On pouvait craindre que ce nouveau projet entre Agnès Varda, 89 ans, et la star du street-art JR, 33 ans, tienne de la pure et simple récupération d’une cinéaste vieillissante par un jeune loup de l’art contemporain. Bien au contraire, les deux artistes se nourrissent l’un de l’autre, échangeant même parfois les rôles (Varda mettant en scène une photo, ou JR à la caméra). À travers ce récit d’une collaboration plutôt réussie (aux productions néanmoins inégales), Visages, villages s’inscrit dans la continuité du précédent film de Varda Les Plages d’Agnès, où le récit documentaire, délié et libre, mêle l’imaginaire au pouvoir et la méditation autobiographique sur le passage du temps.
Histoire d’une rencontre
Si le film commence très naïvement, par le récit lourdement illustré d’une rencontre qui n’a jamais eu lieu (« on ne s’est pas rencontrés à la boulangerie, ni à un arrêt d’autobus…»), les deux artistes montrent ensuite la congruence de leurs deux univers. On y trouve le même art du portrait, qu’il s’agisse des photographies grandeur nature que JR colle aux bâtiments ou des portraits filmés des petites gens rencontrés dans Daguerrétotypes et Les Glaneurs et la glaneuse de Varda. Tous deux cherchent à rendre visibles les existences les plus ordinaires, habituées à vivre dans l’ombre voire dans l’oubli. Réunis par cette même curiosité pour « les gens », JR et Agnès Varda vont donc sillonner les routes de France à la rencontre de ses habitants, exactement comme dans le bien-nommé Les Habitants de Raymond Depardon. Sauf qu’ici, JR les prendra en photo pour les afficher en grand sur place, pendant qu’Agnès Varda les filme. Si l’on pouvait déjà reprocher à Raymond Depardon son apparente simplicité, l’on regrette bien plus encore la brièveté des rencontres dans Visages, villages, le temps d’un flash du photomaton géant de JR. D’où une série de portraits parfois un peu plats (où les personnages se contentent de se présenter face caméra en deux ou trois phrases), mais aussi bouleversants. On n’apprendra en effet pas grand chose sur les habitants du village à demi-mort de Chérence, sur le facteur et la serveuse du village de Bonnieux (Vaucluse), ni sur les travailleurs d’une usine chimique dans les alpes de Haute-Provence. Mais en collant aux murs le portrait d’anciens mineurs sur des corons en voie de démolition, en fixant sur la pierre l’image de cette jeune serveuse de passage pour un job d’été, la photographie et le cinéma semblent s’unir pour retenir un dernier instant un présent en voie de disparition. C’est là que le film va plus loin qu’il n’y paraît : le cinéma prolonge ici magiquement le travail éphémère du street-artiste in situ, fixe pour l’éternité ce qui est destiné à la dégradation. JR colle sur un bunker, au bord de la mer, une image agrandie de Guy Bourdin, photographe et ami défunt d’Agnès Varda. Tandis que nous contemplons l’image du garçon bercé comme un enfant parmi le sable et les vagues, nous apprenons par la voix off des artistes qu’en à peine une nuit, la mer a emporté la photographie.
Éloge de l’art
Comme dans les derniers documentaires d’Agnès Varda, Visages, villages est donc avant tout un film « réflexif » sur l’artiste et son œuvre, un véritable manifeste pour l’émancipation créatrice et l’imaginaire au pouvoir. En posant un regard attendri sur la figure de JR, Agnès Varda capte ainsi l’impressionnante liberté d’action du trentenaire, lui qui grimpe parmi les échafaudages comme un alpiniste pour coller tout ce qui lui plaît. JR et Varda assument face caméra le caractère improvisé de leur voyage, le film s’écrivant au gré de leurs envies, à travers un récit aussi délié que le trajet erratique de la camionnette de JR. Dans ce work in progress de la création spontanée, les deux artistes se plaisent à renverser l’ordre du réel : on place des photos de poissons parmi les airs, sur un château d’eau surélevé, et celles des orteils d’Agnès Varda devenus gigantesques circulent sur les wagons d’un train de marchandise. Ils rencontrent même un nouveau double à travers la figure d’un vieux marginal vivant au fond d’une campagne perdue. Avec des matériaux de récupération, le vieil ermite s’est construit une demeure onirique à la croisée de la terre et du ciel, pleine de couleurs joyeuses et de sons cristallins. Un surréalisme réjouissant innerve ainsi le documentaire entier, l’association d’idées régnant en maîtresse sur le montage. Les lunettes et le chapeau noir de JR éveilleront le spectre attachant de Jean-Luc Godard, lui dont Agnès Varda avait justement réussi à faire ôter les lunettes dans son court métrage Les Fiancés du pont Mac Donald. La nostalgie, la vieillesse et la mort reviennent ainsi comme un boomerang parmi la fantaisie du périple : la maladie des yeux d’Agnès Varda, le souvenir de Jacques Demy, de Guy Bourdin, d’Henri Cartier Bresson. C’est aussi cela qui bouleverse toujours autant dans le cinéma d’Agnès Varda, dès Cléo de cinq à sept — le portrait intime et sincère d’une femme affrontant l’idée du passage du temps et de la mort. À travers le personnage de JR, Varda médite ainsi calmement sur cette jeunesse et cette nouvelle relève qui lui survivra, riche de son merveilleux héritage.