Après avoir remporté les César en 2005 avec L’Esquive, on aurait pu craindre qu’Abdellatif Kechiche, ici produit par Claude Berri, ne polisse son talent. Avec La Graine et le Mulet, il confirme qu’il est l’un des cinéastes les plus en vue de notre pays. Réconciliant avec talent la dimension populaire du cinéma avec une véritable exigence d’auteur, ce troisième long-métrage est une œuvre fleuve d’une générosité trop rare.
Connaître les règles pour mieux s’en affranchir : c’est un des principes de La Graine et le Mulet où le récit classique se dérobe pour finalement atteindre quelque chose de beaucoup plus inattendu. Ici, il y a bien un « protagoniste » central, Slimane, vieux Maghrébin émigré de la première génération (fortement inspiré du père d’Abdellatif Kechiche), une « situation initiale » (Slimane perd son travail), un « objectif » (il décide d’ouvrir un restaurant), des obstacles à franchir (les difficultés qu’il rencontre pour obtenir l’argent nécessaire), et un véritable suspense lors des dernières scènes. Mais ce qui relève du cinéma purement narratif est constamment « ralenti », mis en suspens, par des tableaux de vie quotidienne qu’un Pialat n’aurait certainement pas reniés. Si l’ouverture du restaurant ne devient pourtant jamais un prétexte à la description de ces ambiances, c’est que deux films coexistent, à la fois complémentaires et indépendants.
D’un côté, Kechiche, qui se dit « moralement obligé » de parler de la situation précaire des immigrés en France, suit son parcours du combattant : accompagné de sa fille d’adoption, Rym, Slimane rencontre banquière et autre conseiller municipal qui ne manquent pas de lui rappeler toutes les barrières qu’il lui faudra franchir pour voir son projet aboutir. Mais de l’autre côté, Kechiche refuse de tout miser sur ce personnage étonnamment en retrait : Slimane parle peu, ne fait preuve d’aucune autorité, s’éclipse parfois pendant un laps de temps assez long et est traité, dans les plans qu’il partage avec d’autres, sans aucun privilège par rapport à eux. S’il reste central, c’est moins à cause de son projet qui déterminerait l’avancée du film que son rapport avec l’ensemble des personnages pour qui il reste un véritable pilier (il est le père, l’ex-mari, l’amant, le beau-père, le grand-père…). Lors des nombreuses scènes où le cinéaste s’attarde sur ces autres personnages, c’est souvent du rapport entre ceux-ci et Slimane dont il s’agit : l’hostilité entre sa première et sa seconde famille, la bienveillance de son ex-femme qui lui garde une portion de couscous, le combat de Rym pour qu’il parvienne à ouvrir son restaurant. Si dénonciation de la situation des immigrés il y a, elle n’est donc jamais donnée comme telle mais imprégnée dans les situations et dans les êtres. Passant par l’émotion des personnages plus que par un discours explicite, elle est aussi plus efficace que toute démonstration.
L’absence de moralisme simpliste, le refus de souligner qu’il y a des « bons » et des « méchant » (les Maghrébins, les Français) se retrouve dans le regard que porte le cinéaste sur chacun de ses personnages. Les membres de cette famille sont parfois animés de sentiments mesquins qui pourraient les rendre antipathiques. L’un des fils de Slimane trompe sa femme sans scrupule, veut se débarrasser de son père en l’incitant à retourner au bled, la première et la seconde famille de Slimane sont jalouses l’une de l’autre, médisent bassement ou font preuve d’un orgueil égoïste… Dans la lignée de Renoir pour qui n’existe ni cheval noir ni cheval blanc, les êtres sont riches d’un panel contradictoire de qualités et de défauts. Kechiche ne prend jamais parti pour les uns ou les autres mais décrit impartialement les raisons qui motivent leurs réactions respectives, la relativité des points de vue. Le rôle que leur confère leur âge, leur sexe ou la place qu’ils occupent dans la famille échappe également à ce que l’on pourrait attendre. Ce sont les jeunes qui guident les plus âgés : Rym fait prendre conscience à Slimane de l’ingratitude de son fils, démarche pour trouver de l’argent, fait la leçon à sa mère qui s’obstine dans sa fierté… Les femmes agissent pour que le rêve de Slimane se réalise (ce sont elles qui préparent le couscous pour le dîner final, étape cruciale pour que soit approuvé le restaurant), tandis que les hommes parlent plus qu’ils n’agissent (lors de la longue séquence de commérage masculin au café).
Si la réversibilité des rôles crée un flux dynamique où tout est possible, c’est aussi le mélange de diverses tonalités qui construit un tissu riche d’une cohabitation des contraires. La Graine et le Mulet est à la fois teinté de tristesse et véhicule une réelle joie de vivre. L’histoire de cet homme qui peine à se forger une situation convenable dans un pays qui ne l’accueille toujours qu’à demi est bien une histoire (réaliste) sombre. Lors des scènes « hors récit » où les personnages vivent des situations quotidiennes, les conflits peuvent être de véritables moments de détresse, comme lorsque nous voyons longuement la belle-fille de Slimane, Julia, hurler sa colère de femme trompée sous un torrent de larmes, ou lorsque la maîtresse de Slimane, qui tient aussi un restaurant, manifeste son humiliation à voir le vieil homme lui faire concurrence (aidé en plus de sa première famille)… Mais les personnages se laissent autant aller à des manifestations d’amour et de joie qu’à la rancune ou la blessure. Le couscous, central, apparaît à cet égard comme un motif propice aux échanges bienveillants. Il est ce que l’on prépare ensemble, pendant des heures et avec attention, ce qui permet de se réunir à table et ce que l’on donne aux absents (à Slimane, au « pauvre »). La longue scène du repas de famille, l’une des plus belles du film, donne au plat toute sa force symbolique. Objet de rassemblement, il est aussi celui qui permet de délier les langues et lève les tabous. De questionnements sur l’identité, la culture et la langue arabes, on bascule progressivement dans l’intimité des personnages, filmés en gros plan, de manière presque étouffante, mais révélant finalement un regard plein d’amour, un sourire plein de tendresse parsemé de grains de semoule brillants.
Cette générosité qui caractérise tant le propos même du film tient plus de cette volonté d’y croire (l’objectif de Slimane ne cesse jamais de paraître improbable aux yeux du spectateur) que du résultat obtenu. Il est fort possible que ce rassemblement d’énergies contradictoires n’aboutisse à rien car le projet ne repose pas sur une idéologie de la réussite individuelle (ou même collective) mais sur la propension que chacun a de se construire une vie rêvée. À l’image de Karima, l’une des filles de Slimane, qui explique comment elle s’est impliquée dans un mouvement de grève dans l’usine où elle travaille (et s’est ainsi donnée le sentiment de devenir l’héroïne de sa propre vie), les deux familles de Slimane se laissent totalement dépasser par ce mirage collectif complètement grisant où, sous prétexte de vouloir aider l’un d’entre eux à réussir sa retraite, chacun, d’une certaine manière, s’élève et trouve une forme de salut. La danse finale de Rym, qui fait écho (par le biais d’un montage parallèle) à la course effrénée et absurde de Slimane pour récupérer sa mobylette et arriver à temps pour le service du couscous, marque le paroxysme du don de soi au point d’en devenir totalement sacrificiel. Offerte au regard des autres, Rym s’abandonne au rythme de la musique, ne fait preuve d’aucune retenue. Privilégiant deux échelles de plan (le gros plan ou le plan d’ensemble), le réalisateur capte autant l’intense sensualité de cette danse extatique et totalement épuisante que l’effet produit sur les convives, subjugués par l’énergie collective du projet qui finit par totalement se substituer à l’aboutissement même de celui-ci. Le corps, dans cette scène finale, contredit alors le premier plan où il ne servait qu’à l’étreinte précipitée et égoïste.
C’est enfin par le langage que passe l’exposition des êtres. La parole revêt ici diverses fonctions et participe de la densité du film. Parfois le langage est informatif, lorsque les amis de Slimane, flânant au café, évoquent les étapes qu’il a traversées depuis que nous l’avons quitté (lors de ses premières démarches). En partie dirigées vers nous dans un souci d’efficacité narrative, ces paroles sont aussi des commérages et en cela tissent les liens de la communauté. Les tirades sont aussi nombreuses, d’autant plus que le silence de Slimane invite au monologue. Les personnages n’en finissent plus de se dire, et parce que l’inscription dans la communauté est constitutive de ce qu’ils sont, l’expression des individus passe la plupart du temps par ce qu’ils disent des autres (Rym alignant les arguments pour convaincre Slimane de l’ingratitude de son fils, sa mère de l’égoïsme dont elle fait preuve envers Slimane en s’enfermant dans son humiliation, Julia hurlant à son beau-père l’abjection de son fils adultère…). L’abondance verbale est parfois telle que le langage se met à valoir comme flux musical, indépendamment de son contenu, participant à la dynamique générale, à la chorégraphie des corps et des regards qui rapprochent La Graine et le Mulet d’une danse, d’autant plus attrayante que dénuée de tout exotisme.