Pour sa septième édition, le Panorama des cinémas du Maghreb élargit sa programmation en proposant aussi des films du Moyen-Orient, Palestine, Liban, Égypte et Émirats Arabes Unis. Trente films, fictions et documentaires, ont été projetés dans un réseau de salles qui, croissant depuis quelques années, s’est encore agrandi. Outre l’Écran de St-Denis, berceau du festival, il compte désormais, pour la Seine-Saint-Denis, l’Étoile à La Courneuve, Le Studio d’Aubervilliers, le Trianon de Romainville (rouvert cette semaine), l’Espace 1789 de Saint-Ouen et, à Paris, le Cinéma des cinéastes et l’Entrepôt. Comme chaque année, le Panorama est une fête, du cinéma, des cultures, de la musique (plusieurs concerts), une découverte de talents émergents ou d’autres déjà connus (Youssef Chahine, René Vautier, Malek Bensmaïl…), dont la plupart sont là pour présenter leurs films. Un spectacle qu’ont accompagné deux tables rondes, l’une sur la guerre d’Algérie, l’autre sur la Tunisie post-révolutionnaire.
Nouveautés !
Habibi (Susan Youssef)
Pour ouvrir la programmation parisienne, le Festival de Dubaï a présenté le Prix du meilleur long métrage arabe décerné l’an dernier, Habibi, premier film de la Palestinienne Susan Youssef et premier long métrage de fiction tourné à Gaza depuis quinze ans. Adaptation contemporaine d’un récit légendaire situé au VIIème siècle en Arabie, le film raconte l’histoire du couple impossible de Qaïs et Layla. Après s’être connus et aimés en Cisjordanie pendant leurs études, ils sont contraints, à cause de nouvelles restrictions israéliennes, de rentrer à Gaza. Et donc d’arrêter leurs études et de se séparer. Car Qaïs, obligé de trouver un travail de maçon, vit dans un camp de réfugiés avec sa famille nombreuse et désargentée. Il n’a pas les moyens de demander la main de Layla, dont la famille est plus aisée, plus érudite. Et qui ne tarde pas à lui présenter un homme convenable, un médecin, pour qu’elle devienne sa femme. Tandis que Layla refuse de se soumettre, Qaïs tague sur les murs de la ville des poèmes disant son amour pour elle, transformant ainsi ce qui sépare en moyen de communiquer. Devenant objet de foudre de la famille de Layla, humiliée, et des partisans du Hamas, il doit quitter Gaza. Layla s’enfuit pour le rejoindre. Mais…
Nous retrouvons bien ici des situations attendues d’un film situé en pays musulman : mariage arrangé, refus de ce dernier par une jeune étudiante ayant soif de liberté, islamistes menaçants… Mais Susan Youssef apporte des nuances à son récit qui lui permettent d’échapper aux stéréotypes. Notamment parce que les parents de Layla ne sont pas uniquement les garants sévères d’une tradition mais sont aussi des êtres compréhensifs et aimants (la religiosité du père est intelligente, sincère et tolérante), et que son frère n’est pas un bourreau protecteur mais quelqu’un avec qui la jeune fille partage aussi de la complicité. La violence de la guerre est finement rendue, elle reste une tension sourde, et de ce film émane une certaine grâce. Ce qui pèche en revanche, c’est que l’on ne ressent pas l’amour entre les deux protagonistes. Si, au vu de la situation, il se doit d’être pudique, on voudrait davantage en ressentir la force sous-jacente, on en aurait besoin pour nous attacher aux personnages, à leur histoire. Nous avons l’impression qu’il manquait quelque chose dans la relation entre les deux comédiens pendant le tournage, pour que l’amour entre leurs personnages soit crédible et existe vraiment.
La programmation à l’Écran, elle, s’est ouverte avec l’avant-première des Femmes du bus 678, film égyptien de Mohamed Diab. Il sort en France le 30 mai prochain, rendez-vous à ce moment-là sur Critikat pour en savoir davantage !
Kedach Ethabni (How Big Is Your Love) (Fatma Zohra Zamoum)
Dans la section Jeune Public a été projeté un film algérien dont la sortie en France, le 25 avril dernier, est restée très confidentielle et dont l’accueil sévère que lui a réservé la presse nous semble fort injuste. Kedach Ethabni (How Big Is Your Love), de Fatma Zohra Zamoum, raconte l’histoire d’un divorce, avec ses spécificités lorsqu’il a lieu en Algérie (en pays musulman), et en zoomant sur un enfant. Adel, huit ans, est conduit chez ses grands-parents à Alger pour quelques jours, le temps que son père quitte définitivement le foyer et qu’une nouvelle vie se mette en place. Quelques jours qui se prolongent, et pendant lesquels la cinéaste prend le temps de décrire ses personnages, dans leur quotidien sous-tendu par le drame de la séparation parentale.
L’enfant, qui veut retourner à l’école, rentrer chez ses parents, prend son mal en patience et, adorablement docile, accepte avec enthousiasme les divertissements que lui propose sa grand mère, vivant pleinement le moment présent. Cette dernière, débordante d’amour pour le petit, accomplit les tâches qui sont les siennes, la cuisine, le ménage, en pleine conscience plus qu’avec résignation. Elle souffre de ne jamais voir ses deux fils, que la dureté du père a éloignés, mais reste forte. Pour son mari, le divorce de son fils est inacceptable. Quand on a un enfant, on assume, on ne peut pas faire ça. Lorsqu’il convoque le couple pour lui faire entendre raison, nous avons là une scène déchirante où, en quelques plans, nous ressentons pleinement la souffrance aiguë des parents. Et puis il y a cet autre couple, une jeune fille (parente de la famille) et le jeune homme qu’elle fréquente en cachette. Un amour avant mariage interdit traité ici sans lourdeurs, la cinéaste le dépeignant avec pudeur et, le temps d’un baiser secret échangé, avec beauté.
À un moment, Adel demande à sa grand-mère de l’emmener au cinéma. Mais où en trouver à Alger ? Elle ne sait pas, mais le petit a repéré l’une des très rares salles de cinéma de la ville, presque cachée dans le centre commercial de Riad el-Feth. La grand-mère se laisse convaincre et achète des billets, à condition que son mari n’en sache rien. C’est la première fois de sa vie qu’elle va au cinéma. Dans cette séquence, la cinéaste raconte comment le cinéma a disparu du quotidien algérien. Dans les années 1970, le pays était riche de 400 salles obscures, la cinémathèque d’Alger jouait pleinement son rôle de passeur et les Algériens étaient friands de cinéma. Suite aux dix ans de guerre civile, les salles se comptent sur les doigts de la main et les gens, à la tombée du jour, rentrent chez eux, comme au temps du couvre feu. Adel ici pourrait représenter la nouvelle génération, qui tente de sortir du traumatisme laissé par le terrorisme et d’inviter la génération des anciens à faire de même.
C’est par une approche sensible et subtile des personnages, montrés dans leur complexité, leurs failles, que Fatma Zohra Zamoum dépeint certains traits de son pays : la femme cantonnée aux tâches ménagères, le rôle patriarcal d’un père sévère, le manque de communication, la solidarité entre familles, l’absence de vie culturelle… La cinéaste sait rendre communicative la tendresse qu’elle éprouve pour ses personnages, on se laisse bercer et séduire par ce temps qui passe lentement, imprégner par les êtres qui y habitent. Kedach Ethabni est un film doux, gracieux, émouvant, et l’on regrette qu’il fasse partie de ces films sacrifiés sur l’autel du marché, sa sortie n’ayant pas bénéficié de l’attirail marketing qui lui aurait permis d’être mieux et davantage exposé en salles. Heureusement, les festivals sont là.
La guerre d’Algérie dite par…
À l’occasion du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie, ce sont des films de cinéastes des deux côtés de la Méditerranée qui ont été projetés, en marge de la table ronde qui les a réunis (« Guerre d’Algérie et cinéma »).
Malek Bensmaïl, Guerres secrètes du FLN en France
Algérien vivant en France, qui explore depuis des années, dans ses documentaires (Aliénations, Le Grand Jeu, Des vacances malgré tout, La Chine est encore loin – récemment édités par l’INA), l’Algérie contemporaine.
Guerres secrètes du FLN en France (produit par France 2 en 2010) se penche sur le combat mené par le FLN sur le territoire français lors de la guerre d’Indépendance. Histoire extraordinaire, puisque c’était alors la première fois qu’un combat était mené sur le sol ennemi, et histoire peu connue, tant en France qu’en Algérie.
Le film est divisé en chapitres, qui renvoient chronologiquement à différentes périodes de la guerre : la lutte fratricide entre le mouvement naissant FLN et celui, plus ancien et moins radical, du MNA (Mouvement National Algérien) ; l’action clandestine urbaine du FLN et la répression qui s’ensuivit sur l’ensemble de la population algérienne ; le soutien d’intellectuels français, indispensable à la victoire ; l’Indépendance. En alternance avec des images d’archives inédites, des acteurs de l’époque témoignent, face caméra et sur fond noir. Ils racontent des faits précis, datés, mais aussi les sentiments qui ont jalonné leur combat, les espoirs, les doutes, les joies. Par-delà la donne historique, les émotions sont là et ils les laissent aller (un ancien membre du FLN semble se faire surprendre par ses larmes lorsqu’il évoque sa mère restée en Algérie et qu’il ne pouvait voir pendant la guerre).
Malek Bensmaïl n’intervient pas, ne pose pas de questions, n’oriente pas les récits. Il les accompagne tout de même en donnant des chiffres qui soulignent l’injustice de la répression du mouvement indépendantiste par le gouvernement français, qui traitait de la même façon fanatiques FLN et travailleurs musulmans. Le témoignage de Jacques Vergès, avocat du FLN de 1958 à 1962 avant de se faire suspendre de ses fonctions, est éloquent : selon des accords de Genève, la France n’avait pas le droit de condamner à mort les membres du FLN, ce qu’elle a pourtant fait. Si l’Indépendance a évidemment été accueillie dans la joie, les intervenants parlent aussi du sentiment de tristesse ressenti à l’idée de toutes les souffrances traversées pour obtenir ce qui n’était que légitime. Le film s’achève sur les propos d’une femme disant qu’elle ne se prononcera pas sur ce que la France a ensuite fait des Algériens restés dans le pays. Belle occasion d’ouvrir l’Histoire sur une actualité.
Le spectateur lambda ne peut savoir ce qui relève ici de l’inédit, de la révélation. Mais grâce au soin qu’accorde Malek Bensmaïl à nous donner des repères, à nous guider, nous restons réceptifs à la somme d’informations qui nous est donnée, ainsi qu’à la composante humaine qui l’accompagne.
René Vautier, Avoir vingt ans dans les Aurès
Figure majeure du cinéma militant, ce Breton n’a cessé, depuis Afrique 50, tourné lorsqu’il avait 22 ans puis dans une cinquantaine de films, et malgré des condamnations, des saisies des bobines de ses films, un emprisonnement, de dénoncer, entre autres, l’injustice de la colonisation. Ses films, dont les copies se détériorent, sont bien trop rarement projetés (parce que leurs droits auraient été rachetés par quelqu’un désireux de les enterrer). En programmant Avoir vingt ans dans les Aurès (1972) et Algérie en flammes (1958), le Panorama nous a offert une opportunité précieuse.
Avoir vingt ans dans les Aurès, mourir dans les Aurès. Tel est le destin de Noël, membre d’un contingent d’appelés bretons insoumis et pacifistes que le lieutenant Perrin (Philippe Léotard) aura réussi à engager malgré eux dans l’horreur de la guerre. Noël était le seul à n’avoir jamais utilisé son arme, le seul à être allé au bout de ses convictions en libérant un prisonnier algérien promis à la « corvée de bois » et en désertant avec lui dans le désert des Aurès. Il mourra tragiquement et sa mort sera opportunément utilisée par son lieutenant pour appeler ses hommes à la vengeance contre les Algériens. À une mort reçue, une mort rendue.
C’est en leur faisant assimiler ce principe que les dirigeants des appelés ont amené ces derniers à devenir des tueurs. « Au début on tire n’importe où parce qu’on a la trouille, après on vise parce que l’on y prend goût » raconte l’un d’eux. Par le biais du récit d’un soldat instituteur blessé, Avoir vingt ans dans les Aurès nous montre le mécanisme conduisant des insoumis à devenir des exécutants dociles. En exergue du film, René Vautier explique par des cartons que sa fiction résulte d’une enquête menée sur des centaines de soldats, que tous les faits pourraient être confirmés par au moins 5 personnes. La fiction prend bien valeur de document.
Dans certaines séquences, on sent un basculement vers la chronique : lorsque les soldats racontent face caméra, ou lorsque cette dernière, en mouvement, prend le temps de décrire les êtres à l’écran, les appelés portés par l’énergie du groupe ou, dans un très beau moment, la famille d’algériens accueillant Noël dans leur tente et s’occupant de lui. Le récit, alors, fait une pause, pour nous permettre de contempler les personnages, de nous approcher d’eux.
Avec ce film, René Vautier pose un acte antimilitariste efficace. Via un récit scandé par des chansons disant l’ignominie du combat (« fous pas / ton pied dans cette merde / c’est une vraie histoire de fous »), il démontre le mécanisme effrayant par lequel tout pacifiste peut se transformer en machine à tuer, happé par la violence de la guerre.
Mohammed Lakhdar Hamina, Chronique des années de braise
Chronique des années de braise, seul film africain à avoir reçu une Palme d’Or (en 1975), est un film phare du cinéma algérien. Conçu pour célébrer le 20ème anniversaire du début de la guerre d’indépendance, le 1er novembre 1954, il a bénéficié d’énormes moyens. Mohammed Lakhdar Hamina a donc eu la possibilité d’en faire une vaste fresque (d’une durée de trois heures).
Composée de six tableaux (année de cendre, de braise, de feu, de la Charrette, de la Charge…), cette chronique, située du début de la Seconde Guerre mondiale au 11 novembre 1954 entend montrer l’inéluctabilité du déclenchement de la guerre d’Algérie. Nous suivons l’histoire d’Ahmed, un paysan qui frappe par son quasi-mutisme. Épuisé par la sempiternelle sécheresse qui sévit en sa région, il décide de partir pour la ville, espérant y construire une vie plus clémente. Mais c’est une succession d’épreuves qui l’y attend, scandées par les tirades poétiques de Miloud, « fou visionnaire » : la misère, la brutalité des patrons colons lorsqu’il parvient à trouver un emploi, l’ingratitude de ce dernier, les humiliations, le typhus qui emporte sa famille, l’enrôlement forcé en Europe pour servir l’armée française… À bout de ces souffrances, Ahmed rejoint le maquis. Il en mourra, mais son enfant (seul rescapé du typhus), clôture le film par une course. Vers l’avenir ?
On se laisse aisément happer par les espaces magnifiés, par la marche des hommes et de l’Histoire que Chronique des années de braise dépeint. L’ampleur du film, qui constitue d’un de ses charmes, est aussi sa limite. On regrette des longueurs et un excès de pathos, notamment à la fin, en outre un peu précipitée. L’académisme aussi peut laisser à distance. Il n’empêche, Chronique des années de braise reste un beau spectacle, un beau voyage dans un pays, dans la destinée d’un homme, dans celle d’un peuple.
Moudjahidate, Alexandra Dols
À côté de ces grandes figures, un film inédit, Moudjahidate, documentaire franco-algérien d’Alexandra Dols, qui aborde un sujet peu traité, le rôle des femmes lors de la guerre d’Indépendance : les combattantes (moudjahidates) mais aussi les infirmières et cuisinières ayant soutenu l’effort de guerre des maquisards. Face caméra, d’anciennes combattantes, dont l’historienne Djamila Amrane Minne racontent leurs missions, alternant anecdotes, explications générales et réflexions. Leurs récits sont relayés à l’image par des archives et des extraits de films, La Bombe de Rabah Laradji (1970) et La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966). Ce documentaire nous offre un éclairage intérieur sur divers aspects de la vie en Algérie pendant la colonisation puis pendant la guerre : les injustices et humiliations dont les colons frappaient les colonisés, les horreurs de la guerre dans les douars (récits de viols, massacres, tortures), ce qui se passait dans les prisons, la solidarité entre algériens, l’égalité entre hommes et femmes combattants. Pendant la guerre, les femmes ont prouvé qu’elles pouvaient être les égales des hommes. À l’Indépendance, elles disent avoir cru en une égalité possible entre les sexes. Et avoir été surprises de constater le rétablissement de la hiérarchie ancestrale. Si les interventions sont inégalement intéressantes, si elles sont parfois redondantes, parfois trop longues, ce film intéresse en raison du sujet peu connu qu’il aborde et de son approche éclectique, analytique, narrative et émotive. L’une des intervenantes, Louisette Ighilariz, a publié un livre de témoignages (Algérienne), que la justice française a taxé d’affabulations. Pour prouver qu’il y a eu tortures, elle demanda des preuves écrites. Ces preuves existent, dans les archives militaires françaises, mais ces dernières restent fermées. Louisette a gagné son procès pour diffamation, mais le général incriminé a été innocenté après avoir fait appel. Louisette s’apprête aujourd’hui à saisir la Cour Européenne des droits de l’homme. Par ces informations données sur des cartons à la fin de Moudjahidate, on saisit la nécessité de faire des films racontant la guerre d’Algérie, pour faire taire les tabous, pour rendre justice, pour que l’on apprenne et que l’on se souvienne.
Courts-métrages
Demain, Alger, film algérien d’Amin Sidi Boumedine, est né d’un appel à projets (avec pour thème Alger demain) lancé par Thala Production, une toute jeune société fondée à Alger l’an dernier par deux jeunes gens (Yacine Bouaziz et Faycal Hammoum) formés dans des écoles de cinéma en France. Dans un pays où l’absence de producteurs de films de cinéma compétents est aussi criante que l’absence de structures de formation et de diffusion, l’entreprise de Thala a fait événement dans le microcosme cinématographique. Avec un peu d’argent récolté grâce au mécénat (inutile d’attendre l’argent du FDATIC – Fonds de Développement des Arts et Techniques du Cinéma – équivalent de notre CNC, lorsque l’ont veut faire vite), il n’a fallu que quelques mois pour tourner les six scénarios sélectionnés. Des bénévoles ont été formés par les deux producteurs et par les chefs de poste qui eux étaient professionnels. Le projet était de faire vite et de faire ensemble, dans une énergie collective incroyable. De prouver qu’il est possible, pour tout le monde et même avec peu d’argent, de faire des films en Algérie. Si le défi a été relevé, reste un problème majeur : ces films n’existent presque pas en Algérie puisqu’il n’y a quasiment pas de salles pour le diffuser. Demain, Alger fait partie de ces films algériens qui jouissent d’une belle reconnaissance à l’International (il était notamment cette année en compétition au Festival de Clermont-Ferrand) mais que leurs auteurs sont très frustrés de ne pouvoir présenter au public à qui ils s’adressent prioritairement, les Algériens. En effet, Demain Alger est presque le seul film à aborder le sujet douloureux dans la mémoire collective qu’est le 5 octobre 1988, sujet que les Algériens auraient envie et besoin de voir pour peut-être faire le point sur leur histoire. Amin Sidi Boumediene met en scène trois jeunes hommes qui attendent devant un immeuble sur les hauteurs d’Alger. Qui attendent le lendemain, journée de manifestations (qui furent réprimées dans le sang) et discutent de leur participation, ou non, à l’événement. Dans l’immeuble, l’un de leurs amis fait ses valises car il a décidé de partir vivre en France. Agir pour son pays, le fuir, y rester sans rien faire, sont les options possibles que le film interroge. On peut regretter certaines lourdeurs dans les scènes concernant le futur émigré. Et certains Algériens ont pu reprocher au film de ne pas dépeindre de façon véridique l’événement historique. Mais Amin Sidi Boumediene n’a pas cherché à donner une représentation réaliste, il a voulu poétiser ce moment-clé de l’histoire algérienne, en donner une vision toute subjective. À cet égard, son film, élégant et sensible, dont on retient le grand vide qui entoure les personnages et l’angoisse qu’il véhicule, est une belle réussite.
Sabeel, de Khalid al-Mahmood (Émirats Arabes Unis) raconte, ou plutôt montre, le quotidien de deux jeunes garçons qui, dans un lieu désertique, s’occupent de leur grand mère malade et vendent au bord de la route la petite récolte de leur jardin. La route est une figure centrale, et elle ne va nulle part, tant les journées se déroulent toutes de la même manière, tant le début de tout acte, de tout point temporel, se dirige vers son point de départ. C’est autour d’elle qu’est déployé tout un panel de sensations, que le cinéaste nous fait ressentir ses personnages et leur façon de vivre les menus événements qui composent leur existence (donner à manger, rentrer à la maison en mobylette, récolter le jardin, attendre sur la route). Pas de dialogue ici, mais le son des cigales, qui semble exacerber l’isolement des personnages qui ne croisent presque personne. L’inscription de leurs silhouettes dans le décor souligne aussi leur solitude, et la rudesse de leur vie en pays désertique. Aucun événement ne nous détourne donc d’eux. La répétition des actes, des plans, permet d’être attentifs à leur apparition, de les rendre palpables. Sabeel est un film simple et touchant par cela. Sans grande prétention, sans prétendre réinventer quoi que ce soit, le cinéaste est habile à décrire et à faire ressentir.
Archipel (franco-italo-palestinien), de Giacomo Abbruzzese, est dédié à ses acteurs, l’un ayant risqué sa vie en venant à Jérusalem pour faire le film, deux autres ayant risqué l’emprisonnement en jouant le rôle de policiers. Cette histoire d’un Palestinien fuyant Ramallah par les égouts pour venir travailler dans un restaurant à Jérusalem ouest avant de repartir dans la nature déserte muni d’une mystérieuse boîte blanche, est celle d’une traversée, du rapport d’un homme aux décors par lesquels il transite et aux hommes qui l’habitent : les égouts, seul moyen de fuir la zone occupée, le restaurant, où cohabitent, dans la haine et la crainte, palestiniens et israéliens, un terrain vague, seul endroit où peut dormir l’exilé, les routes, le bus, que des policiers arrêtent pour un contrôle d’identité. Et puis le vaste espace désert, où le protagoniste se retrouve miniaturisé, et puis la mer enfin, son ultime objectif, duquel on se demande ce qu’il attend. La mort ? La liberté ? L’approche du conflit israélo-palestinien que propose Archipel séduit par sa finesse (elle ne passe pas par le discours mais par un travail cinématographique sur les décors et la place qu’y occupe le personnage) et son élégance (les plans sont beaux).
Carte blanche à Kaina Cinéma
Pour sa carte blanche, Kaina Cinéma, association créé en 2003 par des professionnels du cinéma qui structure un réseau d’échange et de formation entre l’Algérie et les pays du bassin méditerranéen, a proposé deux beaux courts-métrages documentaires.
J’ai habité l’absence deux fois, film algérien de Drifa Mezenner, a été tourné dans le cadre des ateliers Béjaia Doc, une initiative créé en 2007 par l’association algérienne Cinéma et Mémoire, en partenariat avec Kaina. Chaque année, une petite dizaine de jeunes gens, recrutés sur projet, sont encadrés pendant quelques mois pour réaliser leur film, qui se doit de parler d’un sujet familier pour leurs auteurs. Dans J’ai habité l’absence deux fois, Drifa Mezenner filme sa famille, qu’elle interroge aussi, et son quartier d’Alger, Kouba. Que l’un de ses frères a quitté pour l’Angleterre d’où il n’est jamais revenu. En off, la cinéaste raconte le temps passé depuis le terrorisme et la vie à Kouba, aujourd’hui et hier. Ce film est formellement très maîtrisé, les plans sont beaux, le montage est habile, la bande son travaillée. Les témoignages du père font sentir les blessures qu’ont laissées en lui les deux guerres que sa génération a subies, l’absence de paroles de la mère rend poignante la douleur qu’est la sienne en l’absence de son fils, les propos du grand frère apportent un éclairage subjectif sur ce qu’il en est de la vie à Alger aujourd’hui. Nous avons là un multiple portrait, celui d’une famille, de chacun de ses membres, d’un quartier, d’un pays, d’une époque, d’une cinéaste qui parle à la première personne. Un portrait émouvant et beau, un film des plus prometteurs.
Dans Chibanis, film français de Karim Bensalah (2011), ce sont des travailleurs algériens retraités restés vivre en France dans des foyers (les chibanis) qui se racontent. Le cinéaste les filme dans leurs lieux de vie qu’il décrit minutieusement (couloirs, réfectoire, chambrettes…), parfois en figeant ses images, et dans leur quotidien (parties de cartes, de dominos, partage d’un thé, prière, soirée festive…). Et il les laisse parler, de leur arrivée en France, de leur travail, de leur rapport au bled, à leurs familles qui y demeurent, des raisons qui les ont poussés à rester vivre en France (la sécurité sociale principalement, mais aussi leur sentiment d’appartenance à ce pays où ils ont passé toute leur vie). On est touchés par les images et les propos de ces vieux hommes, que l’on se réjouit de voir, pour une fois, être l’objet d’une attention particulière.
Musique !
En tant que documentaire musical, El Gusto (franco-algérien, sorti le 12 janvier dernier), de Safinez Bousbia, avait pleinement sa place dans la programmation du Panorama qui fait la part belle à la musique, à la joie collective qu’elle génère. C’est ici du chaâbi qu’il est question. Le chaâbi, mélange de musique arabo-andalouse et berbère, qu’a fait naître El Anka dans les années 1950 en Algérie, art populaire destiné alors aux dockers, ouvriers, prostituées, qui se jouait dans les bars, les fêtes, les maisons closes… Safinez Bousbia ne connaissait rien de lui. Mais le hasard de ses déambulations dans la Casbah d’Alger lui ont fait rencontrer un musicien qui, lui racontant son histoire, sa passion, lui a donné envie de se pencher sur le sujet. Elle est allée à la rencontre d’autres musiciens chaâbi, et a muri le fol projet de les réunir de nouveau pour les refaire jouer ensemble.
L’implication personnelle de la cinéaste est donnée par ses interventions en off, dont le film aurait pu se passer mais qu’elle a le bon goût de ne pas rendre trop fréquentes ni trop explicatives. El Gusto est autant un documentaire sur le chaâbi que sur l’Algérie, Alger, la Casbah, hier et aujourd’hui, et c’est là son mérite. Les récits des musiciens, qui racontent leurs débuts, le moment où le chaâbi, musique de « voyous », a été légitimé et a commencé à être enseigné, leurs pratiques, l’importance pour eux de cette musique, la précarité du statut du musicien, nous en apprennent sur cette musique. Les gracieux mouvements de caméra à travers les ruelles retorses de la Casbah et les plans élégants sur la majestueuse Alger nous offrent un voyage en terre algérienne, redoublé par le voyage dans l’histoire du pays véhiculé par la mémoire des musiciens.
Pendant la guerre d’Indépendance, et même si jouer de la musique a été interdit par le FLN parce que le temps n’était pas à la fête, les joueurs de chaâbi, à leur manière, ont participé à l’effort de guerre. En allant jouer dans les prisons pour égayer les retenus, en insérant des codes dans les paroles de leurs chansons pour que les moudjahidines puissent communiquer, en permettant aux réunions secrètes des maquisards de passer inaperçues lorsqu’elles avaient lieu dans une pièce jouxtant un lieu de concert. Puis, à l’Indépendance, les juifs, qui jusqu’alors, aux dires des intervenants, cohabitaient très bien avec les musulmans, ont dû partir, s’exiler avec leur luth pour compagnon mais plus personne pour jouer avec eux. C’est ce qu’a voulu réparer Safinez Bousbia, en réunissant les musiciens d’Alger, de Marseille et de Paris, en leur permettant de refaire un concert. Après le bonheur des retrouvailles et neuf mois de répétitions, ce dernier a eu lieu à Marseille, et il fut un succès, qui a ouvert au groupe, El Gusto, les portes de Bercy.
El Gusto est formellement classique (interviews de musiciens montrés dans leurs lieux de vie alternant avec des moments purement musicaux – répétitions ou concerts et quelques images d’archives). On est en outre assez gêné par son aspect « bien-pensant » : portrait plutôt hagiographique des musiciens, passé perçu comme temps heureux, insistance sur la magie de la musique, l’émotion générée par les souvenirs et les retrouvailles des musiciens. Mais ce film intéresse par ce qui, entre les lignes, se dit de la vie à Alger avant, pendant et après la guerre. Si la jovialité qui s’en dégage, inhérente au chaâbi, ne surprend pas, on reste charmé par les images d’Alger et sa Casbah qu’il rend palpables.
Il y avait encore à faire en Seine-Saint-Denis.
Assister à la table ronde sur la Tunisie, en pleine reconstruction un an après la Révolution (et sur laquelle le Panorama s’était largement penché l’an dernier) Organisée par la SRF, elle a donné la parole à des réalisateurs (notamment Mourad ben Cheikh, auteur de Plus jamais peur, sorti en France le 5 octobre 2011 et projeté au Panorama) et producteur tunisiens, qui ont fait part de leur travail actuel pour défendre le droit d’auteur, trouver des financements pour la création, construire un Centre National du Cinéma, lutter contre la censure, construire une vie associative…
Voir ou revoir Gare centrale (1958), film phare du grand cinéaste égyptien Youssef Chahine, En attendant le bonheur (2003), du Mauritanien Abderrahmane Sissako
Découvrir l’inédit El Shooq (2011), de Khaled el-Hagar, un mélodrame dans la tradition égyptienne ; le documentaire Fragments (Hakim Belabbes, 2010), l’un des rares films marocains programmés cette année (dans le cadre de la carte blanche à la Cinémathèque de Tanger), tourné pendant plus de vingt ans dans la ville natale du cinéaste, Bejaad.
Assister aux concerts donnés sur l’esplanade de Saint-Denis, goûter un thé ou autre spécialité maghrébine dans la tente jouxtant chaque année le cinéma l’Écran.
Partager un café littéraire.
Résolument, les festivités n’étaient pas en reste. Vivement la prochaine édition du Panorama !
Et merci à Géraldine Cance !