En rentrant d’une promenade au parc avec son chien, Sandu Pătrașcu entend dans la cage d’escalier de son immeuble sa voisine se disputer avec un homme qui sort sur le palier. Le lendemain, elle est retrouvée morte, le crâne fracassé. Pătrașcu ne raconte à personne ce qu’il a vu. Il ne dit ni à sa femme, ni à la police venue l’interroger, qu’il a croisé quelques heures avant le drame l’amant jaloux dans les parties communes de l’immeuble. « Que sait-on de ses voisins ? » se demande L’Étage du dessous, qui fait de la femme assassinée une coquille vide, pour mieux la remplir de façon désordonnée et contradictoire des allégations des uns, des preuves de l’enquête de police, et des posts sur le compte Facebook de la défunte inconnue. Si la mort se produit hors champ, pour laisser fantasmer ce personnage-fantôme dont on n’entend que la voix, c’est aussi pour laisser au spectateur la part d’infime incertitude qui est peut-être la clé du comportement de Pătrașcu. Les indices concordent pour accuser le jeune homme croisé ce soir là, Vali, qui vit avec sa femme à un étage inférieur sans suffire à établir la certitude de la culpabilité.
Sur cette inconnue repose toute l’ambiguïté du comportement de Pătrașcu, petit entrepreneur qui continue d’accomplir pour ses clients, avec la même application qu’auparavant, les formalités administratives d’immatriculation de véhicules particulièrement complexes qui semblent héritées d’un bureaucratisme de la Roumanie communiste. Pas de psychologie des affres de la culpabilité, comme l’on peut tout d’abord s’y attendre. Pas de procès non plus de l’indifférence et de la lâcheté, comme pouvait le faire Lucas Belvaux à l’encontre de ses 38 témoins. Après le drame, Pătrașcu mène la même vie qu’auparavant. Il continue de parcourir la ville pour remplir des formulaires, faire contrôler des véhicules, répondre au téléphone. C’est plutôt sa conscience qui est affectée, comme un château assiégé, en proie aux doutes : il s’agit moins de s’intéresser à la culpabilité du présumé tueur que de faire surgir la voix intérieure du « complice » involontaire. Voix donc, mais Radu Muntean excelle aussi à décrire, par l’attention porté au langage du corps de son interprête, ce bouleversement qui touche physiquement Pătrașcu au quodien (nous renvoyons à notre entretien avec le cinéaste roumain). Le film est à l’image de ce travail répétitif et méticuleux : il colle aux gestes et aux déplacements du témoin malgré lui avec un système formel tout aussi rigoureux. Dans une économie de moyens formels comme financiers (le film a été tourné en vingt-cinq jours), le film fait de Pătrașcu, qui est de tous les plans, une figure nette et stoïque qui se détache sur un décor gagné par le flou.
Combat de rue
Même lorsque Vali commence à s’insinuer dans son quotidien, lui demandant de mettre à jour son dossier d’immatriculation ou s’invitant à installer le WiFi chez lui, Pătrașcu laisse faire. Comme une mauvaise conscience ou un double maléfique, celui qui n’était qu’une silhouette croisée dans l’escalier s’invite à sa table et copine avec sa famille. Il revient sur les lieux comme Raskolnikov après son crime. Mais son châtiment n’est ici que périphérique, puisque c’est la culpabilité du témoin qui est scrutée. Pourquoi Pătrașcu ne dénonce-t-il pas ? Cette question, le film l’esquive tout du long, jusqu’à ce que ce soit Vali qui la pose frontalement. La confrontation des deux hommes fait exploser dans une des dernières scènes d’une grande maîtrise, la violence maintenue jusque là dans le hors-champ. Cette violence qui avait métaphoriquement envahi l’espace familial de Pătrașcu lorsque ce dernier trouve en rentrant chez lui, son voisin dans son salon en train de jouer à Street Fighter avec son fils, comme pour annoncer que c’est avec les poings qu’il devrait affronter ses problèmes de culpabilité. Car L’Étage du dessous négocie particulièrement brillamment son virage hors de son réalisme d’apparat, pour atteindre un fantastique larvé, où les enfants deviennent aussi des somnambules à la conscience altérée, criant la nuit pour exorciser leur corps possédé.