« Pas de boogie-woogie avant les prières du soir » prêchait l’ami Eddy auprès de ses ouailles (in)fidèles. Chez Radu Muntean, l’unique chanson de Boogie préconise plutôt l’inverse : nuits blanches et cocufiage. Si la trentaine atteinte, mariage et paternité vous changent un homme, le naturel peut vite revenir au galop, surtout lorsque le passé vient réveiller l’ado beau gosse et puéril qui sommeille en vous. Resserré sur le temps d’un week-end de 1er mai dans une station balnéaire défraichie bordant la mer Noire, Boogie décrypte avec brio la complexité des rapports humains. Caustique et épuré, aussi drôle et dérangeant que… le faux cri du paon de feu Ceauşescu.
Loin de démarrer sur les chapeaux de roues, Boogie s’ouvre sur un long plan séquence quasiment fixe, avec l’océan et le bleu du ciel pour horizon. Là au centre, à quelques pas du bord de mer, Adi, petit bonhomme de quatre ans , s’amuse à des jeux de plage avec son jeune papa, Bogdan (Dragos Bucur). Du père au fils, un cerf-volant passe de mains en mains et l’heure est à la transmission. Propriétaire d’une fabrique de meubles en pleine expansion (en passe un jour d’«écraser Ikea »?), Bogdan supervise la construction du château de sable de son fils avec l’œil du spécialiste. Et de donner des conseils bien sentis (« Il faut faire un plan »), avant de perdre patience. « Joue tout seul », lâche-t-il, comme un gamin, avant de rejoindre sa femme Smarandra (Anamaria Marinca), enceinte de quelques mois. Un peu renfrognée, la jeune femme devient cinglante lorsque Bogdan décide tout à coup de se payer une petite baignade de 1er mai pour épater la plage pourtant clairsemée. C’est vrai qu’interdire à son fils de s’approcher de l’eau cinq minutes avant de faire 2 – 3 brasses sous ses yeux, c’est limite, question crédibilité parentale. Ça fait marrer, mais le ton est donné : il y a de la tension dans l’air. Et la rencontre inopinée avec deux vieux potes de lycée de Bogdan, Penescu et Iordache, – célibataires « ratés », aux dire de Smarandra –, ne va arranger les choses…
Il parait qu’en français « boogie » est l’appellation donnée à des rassemblements de parachutistes fanas de sauts-de-groupe. C’est à n’en pas douter une image assez savoureuse pour visualiser ce à quoi vont s’adonner Bogdan – pardon… « Boogie » – et ses deux acolytes. Soit, une sorte de saut à pieds-joints dans le passé, une quête arrosée du bon vieux temps traversée par des souvenirs tantôt poilants, tantôt foireux. Écumer les bars et les boîtes (à putes) du coin en est bien sûr un passage obligé. Et mises à part plusieurs bouteilles de blanc partagées et une fille de passage payée 700 lei, leur virée nostalgique à trois n’est pas si loin du saut dans le vide. L’esthétique assez dépouillée développée par Radu Muntean et Tudor Lucaciu, son directeur de la photographie (plans-séquences tournés caméra à l’épaule, ambiance sonore minimale, arrière-plans souvent désertés), vient d’ailleurs renforcer ce sentiment. Inattendues, ces retrouvailles ont finalement l’effet d’un pétard mouillé. Au sortir de cette nuit qui empeste le kebab dégueu, la clope, la sueur, les vapeurs d’alcool et le sexe, ils auront finalement peu de choses à se dire et encore moins à se promettre. Triste constat d’échec venant mettre sans doute un point final à cette vieille amitié délitée. Le ton général du film n’est cependant pas à la morosité ; la truculence et la vivacité des dialogues étant assez proches de la verve scénaristique d’un Corneliu Porumboiu.
Si, à l’image de bien d’autres cinéastes roumains, Radu Muntean égratigne à plusieurs reprises son pays d’un humour noir bien corsé (Iordache, immigré en Suède, n’y survit que grâce à quelques heures de plonge et à la bienveillance d’Inga, une femme visiblement plus… âgée), il a tenu ici à resserrer son scénario sur l’échelle de l’intime. Le bonheur parfait n’existant pas, Muntean a qui plus est l’art de mettre le doigt là où ça fait mal. Malgré tous les serments, ne se marie-t-on pour le meilleur (l’amour, la tendresse, les enfants) et pour le pire (les belles mères, les mensonges, les insultes vachardes)? Chaque séquence réunissant Bogdan et Smarandra fonctionne de ce fait comme autant de grains de sable venant enrayer la mélodie du bonheur qui semble pourtant flotter au-dessus d’eux. Comme si ces deux-là s’étaient déjà engouffrés à leur insu sur la mauvaise pente de la vie à deux : lorsque les visages, fâchés, se crispent au moindre désaccord, à la moindre contrariété, et qu’il s’agit de défendre bec et ongle son bout de gras pour avoir raison. Parfois jusqu’à l’absurde. Poursuivre sa conjointe jusqu’aux toilettes pour avoir le dernier mot (!) nous a semblé être une technique d’intimidation particulièrement vicieuse.
Lucide, Radu Muntean nous rappelle que le désir de faire un (le ciment du couple amoureux) se double d’une menace de désubjectivation. Visiblement mère au foyer, Smarandra paraît terrifiée à l’idée de se voir réduite au rang d’«épouse aigrie ». Optant pour la régression le temps d’une nuit, Bogdan/Boogie se pose lui aussi des questions d’image et d’accomplissement . Magistral moment de mise en scène, la dispute centrale du film laisse éclater cette fragilité identitaire tapie à l’intérieur de chacun. Le lendemain matin, chacun ravale sa fierté sans vraiment pardonner à l’autre. Le bonheur en famille peut néanmoins renaître. Après tout, se faire de scènes et se porter des coups bas n’est peut être qu’une règle nécessaire au jeu amoureux, « l’exercice d’un droit, la pratique d’un langage [commun]; qui veut dire : jamais toi sans moi ».