Originaire de Constantine, Malek Bensmaïl nous détaille les conditions de réalisation de son documentaire La Chine est encore loin, et décrit, en creux, son attachement à dessiner les contours d’une Algérie à la fois passionnante et composite.
Comment est née l’idée du documentaire La Chine est encore loin ?
Je fais des films sur l’Algérie depuis les années 1980, et je me suis plutôt engagé vers le cinéma documentaire. Je pense qu’aujourd’hui dans le monde arabe, et même en Afrique, c’est un genre qui a été complètement écrasé, pas du tout mis en valeur, parce qu’il permet de traiter de la réalité sociale et politique d’un pays et que les pouvoirs en place, souvent autoritaires et totalitaires, ne veulent pas trop remuer ces questions-là. Le documentaire étant presque inexistant en Algérie, la montée de l’islamisme était le moment ou jamais pour commencer à enregistrer cette mémoire contemporaine. Donc depuis ces années-là, j’essaie, petit à petit, de rentrer dans les institutions algériennes, pour montrer comment fonctionne la société. Les institutions représentent à mon sens assez bien cette relation entre les pouvoirs (qu’ils soient politiques, administratifs ou bureaucratiques) et la population. En même temps, ça permet aussi de démocratiser l’image : on est face à des populations qui ne sont pas habituées à la caméra. Pourtant les gens ont une véritable envie de témoigner. Parmi ces institutions, j’ai filmé les arcanes du pouvoir, un hôpital psychiatrique (Aliénations), un QG de campagne présidentiel pour Le Grand Jeu. Après Aliénations, je me suis rendu compte que les délires des malades mentaux tournaient souvent autour de la politique et de la religion, et je me demandais d’où venait cette matière à hallucinations. Petit à petit j’ai compris qu’il fallait revenir à la base, celle de l’enfance, et donc de la transmission. De là est venue l’idée d’écrire un documentaire sur l’enfance. J’ai cherché une école, et je suis tombé sur la fameuse archive de 1954 où les premières victimes civiles de la révolution algérienne étaient un couple d’instituteurs dans les Aurès. Cette école existe toujours et c’est ici que s’est déroulé le tournage du film, cinquante ans plus tard. J’y fais un parallèle entre cet attentat de 1954 et la réalité de ce que l’on enseigne aujourd’hui aux enfants.
Mais finalement le film prend des libertés par rapport à ce parti-pris initial de filmer l’institution.
Complètement. Je ne m’inscris pas dans la lignée de Frederick Wiseman. Pour moi, l’institution est ouverte sur les populations, puisqu’elle est implantée dans un quartier, ce quartier m’intéresse aussi, et lui-même est dans une village, qui m’intéresse également, ainsi de suite… L’institution joue avec l’extérieur, c’est très méditerranéen. Dans mon film, il s’agit d’amener, à partir des personnages secondaires et à travers un quartier ou un village, une poétique, afin de m’écarter du didactisme. J’aime beaucoup les résonances, souvent elles sont beaucoup plus libres et contrastent avec la rigidité de l’institution.
Et comment choisissez-vous vos personnages ?
La femme de ménage, Rachida, ça aurait pu être une autre femme. J’aurais pu prendre la mère d’un enfant de la classe. Mais c’était impossible. Alors que moi, enfant, lorsque je passais dans cette région là, j’avais accès aux femmes : elles cultivaient la terre ou vendaient de l’artisanat, on discutait avec elles. Aujourd’hui, les femmes chaouis sont invisibles. Avec l’équipe, nous n’avons jamais vu les deux épouses des instituteurs, alors que pourtant nous avons dormi chez eux. L’idéologie est passée par là. L’espace religieux devient de plus en plus politique.
La seule avec qui je pouvais commencer à discuter, c’était Rachida. Elle a mis du temps, d’ailleurs la temporalité de ses scènes respecte complètement ce qu’elle m’a donné au fur et à mesure du tournage : d’abord la possibilité de filmer son travail, puis le corps, et le visage. Je lui ai dit que je voulais un témoignage de femme. Elle a réfléchi, ça a germé en elle. Elle a essayé de convaincre d’autres femmes, en vain. Finalement elle a accepté de témoigner à la seule condition de ne pas filmer son visage. Il y avait dans sa tête une dissociation de la pensée et du corps. C’était une manière d’envoyer une sorte de message : « on ne peut pas témoigner ». Ceci m’a donné l’idée de monter ses paroles sur la rythmique de son travail. Mais attention : si Rachida n’est pas représentative de la femme algérienne des grandes villes, elle l’est pour 90% du territoire.
Est-ce que c’est un souci que vous avez : vouloir coller au plus près d’une réalité, être dans la représentativité ?
On ne travaille pas « au nom de… ». Après, bien entendu, le documentaire renvoie à des questions sociales ou politiques. Quand je tourne et monte, je fais très attention au-delà de mon regard objectif et subjectif, à celui que peuvent avoir les Algériens sur ce même film. C’est-à-dire, que je fais en sorte que le documentaire soit inattaquable sur les témoignages des uns et des autres, quant à leur véracité. Après, le délire et le rêve m’intéressent dans les témoignages, car même ce qui est de l’ordre du fantasme a une importance dans le documentaire, surtout dans notre monde. L’Algérien a besoin de rêve. À l’instar d’Azouz qui s’imagine se marier avec une Française, révélatrice d’un espace cartésien pour lui. Il porte sur l’autre la possibilité d’un espoir.
À quoi ressemblait le projet de La Chine est encore loin à l’état de scénario ?
C’était un dossier extrêmement écrit. D’abord théorique, assez documenté. Puis j’ai fait un premier repérage, pendant lequel je tenais un carnet de notes que j’ai retranscrit dans le dossier ensuite, ce qui donnait déjà des couleurs. Le documentaire, comme un scénario de fiction, doit donner à saisir une atmosphère au-delà du sujet. J’ai pris les personnages clefs d’un village (imam, commerçants…), par contre les personnages secondaires étaient décrits de manière « virtuelle », car à ce moment là, loin de moi l’idée d’avoir dans mon film Rachida ou Azouz. Ce sont des pistes, auxquelles on ne donne pas de réponse. Un documentaire ne doit jamais donner de réponse. Après, l’idée c’est d’oublier ce dossier et de repartir à zéro au tournage. Sur un film, l’étape d’après doit critiquer l’étape précédente, torpiller ce qui a été écrit. Il faut sans cesse casser : de l’écriture au tournage, puis au montage.
Est-ce qu’on s’y perd parfois ?
Non. J’adore ça, être perturbé par des personnages qui viennent troubler le cheminement qu’on s’était tracé. Au montage c’est pareil, je re-questionne tout, plan par plan. On a monté ce film en huit mois.
Et des séquences très écrites, voire fictionnalisées, comme celles de la parabole ou des jets de craies sur le tableau, elles naissent à quelle étape ?
Au montage. Je tourne beaucoup, j’ai à peu près 200 heures de rushes puis après je vois comment je peux tricoter les choses. Je m’impose toutefois une chose au tournage, très importante : une seule caméra. Je ne veux pas avoir de pouvoir vis-à-vis des personnages en ayant deux, trois, quatre caméras. À moi d’être rapide pour changer d’axe. Et du coup, ça me positionne en tant que cinéaste avec un point de vue. C’est une confrontation d’égal à égal avec les témoins. Pour la parabole j’ai eu l’idée pendant le tournage de faire ce plan sur le toit, pour permettre aux spectateurs de bien comprendre la correspondance avec la scène d’Azouz dans son salon. C’est de la mise en scène sur le terrain.
Vous dites faire des films « avec les gens », est-ce que vous vous autorisez des fois à leur demander de reproduire quelque chose, à l’instar de Flaherty avec Nanouk ?
La seule chose que j’ai demandé à refaire, c’est au personnage de l’émigré. Je l’avais toujours vu dans cette errance sur les routes. Pour les besoins du film je lui ai demandé de le refaire. Il est tellement représentatif de notre errance algérienne, on est toujours dans ce mouvement perpétuel. Et du coup, je trouvais que c’était intéressant de refaire les trajets avec lui. Sur la route, il nous a oubliés. Ça a duré une journée entière.
Ce qui frappe dans le film, c’est que vous ne tranchez jamais la question de votre propre place, oscillant entre des moments d’effacements et des moments d’interventions (par exemple lors du témoignage du combattant qui s’adresse directement à vous) : était-ce prédéterminé ?
Je change mon dispositif formel à chaque film. Pour la scène du témoignage du combattant c’était important d’avoir une véritable confrontation. Je voulais un vrai face à face, parce que c’est la cheville importante du film et de l’histoire algérienne autour de cet événement de 1954. Comment on a tiré ? Pourquoi on a tiré ? Est-ce une bavure ? Est-ce un acte délibéré ?
Donc le film respecte la chronologie du tournage ? Parce que vous auriez pu être tenté de créer un suspense par rapport au fait divers, le témoignage de ce personnage aurait pu arriver plus tard dans le récit.
J’ai trouvé qu’il fallait ne pas perdre le spectateur dans la structure du montage. L’histoire algérienne est mal connue. Il y a dans le film énormément d’entrées, il fallait donc se tenir aux grandes lignes directrices, sinon c’était trop disparate.
On sent que l’immersion est fondamentale dans la réalisation de votre film. Que pensez-vous de l’idée de faire un documentaire qui traite de l’événement, frontalement ?
Ça dépend du temps que l’on y met. Je pense que justement, dans La Chine est encore loin, je traite de l’événement. Il se traite aussi a posteriori, le système éducatif d’aujourd’hui renvoie à l’événement de 1954, donc oui, on peut dire que j’enregistre une archive contemporaine.