Comment compose-t-on la couleur, et ce au cours des différentes étapes de la fabrication d’un film ? En s’intéressant à des métiers variés, cette série d’entretiens propose un panorama des contributions à la palette d’un film. Premier invité : Jérôme Bigueur, étalonneur au laboratoire TransPerfect Media, qui a notamment travaillé sur Visages, Villages, Portrait de la jeune fille en feu, ainsi que sur de nombreuses restaurations.
Bien que l’étalonnage constitue l’étape finale de la postproduction d’un film, son importance reste assez méconnue du grand public. Comment en êtes-vous venu à faire ce métier ?
Après avoir suivi une formation sur les métiers de l’image, j’ai eu l’occasion de voir en quoi consistaient les différents postes autour de l’image sur un tournage. Ce qui m’a tout de suite intéressé avec l’étalonnage, c’est qu’il intervient à l’étape finale de ce processus. Tous les accidents et miracles mènent à ce moment. Mon travail, c’est d’achever de donner un sens à ces images, en conférant un style au film. Les réalisateurs ou les directeurs de la photographie sont bien contents d’avoir un étalonneur derrière eux, ils mesurent notre importance. Je ne suis pas certain que le public s’en rende vraiment compte, en effet, mais ça ne me dérange pas plus que ça, parce que je travaille avant tout pour un film – je n’ai pas besoin qu’on fasse la lumière sur moi, d’ailleurs, je travaille dans le noir ! Même si dans certains cas, c’est un peu frustrant d’être invisibilisé quand on sait les sauvetages dont on est capable. Ceci dit, certains directeurs de la photographie créditent l’étalonneur avec eux au générique, dans un rapport de collaboration. Mais c’est une relation asymétrique ; si je travaille essentiellement avec le cinéaste et son directeur de la photographie, ce dernier collabore quant à lui avec tout le monde – les maquilleurs, les costumiers, les coiffeurs, les cadreurs, les machinistes…
À partir de quel moment de la fabrication d’un film êtes-vous sollicité ?
Ce que je préfère, c’est être intégré à un projet tout au début, dès les essais caméra. Le réalisateur et le directeur de la photographie me ramènent des images et nous en discutons ensemble. Ils me donnent leurs indications, je leur propose des pistes et le style du film commence à se construire avant même d’avoir été tourné. Ensuite, j’aime bien suivre l’évolution du tournage, regarder les rushes au fur et à mesure, ce qui permet de parler quotidiennement au directeur de la photographie, voire de l’aider. En faisant des essais d’étalonnage simultanément au tournage, le chef opérateur peut raffermir ses choix artistiques en montrant au réalisateur le résultat espéré. L’intérêt d’être associé si tôt au projet, c’est que lorsque le cinéaste et le directeur de la photographie arrivent à l’étalonnage, on parle du même film. On a déjà créé un look et on avance rapidement. C’est d’autant plus important que les temps d’étalonnage sont de plus en plus réduits, comme beaucoup d’étapes de postproduction.
Votre rôle ne consiste donc pas simplement à intervenir après le tournage.
Bien sûr. J’ai par exemple aidé Céline Sciamma à choisir entre l’argentique et le numérique pour Portrait de la jeune fille en feu. Elle est venue comparer les deux options, avec sa cheffe opératrice Claire Mathon, au laboratoire photochimique de Hiventy Classics à Joinville-Le-Pont, où je travaillais. Elles ont tourné des plans d’essais dans les deux formats, j’ai étalonné le 35 mm, puis je l’ai raccordé au numérique. Ce qui est intéressant, c’est que l’argentique semblait assez prédestiné pour ce film d’époque. Mais Céline a adoré le numérique, elle trouvait qu’il permettait une palette de couleurs moins connotée que celle qu’elle aurait obtenue avec du 35 mm.
Ces réflexions avant le tournage permettent-elles d’ajuster en amont d’autres paramètres, spécifiques aux autres postes impliqués dans la couleur (maquilleurs, costumiers, décorateurs…) ?
Pas assez à mon goût, car les productions ne comprennent souvent pas l’enjeu de faire des essais HMC [NDLR : Habillage, maquillage, coiffure] avec les acteurs dans les décors du film. L’idéal est en effet de pouvoir discuter en amont de ces paramètres à partir du look prédéfini : je pourrais par exemple conseiller que le chef décorateur n’utilise qu’un certain type de couleurs, ou en évite d’autres, connaissant la manière dont elles ressortiront dans l’image finale. Cela peut sembler anecdotique, mais je remarque souvent de petites choses qui auraient pu être évitées : par exemple, une scène toute bleue dans laquelle une touche de rouge attire soudain l’œil sans raison. Quand un color scientist peut apporter son expertise lors de ces essais, c’est vraiment la configuration parfaite. J’ai eu la chance de travailler récemment avec la color scientist Florine Bel, ce qui a permis d’apporter l’esthétisme technique le plus adapté au film.
L’étalonnage à proprement parler ne débute toutefois qu’à la toute fin de la postproduction, une fois que le montage est finalisé. Est-il confortable de travailler ainsi à l’ultime étape de fabrication d’un film ?
Étalonner un montage final est la perspective la plus confortable, mais il est fréquent qu’il soit légèrement modifié. Entre le début et la fin de l’étalonnage, des projections tests peuvent pousser le réalisateur à changer des détails. Il arrive aussi que je ne parvienne pas à raccorder parfaitement un plan avec un autre : dans ce cas, je peux me tourner vers l’ingénieur son pour lui proposer de rajouter un bruitage, une texture, qui va accompagner cette petite transformation. Il y a donc possibilité de revenir un peu en arrière ; c’est l’avantage des films qui font toute leur postproduction dans le même laboratoire. L’un des derniers films que j’ai étalonnés était mixé juste à côté de la salle où je travaillais : le mixeur est venu écouter son travail sur les images et nous avons tous les deux ajusté des éléments de nos tâches respectives. Ce peut être le cas aussi avec les effets spéciaux… On a tendance à penser que chacun est assigné à une tâche précise, mais c’est bien mieux de pouvoir échanger et d’avoir une vision globale de l’ensemble.
Qui vous accompagne dans la salle d’étalonnage ?
La plupart du temps, le chef opérateur. Le réalisateur passe en général une fois par jour, mais ça dépend vraiment de son implication vis-à-vis de l’image. Je sais que quelqu’un comme Denis Villeneuve supervise l’intégralité de l’étalonnage, il ne le délègue pas au chef opérateur. Souvent, les cinéastes sont plus concentrés sur le son. Mais en vérité, heureusement qu’ils ne suivent pas l’intégralité du processus, car c’est assez fastidieux : on passe d’un plan à un autre, on change des micro-détails. Il s’agit d’un travail de précision qui n’a rien de très spectaculaire. Le directeur de la photographie lui-même donne quelques instructions puis me laisse seul un moment, le temps que je travaille sur la séquence, avant qu’on la regarde ensemble.
Comment se décompose l’étalonnage ?
Il y a deux moments principaux. Dans un premier temps, il s’agit d’harmoniser les plans entre eux pour assurer une continuité. C’est la partie plus technique, et je pense d’ailleurs que c’est une tâche qui va de plus en plus s’automatiser dans les années à venir avec les nombreuses applications possibles de l’IA. Toutefois, même cette première étape peut impliquer des opérations plus fines. Cas typique : il faut que j’équilibre une scène tournée pendant une journée entière. Le plan large a été tourné le matin alors qu’il faisait beau, sous un grand soleil hivernal. Puis les plans moyens et serrés ont ensuite été filmés au fil de la journée. Vers 15h, le jour commençait à décliner, ou bien il s’est mis à pleuvoir. Si bien que malgré les précautions du chef opérateur, les images du matin et du soir n’ont pas grand-chose à voir. Je suis obligé de retravailler les ciels, de jouer sur certaines brillances pour que l’on ait bien le sentiment que c’est le soleil qui éclaire la scène, et non un gros projecteur.
Le deuxième temps est beaucoup plus créatif : il s’agit d’aller chercher des détails sur les visages, les peaux, de souligner certaines couleurs en fonction des intentions de la scène. Quand l’image est propre, on peut globalement tout faire, retoucher par zones, par couleurs, par toutes petites touches. L’idée est de diriger le regard du spectateur, pour l’aider à lire les images. Je dispose de plusieurs outils pour cela, comme le refocus (qui ajoute un peu de netteté à un objet ou une zone) ou le vignettage (qui assombrit les bords de l’image). Ce sont des éléments subtils, parfois à peine identifiables, mais qui contribuent à la clarté des plans. Selon leur composition et leur durée, il faut aller plus ou moins fort sur ces effets pour que le spectateur regarde directement au bon endroit et au bon moment.
Avez-vous un attrait spécifique pour un certain type de couleurs ?
J’ai toujours été très porté vers la couleur : j’aime la faire vivre, pousser les curseurs. L’une de mes collègues travaille au contraire sur des films très nuancés, avec assez peu de couleurs, et elle est meilleure que moi là-dessus. En revanche, j’adore le noir et blanc pour sa complexité. C’est presque ce que je préfère, car cela oblige à des nuances d’une grande finesse. Les étalonneurs ont tous des aptitudes et des relations à l’image différentes. Par ailleurs, plus on travaille avec des personnes diverses, plus on enrichit sa propre palette.
Nostalgie de la pellicule
Du côté de la captation, la pellicule continue de cohabiter avec le numérique. Lequel des deux supports est le plus plaisant à étalonner ?
C’est comme choisir une caméra : il faut s’approprier le format et le style qui va avec, c’est une question de justesse. En plus, on peut tout à fait approcher un rendu pellicule avec du numérique. L’argentique est plus facile à traiter, parce qu’il est plus limité. Le numérique, lui, peut avoir de grands espaces de couleur qu’il faut savoir maîtriser. Mais fondamentalement, le problème du numérique est l’immense variété d’écrans et leurs différentes caractéristiques, allant du HDR [NDLR : High Dynamic Range, une plage de couleurs étendue permettant des contrastes plus importants] aux différentes sorties SDR [NDLR : Standard Dynamic Range, la plage standard la plus répandue]. Toutes les caméras numériques bénéficient d’un espace de couleur et d’une dynamique permettant le HDR, mais ensuite, il faut contourner les limitations propres à chaque livrable [NDLR : les différents fichiers exportés par l’étalonneur adaptés aux spécificités techniques de la destination finale – salles de cinéma, chaînes de télévision, plateformes de streaming, etc.] pour obtenir une cohérence d’ensemble. Le 35mm, puisqu’il est plus restreint, passe mieux sur l’ensemble des écrans. Par ailleurs, l’image numérique gagnerait à s’affranchir davantage du 35mm : je crois que la plupart des gens entretiennent encore une certaine nostalgie du look film, alors que le numérique permet des choses fantastiques et très créatives.
Quelles sont les propriétés de ce « look film » ?
Des color scientists ont développé des looks numériques (c’est-à-dire des ensembles de courbes de correction) qui imitent le film argentique de manière assez exceptionnelle. Il suffit de les appliquer à un plan pour que cela fonctionne. La plupart des gens trouvent cela non seulement beau, mais surtout rassurant, parce que c’est une esthétique connue de tous qui donne immédiatement un aspect cinématographique. Très concrètement, ces looks réduisent l’espace colorimétrique, arrondissent les angles et gomment ce que le numérique peut avoir de cru et de dur : les contrastes sont cassés, les tonalités sont plus douces.
Et quelles sont les possibilités offertes par l’HDR ?
Le HDR est une palette de nuances beaucoup plus large que le SDR. En fait, même celle de la pellicule est plus large que le SDR. C’est une latitude, dont on fait ce que l’on veut. Dolby a commercialisé une norme pour l’HDR, qu’il a appelée Dolby Vision. Le principe d’un projecteur de cinéma Dolby Vision, c’est que le niveau de luminosité maximal est porté à 108 nits [NDLR : l’unité de mesure de l’intensité lumineuse], quand la projection classique en salle est de 48 nits. C’est un gain énorme en luminosité, mais surtout en contrastes : le niveau de noir est drastiquement plus profond et naturel. Dans une projection normale, les noirs sont décollés, les basses lumières sont imprécises et avec peu de profondeur. Le noir absolu du HDR permet de créer du détail en basse luminosité. D’autres constructeurs comme Barco, Samsung ou Christie commencent à proposer leurs solutions HDR pour le cinéma. La restauration a été très en avance sur les exigences technologiques par rapport aux productions, parce que les commanditaires pensent à la vie de leur restauration sur une quinzaine d’années. Par exemple, depuis 2019, Studiocanal commande des restaurations quasi systématiquement en 4K HDR, alors que la plupart des productions actuelles sont toujours éditées en 2K SDR. Ils se projettent d’ores et déjà dans un avenir où la technologie sera généralisée, notamment dans les salles, qui sont encore très peu à être équipées en raison du coût élevé d’un projecteur HDR.
Vous parliez plus haut des nombreuses disparités technologiques entre les différentes sorties : comment garantir que l’étalonnage que vous effectuez sera par la suite à peu près respecté sur l’ensemble des livrables ?
C’est tout simplement impossible. J’édite des masters différents selon les destinations, en prenant en compte leurs spécificités, mais les écarts sont trop grands. Au cinéma, on sait que les spectateurs sont plongés dans le noir, ce qui permet d’accentuer les contrastes, de jouer sur l’obscurité. Lorsque les films sont diffusés à la télévision ou en streaming, les niveaux de luminosité ambiante autour des spectateurs sont très variables. Je suis obligé d’intervenir sur des séquences précises, pour rehausser un peu les niveaux, garantir que l’image reste visible. Il s’agit en fait de donner la même sensation avec un étalonnage différent. Des solutions sont en cours de développement, notamment chez Dolby, qui promettent une restitution de l’image chez soi équivalente à celle de la salle d’étalonnage.
Restaurer, comparer, adapter
Lorsque l’on compare plusieurs restaurations d’un même film, on se rend compte qu’il existe différentes « modes » d’étalonnage, parfois liées aux innovations technologiques.
Oui, c’est le cas des Matrix, par exemple, qui ont connu plusieurs restaurations. Chacune d’entre elles a une couleur dominante différente. Une personne voulait moderniser le film, une autre souhaitait retrouver un souvenir de copie 35mm… Aujourd’hui, on essaie davantage de rester fidèle aux couleurs originales, on fait donc en sorte de disposer d’une ou plusieurs copies d’origine que l’on compare fréquemment au travail en cours. Mais en restaurant à nouveau des films déjà restaurés, on s’aperçoit que le spectateur change de regard. L’image d’il y a quinze ans, il n’en veut plus : il souhaite davantage de contrastes, des blancs moins sales, une température de couleur plus proche du bleuté des images numériques auxquelles il est habitué. Certaines des restaurations menées aux États-Unis le montrent de manière encore plus exacerbée : une robe blanche est complètement blanche, on ne voit même pas le petit filet jaunâtre qui était la signature Kodak de l’époque.
L’utilisation du HDR pour l’étalonnage de copies restaurées ne risque-t-il pas de dénaturer l’équilibre colorimétrique original, puisqu’il s’agit d’une technologie qui n’existait pas à l’époque de la création des films ?
Il y a deux ans, j’ai travaillé sur la restauration d’Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre en HDR pour le compte de Pathé[1]Voir à ce sujet l’article consacré à la restauration du film sur le site de Dolby.. Laurent Dailland, le directeur de la photographie, qui était avec moi, ne connaissait pas tellement cette technologie – nous avons donc procédé à beaucoup de tests. Il avait surtout en tête ce qu’Alain Chabat voulait faire à l’époque mais ne pouvait pas faire techniquement, parce que certaines couleurs qu’ils voyaient à l’écran lors de l’étalonnage numérique ne rendaient pas du tout la même chose une fois sur pellicule. Pendant cette restauration, notre question principale a été : est-ce qu’on utilise la latitude du HDR pour faire par exemple exploser les niveaux de luminosité dans les scènes dans le désert, ou est-ce qu’on garde la patine d’époque ? Nous avons, là encore, tenté de trouver un équilibre entre les deux.
Mais le directeur de la photographie n’est pas toujours là pour prendre part à cette discussion. Il vous revient, dans ces cas-là, de trancher ?
Oui, et c’est pour cela qu’il faut se référer au matériau originel. Il m’est même arrivé, pour un film, de demander un scénario. Je disposais d’une seule référence un peu douteuse, un ancien master numérique, dans lequel une scène de jour avait une luminosité très étrange. En me référant au scénario, j’ai pu identifier qu’il s’agissait d’une séquence « extérieur, nuit » et l’étalonner dans le bon sens, sans reprendre l’erreur du master numérique sur lequel j’étais supposé m’appuyer. Mais évidemment, les films et leurs différentes versions ont leur histoire. J’ai étalonné beaucoup de restaurations de films du directeur de la photographie Raoul Coutard. Quand j’ai travaillé sur Le Mépris, j’ai essayé de lire le maximum d’écrits ou d’interviews pour comprendre le sens de son travail. Il avait déjà fait une restauration en 2009 dans un autre laboratoire, au cours de laquelle il avait cherché à retrouver les couleurs de la pellicule originale, une sorte de monochromie due au mauvais développement des rushes, à l’époque, en Italie. Mais en lisant ses témoignages, je me suis aperçu que ce rendu était très différent de ce que Godard et lui souhaitaient faire à la base. Je suis donc allé dans le sens de leurs intentions originelles, à rebours de cette restauration de 2009, ce qui me paraissait davantage ressembler à ce que racontait Godard dans ses écrits. Toutefois, quand les créateurs ne peuvent pas être là, je ne suis pas le décisionnaire final. Il appartient aux ayants droit, cataloguistes, famille ou directeurs techniques de trancher, en respectant le plus possible l’œuvre originale. Que ce soit pour la création ou pour des restaurations, l’étalonnage sert au fond à la même chose : fluidifier l’enchaînement des plans et renforcer les émotions. Si étalonner différemment peut aider les spectateurs contemporains à voir des films en noir et blanc, pourquoi s’en priver ? Le risque est évidemment de finir par tout lisser, en faisant disparaître les marqueurs de certaines technologies. Il est donc de notre devoir de veiller à ce que l’on fait, de travailler avec parcimonie et toujours dans le sens du film.

Comparaison entre la première restaurations du Mépris (à gauche) et la deuxième (à droite) | © Studiocanal
Notes
| ↑1 | Voir à ce sujet l’article consacré à la restauration du film sur le site de Dolby. |
|---|