Ironie du calendrier de la distribution, qui fait sortir en France la même semaine, comme pour un match organisé, deux peintures antagonistes du journalisme. À ma gauche, Spotlight de Tom McCarthy, reconstitution hollywoodienne de faits réels (la dénonciation de prêtres pédophiles par le Boston Globe en 2002), produit calibré, raboté, déjà aiguillé vers le succès académique, devant son existence à la promesse d’un happy-end fourni clés en main, décevant par son absence de prise de risques. À ma droite, Contre-pouvoirs de Malek Bensmaïl, documentaire en immersion dans la rédaction du quotidien algérien El Watan, récit d’un combat perpétuel où la victoire — celle de la liberté d’opinion face aux entorses les plus cyniques — est loin d’être acquise (la campagne présidentielle de 2014 bat son plein, le président Bouteflika brigue son quatrième mandat), motivé par la nécessité de témoigner de ce combat même au présent, convaincant par son choix d’être en prise avec son sujet lui-même impliqué.
Car c’est bien ce phénomène qui donne sa chair au film : si le quotidien francophone le plus lu d’Algérie y apparaît bien comme un bastion de la liberté d’opinion, c’est parce que, tel que Bensmaïl s’y intéresse, son équipe rédactionnelle vit cette même liberté en son sein, avec toutes les difficultés que cela implique. Du fonctionnement interne de la rédaction, le film en retient surtout les tractations, les différences de conception sur le métier, les débats parfois épiques et sans fin — où l’on retrouve du reste des archétypes familiers de n’importe quelle conversation de comptoir : ceux qui parlent fort, ceux qui sont sur la défensive, ceux qui la jouent à la punchline, ceux qui se taisent. C’est qu’avant d’être des journalistes, ces gens s’avèrent des citoyens — pas seulement pourvoyeurs d’information et d’opinion, mais aussi demandeurs. Il n’est pas innocent que le plan de générique de début, près de la rotative faisant défiler le numéro du matin, se coupe au moment où un employé qu’on croyait parti revient brusquement dans le cadre pour attraper un journal. On ne parle pas seulement d’un gagne-pain ou d’une mission héroïque, mais d’un besoin. Et les regards de ceux qui espèrent (encore) que leur travail peut changer les choses (notamment chez Hacène Ouali, journaliste à grande gueule et très marqué à gauche, que le film dresse en petite vedette de la bande) en disent plus long et plus sincèrement sur l’implication des chercheurs de vérité que n’importe quelle performance oscarisable. Ce sont d’ailleurs ces signes, dans les visages, les mains et l’air ambiant, que semblent chercher les quelques gros plans d’une mise en scène qui, sans jouer l’immersion jusqu’à adopter le point de vue de quelque membre du groupe, ne s’en place pas moins à hauteur de ces femmes et hommes.
Telle une forteresse assiégée
Quant à restituer le travail de la rédaction, le choix du film interpelle, celui de situer essentiellement celui-ci à un travail d’intérieur. On verra peu les journalistes sur le terrain, dont une fois dans une échauffourée où eux mais aussi les opérateurs du film seront quelque peu chahutés par le mouvement de foule. Si les caméras de Bensmaïl s’offrent quelques sorties de leur côté (notamment pour filmer les travaux dans les futurs locaux du journal), elles semblent s’être volontairement résolues à filmer El Watan à l’ouvrage dans ses propres murs — ceux de la Maison de la Presse qui abrite la plupart des quotidiens algériens et qu’il est appelé à quitter à terme — telle une forteresse assiégée et en sursis, la menace politique évidente restant plus ou moins hors champ. Il en ressort la peinture d’une agitation essentiellement interne d’idées et d’actions, riche d’acuité mais aussi indécise sur la direction à prendre et qui, malgré sa ténacité, peine à avoir une vraie prise sur les événements au dehors. Et de ce fait, à concrétiser son espoir de se poser en contre-pouvoir — tout au plus, dans sa diversité, présente-t-il un faisceau pluriel de contre-pouvoirs. Sans doute, à travers ces défenseurs de la démocratie qu’on aurait rêvés exemplaires, Bensmaïl a‑t-il vu des reflets fidèles de cette même démocratie aux accents locaux, fébrile et à l’exercice difficile.