Pour son premier long-métrage, Raphaël Neal n’a pas choisi la voie de la facilité : adapter un roman de Leslie Kaplan et produire en marge des habituels systèmes de financements. Nous avons rencontré le réalisateur pour qu’il nous parle de la genèse de son projet et des moyens qu’il a mis en œuvre pour pouvoir terminer son film.
Fever est la libre adaptation du roman éponyme de Leslie Kaplan. Vous qui venez de la photo, pourquoi avoir choisi un matériau littéraire pour votre premier long-métrage ?
Parce que c’était excitant de relever ce défi de s’éloigner autant de la photo, de faire quelque chose de différent. En photo, comme j’ai souvent travaillé ce qui n’était pas photogénique et que je n’ai jamais été très à l’aise avec les photos-reportages, il m’a semblé qu’adapter un livre dans lequel les mots et la pensée sont tellement présents s’inscrirait dans cette démarche de m’attaquer à quelque chose qui n’était pas cinégénique. Mais je me rends compte aujourd’hui que le processus a été vraiment difficile, mais que j’ai cherché cette difficulté car je la trouvais vraiment excitante.
Pour l’écriture du scénario, vous vous êtes adjoint les services d’un autre romancière, Alice Zeniter, et vous êtes fait conseiller par la psychanalyste Caroline Eliacheff : comment vous êtes-vous progressivement libéré des mots pour aller vers l’image ?
Cela a pris beaucoup de temps et nous y sommes parvenus parce que nous avons travaillé à plusieurs. Tout d’abord, j’avais envoyé le roman de Leslie Kaplan à Caroline Eliacheff parce que j’aimais beaucoup ses livres sur la psychanalyse et son travail avec Claude Chabrol, notamment sur La Cérémonie qui reste pour moi un film très important. Je lui ai donc proposé au culot de travailler avec moi sur le scénario. Mais comme elle n’avait pas suffisamment de temps, elle m’a proposé d’être conseillère et m’a encouragé à me mettre en contact avec Alice Zeniter, une jeune auteure dont elle venait de lire Jusque dans nos bras. Et il est vrai que l’impertinence et l’audace d’Alice nous ont permis de prendre beaucoup de distance avec le roman de Leslie Kaplan. Et pour moi qui avait une grande admiration pour le roman initial, c’était un gros challenge. J’étais évidemment très attiré par l’idée de filmer des gens qui parlent et qui pensent mais il fallait bien un peu d’action si je ne voulais pas faire un film strictement intellectuel. Et Alice m’a aidé à trouver des réponses parfois très simples à des questions qui, pour moi, me semblaient terriblement complexes.
On sent justement dans le film un tiraillement entre l’exposé théorique et l’expérimentation visuelle : comment vous êtes-vous positionnés en tant que réalisateur pour vous affranchir du matériau littéraire et aller vers l’image ?
Je suis content qu’on ressente ce tiraillement car il est là. D’une certaine manière, j’avais envie de faire un film conceptuel, comme quand je fais de la photo et qu’il y a un concept qui prédomine. Et en même temps, j’avais envie de faire du cinéma nourri d’action. Au fur et à mesure de la réécriture des scènes, Alice et moi-même nous sommes vraiment approprié l’histoire de nos deux personnages principaux, Damien et Pierre, en y injectant beaucoup d’éléments très personnels (la scène où ils se prennent en photo, le rapport à la nourriture, etc.). Ensuite, nous avons vraiment développé le personnage de Zoé qui était quasi inexistant dans le roman de Leslie Kaplan et qui n’avait pas de lien avec le crime au centre de Fever. Ce qui m’intéressait avec Zoé, c’est qu’elle pouvait apporter un dynamisme, une certaine sensualité à l’histoire, en menant une enquête qui rapprochait davantage le film du genre policier. Elle a un petit côté Angela Lansbury dans Arabesque : une femme qui s’ennuie un peu et se prend de passion pour les faits divers. En quelque sorte, ces deux jeunes criminels la réveillent de sa retraite précoce.
C’est par le biais de ce personnage qu’on voit les références cinématographiques que vous convoquez (Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock, Vivement dimanche de François Truffaut) : est-ce que ces références – peut-être inconscientes – étaient indispensables pour que vous envisagiez plus concrètement votre travail de mise en scène ?
Ces références étaient inconscientes même si j’aime beaucoup Hitchcock, et plus particulièrement Marnie duquel j’ai repris deux-trois phrases. Mais je savais que pour mon premier film, mon travail se nourrirait de toutes ces références, de Hitchcock à Chabrol en passant par Louis Malle. Après, il est certain que Fenêtre sur cour – qui est une telle déclaration d’amour à l’image – a un rapport avec le voyeurisme de Zoé qui incarne la position du spectateur voyeur. Tout ce passé cinématographique m’a beaucoup nourri même si je suis plus un cinévore qu’un cinéphile. C’est Paul Vecchiali qui m’a amené à faire cette distinction quand je lui ai raconté ma manière de voir les films : je ne sais pas réfléchir en termes de plans, je ne sais pas analyser un film. Mon rapport au cinéma relève de l’affectif avant tout.
Pourtant, tout ce qui tourne autour du personnage de Zoé semble très pensé et très construit. Face aux deux lycéens qui charrient avec eux une matière davantage littéraire, plus théorique, la jeune femme nous emmène vers quelque chose de plus immatériel qui relève du fantasme. Cela ne peut pas se faire sans penser la mise en scène…
Tout avait été pensé et écrit, sauf peut-être le découpage que j’ai trouvé assez tardivement. Et si ça marche, tant mieux car c’est par là que je voulais aller. L’un des challenges du film était justement d’opposer la gravité des concepts philosophiques à quelque chose de vivant en créant une sorte de fracas. Malgré l’acte commis par Damien et Pierre, ils ont toujours un instinct de vie qui est plus fort. Face à eux, il était important que Zoé soit également tirée d’une vie raisonnable par ce même instinct qui allait mettre à mal tous ces concepts et casser leur dimension rhétorique.
La question de l’héritage semble traverser l’ensemble du film, qu’il soit social (le milieu dans lequel évoluent les deux lycéens n’est pas neutre) ou historique (le poids de la Shoah dans l’inconscient collectif, le mari de Zoé qui est professeur d’histoire): en quoi la question de la transmission vous a-t-elle intéressé ?
Sans doute parce que c’est quelque chose de très français et de très européen. Aux États-Unis, le fait que l’histoire ait commencé si récemment crée une sorte de légèreté chez les gens. En France et en Europe, nous avons un passé à la fois très violent et très proche. Au moment même où je te parle, nous sommes dans le centre historique de Paris et on ressent malgré tout quelque chose de très lourd qui nous empêche d’être spontanés. D’une certaine manière, les personnages de Damien et Pierre ont commis un acte de terrorisme pour faire exploser ce contexte social très lourd. Ils vivent tous les deux dans un environnement où on leur a transmis des secrets et des tabous (la mère de Damien a une liaison, son grand-père pourrait avoir collaboré sous l’Occupation, etc.), ce qui les pousse peut-être à commettre un acte extrême pour ébranler leur entourage.
Selon vous, la conclusion, jugée par certains comme immorale, a pu expliquer l’absence de soutiens financiers sur ce projet ?
On m’a effectivement dit lors de commissions de lecture que la fin posait problème. Après, un scénario bien ficelé où tout semble résolu me donne une satisfaction sur le moment que je ne trouve finalement pas très intéressante. Je préfère les fins ouvertes, celles qui font qu’on emmène le film avec nous et qu’il continue de nous travailler. Après, pour expliquer aussi l’absence de soutiens financiers, il y a aussi le fait que je n’avais jamais fait de court-métrage, d’école de cinéma et que je suis inconnu. Par-dessus tout cela, le livre que j’ai choisi d’adapter fait aussi débat.
De l’expérience dans le cinéma, vous en avez acquise en jouant dans certains films. Est-ce que de participer aux tournages vous a permis de réfléchir à quelle serait un jour votre place en tant que réalisateur ?
J’ai toujours eu des petits rôles, voire des apparitions mais je préfère tout autant avoir un petit rôle dans un grand film que le contraire. Le premier film que j’ai fait était Trouble Every Day de Claire Denis et je pense que je suis allé à mauvaise école dès le départ. Je me souviens que chaque jour de tournage, la réalisatrice arrivait avec de nouvelles scènes à jouer. On était dans cette maison de banlieue à jeter du sang sur les murs, c’était complètement improbable. Et puis ensuite j’ai rencontré Claude Chabrol, avec qui j’ai tourné sur L’Ivresse du pouvoir et La Fille coupée en deux, ce qui m’a permis de démystifier le moment du tournage. Mais à chaque fois, il s’agissait de films bien produits avec de l’argent comme par exemple Marie-Antoinette de Sofia Coppola alors que sur Fever, j’étais beaucoup plus pragmatique, à me demander par exemple si on avait assez d’argent pour manger.
Du coup, comment avez-vous envisagé le financement et le mode de production ?
J’ai d’abord cherché un producteur que je n’ai jamais trouvé. Puis le scénario de Fever m’a semblé plus simple à produire. J’ai lancé une collecte de fonds et j’ai récolté une somme d’argent supérieure à ce que j’espérais. J’ai pu ainsi monter ma maison de production et j’ai préparé pendant un an le tournage. J’avais le soutien du distributeur Jour2fête qui est finalement entré en coproduction en apportant une somme supplémentaire. On a donc pu tourner et j’ai ensuite espéré que le film tourné nous permettrait d’obtenir de nouvelles aides, en vain. Je me suis senti découragé plus d’une fois mais en même temps, je me sentais redevable envers tous ceux qui s’étaient investis sur le projet. Et puis je n’avais pas envie que le système classique de financement gagne donc je me suis accroché pour terminer le film. J’ai eu la chance de pouvoir compter sur des techniciens et des comédiens qui se sont mis en participation. Pour beaucoup, c’était d’ailleurs leur premier film.
Au casting, on trouve de beaux noms : Julie-Marie Parmentier, trop peu employée au cinéma, Marie Bunel, Françoise Lebrun, Judith Henry, etc. Comment avez-vous réussi à les intégrer au projet sans être mesure de pouvoir leur garantir un cachet ?
Jusqu’au tournage, on croyait qu’une aide allait tomber mais je n’ai rien promis à personne. J’ai contacté les comédiens via Facebook, via leurs agents, en leur écrivant à chaque fois des lettres. C’est par exemple ce que j’ai fait avec Julie-Marie dès 2005, après l’avoir découvert quelques années plus tôt dans Petites de Noémie Lvovsky. On s’est ensuite fréquentés pendant 10 ans, je la prenais en photo. Il est évident que j’ai écrit le rôle pour elle. Pour les techniciens que je mets au même niveau, ce fut la même chose. À chaque fois que j’ai écrit, j’ai obtenu une réponse. Pour beaucoup, je crois qu’ils ont été attirés par mon vrai désir de faire un film. Cela m’a beaucoup aidé de me sentir porté par tous ces gens-là, comme par exemple la chanteuse Camille à qui j’ai confié la composition de la bande originale.
Camille a composé des morceaux très organiques qu’elle interprète elle-même au cours de quelques scènes : comment s’est passée votre rencontre et quelles sont les directions que vous lui avez données ?
En 2008, j’ai rencontré l’un de ses plus fidèles collaborateurs qui est ensuite devenu l’un de mes plus proches amis. Grâce à lui, j’ai pu suivre Camille sur une dizaine de dates de sa tournée « Music Hole ». J’étais en coulisses, je la voyais de dos et, pour moi qui ne connaissais pas Camille au moment où elle a explosé avec Le Fil, j’ai découvert une artiste virtuose, très ouverte sur le monde extérieur. Sa présence sur scène était très frappante, il s’en dégageait quelque chose de très sensuel. C’est là que j’ai eu l’idée de lui parler de Fever car j’étais en train de débuter l’écriture du scénario. Je lui ai lors demandé si elle pouvait en composer la bande originale en reprenant notamment des chansons de Peggy Lee. Elle m’a répondu oui, nous avons tourné ensemble. Mais comme je n’ai pas eu de financement, je lui ai annoncé que je ne serais pas en mesure de la payer et que je comprendrais qu’elle se désengage du projet. Elle a alors loué un studio elle-même pendant deux jours pour enregistrer plusieurs variations à partir du morceau Fever. Elle a parfois gardé un mot ou ligne de basse pour en faire soit un morceau rock, soit une ballade, soit un son. Elle n’a utilisé que sa voix et des percussions car je voulais justement quelque chose d’organique afin que cela fasse un contrepoint avec l’image. Je voulais que la musique vienne raconter quelque chose de plus enfoui, de moins propre.
Quel a été le parcours de Fever jusqu’à sa sortie salles le 7 octobre 2015 ?
Le film connaît un destin assez inattendu. C’est assez enthousiasmant même si à mon échelle, cela reste modeste. Il y a un an et demi, je ne savais même pas ce qu’était un festival de cinéma. Et puis le film s’est retrouvé sélectionné à plusieurs reprises et j’ai voyagé en Inde, à Hong Kong ou encore en Roumanie. Pour moi qui ne voyage pas beaucoup, j’ai pris cela comme un cadeau, une forme de reconnaissance. J’ai pu présenter mon film à des publics qui n’ont a priori rien à voir avec ce monde très parisien que je dépeins dans Fever. Le film a remporté deux prix dont une mention spéciale du jury au festival d’Oldenburg en Allemagne où j’étais vraiment curieux de voir le ressenti du public compte tenu du sujet. Par ailleurs, un distributeur de Montréal a eu un coup de cœur pour le film et lui a permis de sortir aux États-Unis en juillet dernier. Comme nous avons été privés de l’agrément de production de la part du CNC – cette aide à la distribution ne s’obtient que si on est en mesure de prouver qu’on a rémunéré ceux qui ont participé au film –, Jour2Fête estimait qu’il fallait encore attendre un peu avant de le sortir en France. Mais je ne voulais plus attendre donc j’ai décidé de le sortir avec ma propre société, ce qui signifie que nous avons fait les affiches nous-mêmes et que nous démarchons les salles pour qu’elles programment le film. J’ai le sentiment que Fever va vivre un peu dans la durée, qu’il bénéficiera d’un bouche-à-oreille ou encore qu’il connaîtra une seconde vie sur Internet.