Mémoire et douleur
Un homme qui chante la douleur de renouer avec le passé ; le visage concentré d’une femme essayant une nouvelle monture de lunettes ; enfin la vue de minuscules cailloux qui, étrangement, tremblent et sautillent : en réalité des larves s’efforçant de percer leur chrysalide.
C’est par cette juxtaposition d’images qui nouent la question de la mémoire, de la blessure et de l’aveuglement que débute The Look of Silence de Joshua Oppenheimer, second volet après The Act of Killing d’un dyptique consacré au génocide indonésien, à savoir le massacre d’un million de « communistes » perpétré par des escadrons civils sous l’encadrement de l’armée dans le cours des années 1960, massacre ayant abouti à l’établissement de la dictature militaire qui hégémonise encore le pays à l’époque présente.
Le film s’attache au parcous d’Adi, témoin de seconde génération, par où l’on entend la situation des descendants de rescapés concernés par les massacres et dans le même temps privés d’une expérience directe de ce passé qui hante leur histoire familiale. La situation d’Adi est plus complexe encore, puisque celui-ci est le fils que ses parents ont conçu après la mise à mort brutale de son frère lors du massacre de Snake River. L’homme se situe à un triple carrefour : entre ses enfants soumis à la propagande du régime, ses parents vieillissants – le père centenaire dans un état d’invalidité (aveuglement, surdité, handicap) qui en fait presque un nourrisson, et la mère seule à porter le deuil de son premier fils assassiné –, enfin la figure fantomatique de ce frère qui l’a précédé, Adi tente de rétablir la vérité sur ces événements travestis par la mémoire officielle, et plus particulièrement sur le massacre au cours duquel son frère a perdu la vie. Il le fait en interrogeant une suite de témoins, dont tous, ou presque, sont des bourreaux ayant pris part aux faits.
Cette quête s’appuie sur d’autres archives, constituées par les différents entretiens obtenus par Joshua Oppenheimer il y a dix ans avec ces mêmes bourreaux, au moment où le cinéaste effectuant le tournage d’un autre documentaire avait découvert la situation politique du pays. Telle est la seule mémoire des faits : celle, auto-célébrative, des bourreaux de jadis devenus les notables d’aujourd’hui.
L’aporie du dialogue
Opticien, Adi se rend chez ses clients pour leur faire essayer les montures : l’essayage constitue alors l’occasion d’une discussion informelle où le passé est graduellement évoqué. Mais le symbole maïeutique liant l’ajustement progressif de la vue avec le surgissement du souvenir n’en reste qu’à un stade potentiel, car de ces échanges, l’horreur des faits ressort avant tout. L’horreur isole, soulignait Paul Ricoeur : elle rend l’événement unique, incomparable, par le biais de l’effroi qu’il suscite, et c’est sous le signe du franchissement d’un nouveau seuil dans l’effroi que chaque entretien se déroule.
Une horreur d’autant plus forte qu’elle a pour contrepartie la défaillance des bourreaux-témoins, incapables de faire face à leurs actes. Adi se confronte ainsi à la surdité, à l’aveuglement volontaire, à l’hypocrisie de ces figures. L’impasse est toujours au bout du dialogue, bien que sous des modalités qui divergent : se succèdent tour à tour le déni de responsabilité, l’oubli stratégique, le rejet, les menaces, enfin des moments de conciliation hautement problématiques (ainsi d’une femme s’excusant pour son père et demandant à Adi d’oublier le passé et de se considérer comme un membre de la famille). La « banalité du mal » coïncide avec la sénilité profonde de ces vieillards, involontairement grand-guignolesques dans leurs poses, leurs prétentions de religiosité, ou dans les reconstructions atroces qu’ils livrent des faits sans l’ombre d’une prise de conscience rétrospective.
Des victimes impuissantes
Mais là n’est pas l’unique abîme de l’œuvre, qui nous en livre un autre : celui de l’impuissance des victimes, dans l’impossibilité de réparer le passé ou de faire en sorte que justice soit rendue. Elles aussi alors, comme les bourreaux, recherchent l’oubli pour atténuer la douleur, se réfugiant dans la possibilité d’une justice divine ou d’un pardon illusoire : un risque de chancellement qui n’épargne pas Adi lui-même.
Le film transmet en somme la sensation d’un milieu placé sous l’emprise de la stase et de la déliquescence, entre villages périphériques, rivières boueuses où les massacres sont advenus, et corps qui semblent se défaire sous le poids du temps. À cet égard, l’attention que le cinéaste prête aux peaux striées, usées, aux visages sillonnés de rides, et aux regards faiblissants de ceux qu’il filme, à commencer par le père d’Adi, expose la fragilité humaine avec une intensité telle qu’elle en devient par moments impudique.
Plus largement encore, le film semble renforcer « l’emprisonnement » dont il est question par un réseau symbolique tournant autour de l’aveuglement et de l’opacité, à commencer par le motif des larves. Une forme de surplomb qui, au lieu de la tempérer, accentue par moments la solitude des victimes : le spectateur a ainsi l’impression qu’Adi est parfois laissé seul, qu’il s’agisse des moments où la caméra se repose sur son visage traversé par l’émotion, ou de segments plus dangereux ou sa prise de risque nous le montre exposé à des vindictes potentielles.
Pourtant, ce dernier continue infatigablement son entreprise. À travers lui, le film nous montre la force de cette génération de fils amenée à soutenir le poids d’un passé sous lequel les pères s’écroulent. Seule compte, en deçà d’une réussite effective, l’obstination du geste, cette tentative toujours renouvelée de percer l’opacité de l’événement et le silence de ceux qui l’ont vécu. Telle semble être la seule réponse viable des victimes à l’oubli de la communauté.