De retour d’un tournage à Rio (une fiction réalisée par Jonathan Nossiter), Lubomir Bakchev revient sur ses diverses collaborations (avec Abdellatif Kechiche, Julie Delpy, David Oelhoffen) en interrogeant la place et la liberté du chef-opérateur face aux choix et contraintes qu’offre le cinéma de la spontanéité et du naturel. Une approche sensible et théorique d’un métier à la fois technique et altruiste.
À la lecture de votre filmographie, on remarque que vous avez participé en tant que chef-opérateur à des films qui relèvent d’un type de cinéma naturaliste, souvent attaché à l’improvisation. Comment expliquez-vous cela ?
Cette cohérence vient de mon amour des acteurs, je suis attentif avec le metteur en scène au jeu. Je pense que c’est difficile d’avoir un jeu spontané avec une sorte de vérité qui transparaît. Pour traduire cela, la caméra à l’épaule est le système le plus adapté parce qu’on peut suivre le comédien, et ainsi garder l’énergie et l’émotion. La caméra à l’épaule peut être handicapante pour le travail de la lumière parce que cela signifie que les lumières doivent être cachées afin de pouvoir faire des 360 degrés pour suivre l’évolution des acteurs dans le décor. Mais je pense que c’est mieux de privilégier la vie plutôt que de la lumière.
Pour ce qui est de la caméra à l’épaule, quelles sont vos chefs-opérateurs de référence dans le cinéma français ?
J’aime beaucoup Éric Gautier. J’adore les films qu’il a faits avec Patrice Chéreau. Mais c’est une référence que je n’ai pas forcément suivie. C’est Kechiche qui m’a poussé un peu vers ça : au début je ne comprenais pas pourquoi il voulait que tout le monde soit filmé à l’épaule, je me demandais s’il voulait faire du Dogme… Et finalement, lorsque l’on a une caméra à l’épaule cela permet d’être mobile, de ne pas arrêter une scène parce qu’un acteur a bougé pendant son jeu et ainsi de ne pas tuer la spontanéité. La mise en scène se fait parfois en direct : si le comédien décide de partir, je dois choisir entre le suivre ou le laisser sortir du champ… c’est un instant instinctif. Cette sensation est plaisante, c’est un plaisir de filmer.
Comment êtes-vous dirigé par le réalisateur pour parer aux choix instinctifs que vous allez être amené à faire ?
Avec Kechiche, c’est particulier. On est plongés dans son film longtemps avant. Je participe au choix des comédiens, j’assiste aux répétitions, et je peux ainsi commencer à voir des relations entre les acteurs. Puis on choisit les décors. À l’intérieur de ces lieux, on ne fait pas de découpage à proprement parler, mais on regarde les possibilités qui existent et quelles sont les contraintes. Une fois qu’on a vu le décor, on a une idée de ce qui va pouvoir se passer mais ce n’est pas figé. D’ailleurs, nous filmons les répétitions. Ainsi, on a la possibilité de s’imprégner : il y a une certaine liberté pour le chef-opérateur qui est liée à cette immersion. En quelque sorte, je suis l’acteur invisible parce que, avec la caméra, je joue avec eux.
Cette caméra est-elle un personnage ou un témoin ?
Je lutte beaucoup contre une caméra qui est subjective. Je ne veux pas que la caméra soit visible. Elle est à l’épaule, elle doit bouger avec les comédiens : je bouge s’ils bougent. Même quand ils marchent, je marche dans leurs pas. J’essaie de me déplacer comme si c’était un mouvement fait avec une grue, par un machiniste. Je pense que lorsque l’on veut garder l’émotion, il faut rester avec les comédiens et ne pas sortir de la scène et commencer à s’éloigner. Des fois, cela peut être nécessaire de s’extraire d’une scène. Cela a à voir avec ce que l’on veut raconter.
Mais comment cela se passe-t-il lorsqu’il s’agit d’une démarche documentaire ?
C’est vrai que dans le cas de ces films, on apporte des pratiques documentaires à la fiction. Dans le documentaire, la difficulté c’est que si on ne s’est pas assez longtemps imprégné du milieu, on est constamment en retard. On ne cadre pas qu’avec l’œil qui est dans l’objectif mais aussi avec l’autre, qui voit le hors-champ et qui permet d’anticiper la prochaine chose à filmer.
Est-ce quelque chose qui devient naturel avec l’expérience ?
Oui. Mais surtout l’expérience donne de l’assurance dans ses choix : on doute moins de ses décisions. On apprend à développer son instinct.
L’endurance semble être indispensable à votre travail de cadreur…
Oui. Une séquence peut durer longtemps et tant qu’elle dure, il n’y a pas de raison de couper, sauf en cas de problème technique.
Et cela met en jeu la résistance physique…
Oui et en même temps la tension du film fait qu’on est résistant. Après le tournage on s’écroule, mais sur le tournage on tient.
Comment se passe la collaboration avec la seconde équipe image et l’équipe son ?
Pour l’équipe son, surtout pour le perchman, c’est très difficile. Lorsque les scènes sont à la fois tournées dans leur continuité et que la caméra est mobile, le perchman doit s’adapter et être conscient des cadres des deux caméras ! Pour nos amis du son, ce sont des conditions très difficiles. Ils travaillent un peu à l’aveugle, mais il y a une communication qui existe sur le plateau, d’ailleurs on gagnerait beaucoup si on apprenait le langage des signes.
Dans La Graine et le mulet, lors de la scène du repas familial, quel était le dispositif technique ?
Deux caméras, deux perches et des micros HF sur certains comédiens…
Et la lumière alors ?
C’est une installation simple. Surtout que ce sont de vrais appartements avec plafond bas. Ce sont du coup des scènes à faibles contrastes mais cela est approprié au film. Pour la scène du couscous, je souhaitais une tapisserie plus sombre pour faire ressortir les personnages. Mais Kechiche a trouvé que ce n’était pas cohérent avec l’esprit du film. Parfois l’esthétique du film veut autre chose que ce que souhaite la technique et on respecte ses choix. Le film n’a qu’à y gagner.
Avez-vous une préférence entre le travail du cadre ou de la lumière ? Ou une frustration peut-être, en ce qui concerne celui de la lumière ?
Oui, je travaille beaucoup le cadre et peu la lumière, c’est aussi parce que je fais des films à petits budgets. Qui dit petits budgets dit peu de moyens. Par exemple, L’Esquive a été fait sans électricien ni machiniste. En même temps c’est intéressant de travailler dans la contrainte. Mais j’ai toujours l’espoir de faire un jour de la lumière en studio !
C’est vrai que vous êtes identifié à un style, vous avez presque une étiquette de « chef-opérateur-caméra-épaule »…
Oui mais j’aimerais sortir de cela. C’est vrai que cette caméra à l’épaule qui suit des comédiens dans des décors naturels, je me dis parfois que je l’ai déjà fait et que je voudrais faire autre chose. Peut-être que cela va arriver…
Pour un film comme 2 Days in Paris, lorsque la réalisatrice (Julie Delpy) est aussi de l’autre côté de la caméra, est-ce que vous n’êtes pas un peu investi du rôle de metteur en scène ?
Julie est un personnage assez fort, donc on ne peut pas s’improviser metteur en scène à sa place. Ne se connaissant pas à la base, nous avons mis quelques jours avant de nous comprendre. Petit à petit, elle m’a fait confiance. Ce qui est tout à fait normal, un film appartient surtout à un réalisateur.
Vous avez été le chef-opérateur de David Oelhoffen dès ses débuts. Est-ce important pour vous de suivre le travail d’un réalisateur ?
Oui et j’espère bien qu’il me proposera le suivant. J’ai fait son premier court-métrage dans l’urgence car son chef-opérateur venait de le lâcher. La rencontre a été bonne. Ensuite nous avons fait un moyen-métrage qui s’appelle En mon absence, puis nous avons fait le long (Nos retrouvailles). Je suis toujours très sensible à ce qu’il fait.
Où vont vos préférences entre la pellicule et la vidéo ?
Je suis autodidacte et je me suis formé à la pellicule. Je viens de la photo, je connais bien le processus photochimique. J’ai deux caméras 35 et je n’arrive pas à les utiliser parce qu’on me demande de faire des films en vidéo. En même temps, nous sommes bien conscients qu’avec la manière dont la technologie évolue, la pellicule va disparaître. Mais je garde toujours l’espoir de faire un film en 35. Les réalisateurs qui veulent faire de la vidéo le font aussi pour ne pas avoir de contraintes de temps et la pression de l’argent lorsqu’ils tournent. D’autres préfèrent la pellicule parce qu’aujourd’hui, quoiqu’on dise, c’est le seul support garanti cent cinquante ans. En vidéo, c’est difficile de stocker les rushes sur les disques durs, on peut les effacer… et le film disparaît virtuellement. Mais j’espère que nous aurons le choix de tourner encore en pellicule, même si les salles de cinéma deviennent numériques. Sinon, on la fabriquera nous-mêmes ! J’aime beaucoup Beauviala même si je ne le connais pas, mais de savoir qu’il y a un type comme ça qui a une usine mondialement reconnue (Aaton)… Cette caméra Penelope suscite beaucoup d’espoir : tourner en deux perforations est très intéressant !
Vous vous dites autodidacte et c’est vrai que lorsqu’on regarde votre filmographie, on peut s’étonner de votre profil non conventionnel : alors même que vous tournez des films en tant que chef-opérateur, vous êtes aussi parfois électricien sur d’autres.
Oui, par exemple sur Gentille de Sophie Filières, je suis venu en renfort dans une équipe d’électriciens que je connaissais. Je ne suis pas à la recherche de la reconnaissance, je préfère travailler que de rester chez moi. J’ai passé un mois sur The Dreamers de Bertolucci, parce que j’ai tout fait pour y être ! J’ai demandé au chef électricien de me placer en renfort. Ça m’intéressait de voir de près le travail de ce cinéaste : Le Dernier Tango à Paris m’avait bouleversé lorsque j’étais adolescent. C’est aussi de cette manière que j’apprends.
D’où vient votre amour pour le cinéma ?
J’ai commencé à l’âge de douze ans par de la photo artistique en Bulgarie. Je faisais partie d’un club, à Varna ma ville, au bord de la mer Noire. Il y avait beaucoup d’échanges et de partage. C’est quelque chose que je n’ai pas encore retrouvé ici mais peut être que cela va changer avec ma récente adhésion à l’AFC. À cette époque, j’avais des amis qui faisaient des petits films d’animation. Le cinéma m’intéressait mais j’étais persuadé que c’était impossible d’en faire en Bulgarie. Le pays devait produire cinq films par an… aujourd’hui je crois que c’est plutôt un film par an. En arrivant en France, je me suis aperçu que c’était plus facile. L’idée de faire un jour un film en Bulgarie me plaît mais je ne suis pas pressé. Quant à ma formation, elle continue. Je ne suis pas diplômé, je n’ai pas fait d’école. Mais dans ce métier on est obligé de continuer d’apprendre, il faut se mettre à jour face à la technologie.
Malgré les bouleversements technologiques, le métier reste-t-il le même ?
Ça reste sensiblement le même métier : on a quelque chose à raconter avec une caméra. C’est le support qui change. Ce qui me perturbe le plus, c’est d’entendre les jeunes qui en préparant un film parlent surtout de technique. La caméra c’est un accessoire qui permet de raconter quelque chose. Il vaut mieux avoir des débats sur ce qui est à l’intérieur du cadre que sur comment on va l’enregistrer.
Nous avons tout de même quelques questions techniques : quels sont vos choix de focales ? À quelle distance vous mettez-vous des acteurs pour leur laisser un espace de jeu ?
C’est compliqué parce que les esthétiques de chaque réalisateur sont différentes. Moi j’ai une préférence pour les focales moyennes, les larges ne sont pas très bonnes sur les zooms vidéo. Elles créent des distorsions dans le décor, et les courtes déforment les visages des comédiens. Mais cela dépend aussi des décors. J’essaie toujours d’avoir quelque chose qui, à l’œil, paraît normal, car la déformation optique me fait sortir de la scène. Il faut garder une distance avec les comédiens. Nikolas Giraud dans Nos retrouvailles, m’a dit après le tournage qu’il ne se souvenait pas où j’étais pendant les scènes dans lesquelles il jouait. Ça m’a touché. Tant mieux ! Je préfère être invisible.
Travaillez-vous le plus souvent avec un découpage ?
Avec Kechiche la mise en scène et le découpage se font en même temps : quand la scène commence à venir il me dit « serre ! » et je rentre dedans… Sinon je pense que ça rassure certains réalisateurs d’avoir un découpage. Mais je ne pousse pas les réalisateurs à ça parce que je trouve que c’est du temps perdu. Il vaut mieux comprendre les intentions et composer avec les contraintes du décor. De toute façon au bout de quelques jours de tournage, que ce soit écrit dans un découpage ou pas, vous filmez de la même manière et ce jusqu’au bout du film. Un langage apparaît, et il n’a pas besoin d’être créé artificiellement par le découpage.
Suivez-vous le montage des films ?
Oui, c’est nécessaire pour préparer l’étalonnage. C’est assez plaisant de suivre l’évolution du film. Je me rends compte que par exemple au son, c’est différent : chacun fait sa partie. J’aime l’idée d’être présent sur toute la chaîne pour préserver une unité, une intention.
Combien de temps dure l’étalonnage ?
Cela dépend du film, de dix jours à trois semaines ou plus. L’étalonnage numérique est plus long que l’étalonnage argentique.
Cela permet de retravailler les contrastes bas justement ?
Oui, mais cela demande beaucoup de temps. C’est ce qu’on appelle le travail de masquage. Moi je n’ai jamais pu le faire vraiment, par manque d’argent. Mais c’est sûr que l’étalonnage numérique ouvre des possibilités créatives. Kechiche, jusqu’à l’étalonnage, est quelqu’un qui tient à ses intentions. L’image ne doit pas être trop artificielle. Dans un film de genre on va chercher à rendre le décor étouffant par exemple. Dans le film de David, vers la fin il y a une scène dans un couloir dans une semi-obscurité, au tournage nous avions réussi à éclairer son visage à l’aide d’une LED accrochée à une perche. À l’étalonnage nous avons pu modifier cela, on ne le voit plus : c’était l’intention du réalisateur.
A contrario dans La Graine et le mulet, il y a plutôt une recherche de mise en lumière des visages…
Oui, le visage d’un comédien est le terrain d’exploration d’Abdel. Le visage est un paysage pour lui et c’est important qu’il soit visible. On peut faire en sorte qu’il ne le soit pas, mais dans ce cas c’est juste une scène de passage.
Travaillez-vous avec des assistants ?
Oui. C’est un métier à part entière. L’assistant fait le point mais il s’occupe aussi du bon fonctionnement de la caméra. C’est un poste très important, tenu par une personne de confiance. Ça me soulage, et ça me permet de penser à autre chose.
Justement, sur La Graine et le mulet, comment est fait le point ? Avec un HF ?
Non, manuellement. L’assistant est comme accroché à la caméra.
C’est aussi compliqué que pour Raoul Coutard dans les films de Godard…
Oui. Les assistants qui font le point d’une caméra à l’épaule sont très bons ! Parfois, je recadre avec le corps, cela fait un pied et ils arrivent à compenser. Les assistants avec qui je travaille m’ont mesuré de haut en bas pour pouvoir bien faire le point. Ils ne surveillent pas seulement les comédiens, ils me surveillent aussi dans mes mouvements !
Une conclusion ?
Le plus important, c’est de comprendre le réalisateur. Puisque nous connaissons la technique, le rôle du chef-opérateur est celui d’un traducteur. Quand on lit un scénario on voit déjà un film, mais on est vingt-cinq sur un plateau à l’avoir lu et à avoir vu un truc différent dans sa tête, ce qui importe au final, c’est d’être synchronisé avec le réalisateur. Et quand un réalisateur refuse un cadre, sans justification sur le moment, je me suis souvent aperçu à posteriori que c’était pour des raisons valables. Il faut suivre son instinct et en même temps être très ouvert : c’est un métier technique mais aussi humain.