fait.
C’est par l’intermédiaire d’Adi, ophtalmo itinérant, qu’Oppenheimer s’installe dans les familles des assassins. Il est aisé de comprendre ce qu’apporte, au point de vue symbolique, la participation d’un tel personnage : proposé aux bourreaux, le prétexte d’un test ophtalmologique offre la métaphore de l’aveuglement sur un plateau. Mais surtout, conçu par consolation après le génocide – la mère le dit explicitement au mitan du film –, Adi est le frère de Ramli. Ramli, dont deux bourreaux décrivent méticuleusement la mise à mort dans un enregistrement vieux de plusieurs années, comme en atteste la faible qualité de l’archive. Or, au revenge movie embarrassant que l’on pourrait craindre, sur les pas de ce frère venu demander une réparation impossible, se substitue la quête d’une réconciliation. La beauté secrète du film repose alors dans la rencontre filiale entre ce second fils et les meurtriers de son frère, sans qui il n’existerait peut-être pas. Mieux encore, dans l’entretien qu’il nous a donné, Oppenheimer raconte avoir reçu de la mère de Ramli le conseil suivant : « Si tu veux voir à quoi ressemblait Ramli, rencontre Adi, ce sont exactement les mêmes. » Quarantenaire au visage juvénile, Adi ne s’emporte jamais. Dans sa tranquillité impassible, on imagine la figure fantomatique d’un Ramli, moins venu hanter ses assassins que leur offrir son pardon.
Une prison de peur
Sans jamais en faire des tonnes, le film sécrète ainsi l’hypothèse poétique d’une réincarnation. Le chemin fastidieux d’Adi vers la réconciliation ne peut s’élever à la cause de toute une communauté (les survivants du génocide) que parce qu’il est le frère – et le visage – de celui qui en est le symbole. L’image d’Adi n’opère pas comme contrechamp apitoyé des bourreaux, il oppose plutôt à l’impudeur un visage et un regard – touché, qui ne le serait pas ?, mais jamais accusateur. Un esprit pinailleur pourrait reprocher à Oppenheimer ces contrechamps peu crédibles ; ce serait lui faire un procès bien mesquin. Car ce contrechamp n’est pas qu’une convention : il l’est, bien sûr, comme dans n’importe quel docu, mais en exposant le visage interdit d’Adi, il déborde surtout sa grammaire au bénéfice d’un sentiment. Ce silence, c’est celui de la peur. Une crainte très profonde et handicapante : aussi bien du côté des survivants que des familles des bourreaux, dont l’héritage de culpabilité pose un frein à la réconciliation – et ce au sein des mêmes villages. En attestent à la fois le père d’Adi – vieillard centenaire en proie à des crises d’angoisse enfantines, dont la cécité et la peur du croquemitaine tendent un miroir à ce pays pétrifié – et l’épilogue du film. Lequel aurait très bien pu s’achever sur le pardon d’une fille de meurtrier à Adi ; or, c’est par l’aveuglement d’une veuve et de ses fils, l’expulsion d’Oppenheimer et Adi de leur foyer, que le récit prend fin. Reste encore le spectacle d’une injustice, certes, mais surtout celui d’un blocage terrifiant, dont les maléfices survivent irrémédiablement à leurs auteurs.
Peut-être qu’au fond, c’est aussi le rôle de « l’Occidental en mission chez les sauvages » qui pose un peu problème. Mais à la différence d’un Hubert Sauper qui se garde bien de donner la parole aux victimes, c’est à l’une d’elles qu’Oppenheimer confie l’image de son film. Que The Act of Killing et The Look of Silence – largement vus en Indonésie, clandestinement, comme le rapporte le cinéaste – aient ouvert le débat dans les médias et entraîné le gouvernement Indonésien à ratifier une charte de « Vérité et Réconciliation » est une autre histoire. Mais enfin, c’est tellement rare que cela ne coûte rien de le dire.