En 2015, nous avons rencontré le talentueux réalisateur roumain Radu Muntean, qui venait de présenter L’Étage du dessous à la section Un Certain Regard du Festival de Cannes. Nous avons voulu revenir avec lui sur la conception de son cinéma, sur son approche du scénario et de la mise en scène.
Après Boogie et Mardi soir après Noël, L’Étage du dessous donne l’impression que vous aviez suffisamment parlé d’histoires de couple et que dorénavant vous ameniez votre cinéma ailleurs.
Avec mes co-scénaristes, nous n’avons pas envisagé les choses ainsi. Nous sommes partis d’un fait divers que j’avais lu dans un journal il y a 15 ans. Il s’agissait d’un homme qui, dans le hall de son immeuble, avait entendu des cris derrière une porte. Il n’avait rien fait pour prévenir le drame et avait seulement donné son témoignage lorsque les policiers étaient venus enquêter sur le meurtre. En lisant l’article, je me demandais comment cet homme avait pu au moment du drame ne rien faire pour l’éviter. Cette histoire m’avait intrigué et nous avons pensé, avec mes co-scénaristes, que cela ferait un bon point de départ pour un nouveau film. Mais il est vrai que c’est la première fois que nous écrivons un tel personnage, comme celui de Vali, le voisin et tueur présumé, qui pousse le personnage principal, Pătrașcu, dans ses retranchements moraux.
Patrascu est aussi de tous les plans.
Oui, on le suit pendant tout le film. On entend ce qu’il peut entendre, mais cela ne se fait pas d’une manière classique. Je voulais partir d’un fait divers pour m’attacher à un homme et questionner concrètement des notions abstraites comme la moralité ou la culpabilité, sans toutefois juger mon personnage. Le spectateur a les mêmes informations que Pătrașcu car je voulais le mettre dans la même position inconfortable. Je voulais avant tout réaliser un film organique.
Qu’entendez-vous par « organique » ? Est-ce plus une notion que vous travaillez avec vos acteurs ?
J’aime vraiment travailler avec des acteurs qui sont effectivement capables de comprendre ce que leur personnage traverse dans une scène et l’importance de ce qu’ils disent ou de leur manière de se mouvoir. C’est ainsi que cela devient organique. Dans L’Étage du dessous, Pătrașcu rencontre par hasard la personne qu’il pense être le coupable et ils ont une longue conversation sur les plaques d’immatriculations de voitures – mais ils ne parlent pas vraiment de cela en réalité. Je donne aux acteurs des instructions spécifiques sur ce que leur personnage pense à chaque moment de la scène : c’est une méthode progressive pour créer une tension. Nos affrontements quotidiens ne sont pas frontaux, tout se passe entre les mots.
L’Étage du dessous joue beaucoup avec les silences et avec, littéralement, les non-dits.
Oui, il y a moins de dialogues que dans mes films précédents. En premier lieu, parce qu’on est souvent avec Pătrașcu qui est seul. Ensuite, le film parle d’un personnage qui finit seul à la fin de la journée avec sa propre conscience. Lorsqu’il va se coucher, il sait que le mal a été fait, que quelque chose s’est brisé à jamais. Dans mes films, les personnages n’ont pas vraiment d’ennemis… à part eux-mêmes !
C’est pour cela que l’on peut tout à fait penser que Vali n’est que le double maléfique de Pătrașcu et représente sa culpabilité.
Chaque spectateur va avoir une idée ou une réaction différente… Je ne voulais pas faire un film policier, donc les enjeux se déplacent ailleurs. Le film est un puzzle, avec des pièces que chacun agence ou manipule selon son rapport aux questions évoquées. Par exemple, lorsque j’ai présenté le film à Cannes, j’ai invité la dame qui nous accueillait chez elle à venir voir le film. Elle m’a dit que Pătrașcu était très violent dans son comportement avec sa femme, que cela l’avait obsédée. Je n’y ai pas pensé une seule seconde.
On revient donc aux histoires de couple ! On pourrait aussi imaginer que Vali représente pour Pătrașcu la peur d’être remplacé dans sa propre famille. Il y a une tension entre vos deux acteurs qui joue aussi autour de leur complicité.
Oui, d’une certaine manière… De toute façon, c’est un film qui dit qu’il ne faut pas prendre la supposée moralité de chacun pour argent comptant. Alors peut-être qu’inconsciemment, je reparle du couple… Je dois dire que je suis très heureux de la «performance» des deux acteurs. Ils ont vraiment amené un niveau de lecture supplémentaire au film.
Ils permettent notamment une empathie encore plus forte du spectateur car chacun a ses raisons.
Oui, je voulais que le spectateur se mette à la place de Pătrașcu dans ses interrogations morales mais aussi quand il se rend compte qu’il a peut-être jugé trop vite Vali. Je voulais que le spectateur ressente les mêmes émotions.
Il y avait cette même construction narrative dans vos films précédents, au sens où la tension n’arrivait pas soudainement mais se manifestait progressivement.
Effectivement, je crois à la patience du spectateur s’il veut bien jouer au jeu que je lui propose. Mais je crois que s’il accepte mon film, il va en ressortir changé.
Cette patience dont vous parlez innerve également votre mise en scène composée de longs plans-séquences.
Je tends à m’effacer, à disparaître dans ma mise en scène. Je ne veux pas me retrouver au milieu du spectateur et des personnages. Ces longs plans-séquences me permettent cela (au-delà d’avoir une approche particulière avec les acteurs) et permettent aussi au spectateur de se mettre à la place des personnages. Cela ne m’empêche pas de maîtriser ma mise en scène mais je ne veux pas qu’elle soit ostentatoire.
Avec quel film pensez-vous que L’Étage du dessous entretient un dialogue ?
Je pense tout de suite à La Femme sans tête de Lucrecia Martel, qui serait comme le versant féminin de L’Étage du dessous. Les deux films évoquent la même problématique avec un rapport similaire au cinéma.